La thèse développée par Immanuel Wallerstein sur l’évolution du capitalisme est intéressante et riche, très « braudélienne », car s’intéressant à la longue durée, mais nous sommes en désaccord avec lui sur de nombreux points.
– 1 – Il se trompe en annonçant le dépérissement structurel à moyen ou long terme du capitalisme. C’est ignorer sa force d’adaptation et de rebondissement face aux obstacles qu’il a rencontrés au cours de sa longue histoire. Si, comme le dit Immanuel Wallerstein, le capitalisme a si bien réussi c’est précisément parce qu’il a su réagir au mieux de ses intérêts (maximiser ses profits) lorsqu’il était confronté à des conflits sociaux, à des crises financières ou politiques ou à des guerres. Les discussions qui ont lieu présentement au Forum de Davos sont destinées, non pas à casser l’existant et à le remplacer par un autre système plus social, mais à définir les aménagements souples qui permettront de surmonter les obstacles actuels. On remplacera peut-être l’étiquette libéralisme ou ultralibéralisme par une autre, mais ce sera toujours le capitalisme.
– 2 – S’il est vrai que le coût du travail augmente et pèse davantage sur les charges des entreprises, celles-ci, en contrepartie, ont de moins en moins besoin de personnel du fait des innovations technologiques (informatisation, robotisation, moyens de communication) et des innovations managériales (production à flux tendu, flexibilité, externalisation, filiales étrangères avec optimisation de la fiscalité, etc…). Il faut pénétