Des économistes de plus en plus nombreux démontrent, jour après jour, l’inanité d’une politique exclusivement fondée sur l’austérité. Pourtant, sauf deux trublions, la Grande Bretagne et la République tchèque, les dirigeants des « 27 » viennent d’adopter un Traité impliquant, comme disposition essentielle, une « règle d’or » contraignant tous les pays-membres à inscrire dans leur constitution l’obligation de revenir à l’équilibre budgétaire. Tel est, en effet, le principal élément de cet accord, celui que l’on retient.
Ce n’est pas le principe de la recherche de l’équilibre budgétaire qui est ici en question, mais la manière dont il est formulé. Car, en effet, l’économie ne fonctionne pas comme l’entendent les concepteurs de la règle d’or, surtout dans un cadre pluriel. Comme le rappellent, là encore, plusieurs économistes, le bon équilibre peut exiger de certains pays, à certaines époques, que leurs budgets soient déficitaires en fonction de leur situation économique. Formuler ceci n’est pas faire preuve de keynésianisme sommaire. Peut-on concevoir une union de 27 pays dont tous les budgets seraient en équilibre en même temps ? De même, peut-on imaginer que toutes les entreprises d’un pays puissent présenter à un même moment des situations d’endettement nul ? Certaines d’entre elles sont endettées en vue de financer les investissements nécessaires à leur progression future, quand d’autres sont excédentaires en raison de résultats exceptionnels du passé. En outre, faut-il rappeler que, dans le « Flash Economie » publié par Natixis le 6 janvier 2012, Patrick Artus démontre que, au delà d’un certain stade, des politiques budgétaires trop restrictives, en raison de la réaction des économies considérées à ces politiques, déclenchent un processus pervers selon lequel l’activité économique s’affaiblit dangereusement et le résultat recherché n’est plus obtenu, les politiques budgétaires ne réduisant plus les déficits publics. Ceci est manifeste dans le cas de la Grèce, mais la même évolution se dessine en Espagne et pourrait survenir plus tard dans d’autres pays (Portugal, par exemple).
Ce que l’on est obligé de fustiger dans la conception qui a inspiré l’accord du Sommet du 30 janvier 2012, c’est, donc, en premier lieu, l’idée d’un équilibre statique rigide des comptes des pays-membres de l’UE avec le système « disciplinaire » de sanctions qui lui est associé et, en second lieu, l’absence d’un volet pour soutenir l’activité économique. Ce faisant, nos dirigeants sont en train de répéter l’erreur commise au cours des années 30 par leurs homologues quand ceux-ci ont cherché à rééquilibrer les finances de leurs pays, ébranlées (déjà!) par l’énormité des dettes contractées lors de la première guerre mondiale, au moyen de politiques déflationnistes qui ont mené, notamment en Allemagne, aux événements que l’on sait. Il est à craindre que le renouvellement de pareille erreur ne conduise, s’il est poussé trop loin, à un rejet de l’Union européenne et à la montée de légitimes révoltes populaires. Déjà, au-delà de sa spécificité, ce qui se passe en Hongrie est exemplaire de ce qui pourrait se produire dans d’autres pays et, potentiellement, avant coureur de mouvements plus étendus.
En fait, tout repose – et c’est ce qu’il faut incriminer en la matière – sur le principe, ancré profondément dans les croyances de nos dirigeants, selon lequel il suffirait de faire preuve d’une conduite et d’une discipline exemplaires en matière de finances publiques pour ramener la « confiance », érigée au statut de mythe fondateur, et, avec elle, les capitaux des investisseurs du marché, avec l’illusion que, dans des économies assainies par la cure d’amaigrissement, pour ne pas dire la « saignée » opérée, ceci permettrait de les faire repartir sur des bases solides. Tel semble être le schéma directeur de la pensée d’une bonne partie de nos dirigeants, et, en premier lieu, de Angela Merkel. Pourtant, il n’en est pas ainsi. Le schéma idyllique, décrit à satiété par les chantres du libéralisme, selon lequel la « richesse des nations » viendrait de leur aptitude à attirer sur leurs territoires les capitaux extérieurs grâce à la souplesse du marché du travail et une fiscalité « accommodante » n’est qu’une fiction. Celle-ci ne tient pas compte des féroces combats de la réalité économique et des distorsions auxquels ils donnent lieu. Et le discours selon lequel la vraie cause de nos malheurs n’est pas la « finance », mais l’ampleur d’une dépense publique gonflée par le financement par l’épargne extérieure de notre modèle social, ne résiste pas à la prise en compte de la genèse de la crise.
La construction européenne demeure inachevée. Elle a été bâtie sur le principe libéral de la concurrence, sans les maillons nécessaires pour permettre aux économies de s’articuler et tenir ensemble. Il n’est donc pas étonnant que, face à un choc majeur comme celui que nous connaissons, leurs chemins divergent et les mènent à la confrontation. Le maillon manquant essentiel est une vraie politique budgétaire commune qui ne se borne pas à instaurer la discipline en la matière, mais assure l’exercice de l’indispensable solidarité entre les membres de l’Union et donne à celle-ci les moyens de son développement. Force est de devoir reconnaître qu’une forme de fédéralisme budgétaire, quelles que soient les réticences que cette notion suscite, apparaît donc aujourd’hui comme la seule issue pour le maintien de l’ambition européenne et des bienfaits de l’échange intra-européen.
En effet, ce qui tient lieu de politique budgétaire de l’Union actuellement se ramène seulement à deux volets :
° un système de normes assorties de sanctions concernant les finances publiques des pays-membres : pacte de stabilité renforcé aujourd’hui par l’instauration de la « règle d’or » ;
° un budget d’appoint que l’on peut qualifier de fédéral, mais qui est minuscule (de l’ordre de 1% du PIB européen). Il permet seulement d’orienter et financer certaines politiques (la principale étant la Politique Agricole Commune) et de contribuer au développement de certains pays et certaines régions de l’Europe grâce à la distribution de « fonds structurels ». Il n’agit donc qu’à la marge et l’essentiel des politiques budgétaires, qui ne font même pas l’objet d’une coordination quant à leur contenu, demeure sous la responsabilité exclusive des pays-membres
Il faut avoir le courage d’admettre et de dire haut et fort que l’Union européenne a besoin aujourd’hui d’un budget fédéral doté de véritables moyens, comme aux Etats-Unis par exemple, lui permettant d’assurer deux fonctions principales :
orienter par une allocation de fonds, sur une beaucoup plus large échelle qu’aujourd’hui, des actions d’intérêt général pour la bonne santé et le développement de l’Europe : le développement d’infrastructures de transport qui débordent inévitablement le champ géographique des pays ; la restructuration des infrastructures concernant l’approvisionnement, la production et la distribution de l’énergie (dans le domaine du nucléaire, il est tout à fait aberrant que ceci soit laissé au seul choix des pays-membres et devrait être largement débattu dans le cadre du Parlement européen) ; la recherche dans le domaine médical et en vue du développement des activités d’avenir, pour ne citer que celles-ci. Ceci devrait, bien entendu, déboucher, dans les domaines considérés, sur la création d’entreprises européennes à l’image de EADS ;
organiser des transferts de fonds en fonction de leurs situations économiques (pas seulement évaluées par l’intermédiaire d’indicateurs d’équilibre budgétaire, mais aussi par le niveau de leurs ressources) entre les pays les plus riches et les plus pauvres (comme cela se fait dans les « unions » bien conçues, y compris en Allemagne au profit des « Länder »).
Ceci nécessitera, à terme, bien sûr, des transferts d’impôts du niveau national au niveau fédéral, mais le financement peut en être amorcé grâce à la levée de taxes de nature fédérale, comme la taxe carbone ou la taxe sur les opérations financières, par exemple. En ce qui concerne les travaux d’infrastructures, qui devraient être coordonnés, voire dirigés pour certains, au niveau de l’Union, ils pourraient être financés grâce à la levée de fonds, sous la forme d’eurobonds ciblés par projets (« prospect bonds »), par exemple, par la Banque Européenne d’Investissements (BEI) dont c’est la vocation.
Tout cela peut apparaître considérable et hors de portée. C’est pourtant absolument indispensable. L’Union Européenne en est arrivée à un moment de son existence où il lui faut passer à un autre niveau. C’est à une « refondation » qu’elle est appelée si elle veut survivre. Faute de quoi, force est de devoir constater et accepter le risque de son démantèlement avec toutes les conséquences catastrophiques que cela entraînerait. C’est, en quelque sorte, un effet positif de la crise que de la mettre en demeure en la matière. Il ne faut pas qu’elle se dérobe en faisant mine de se contenter de « mesurettes » de façade mal conçues qui ne permettent pas de traiter les problèmes posés au fond. Ceux qui croient encore à l’Europe sont donc en droit d’attendre de ceux qui la dirigent un sursaut conduisant à la refondation nécessaire de l’Union européenne que la gravité de la situation exige. Ne soyons pas trop pessimistes car, face aux difficultés, l’Union Européenne a montré que, souvent avec beaucoup de tâtonnements, elle était capable de trouver des solutions lui permettant de résoudre les crises qu’elle affrontait.
Jean-Pierre Pagé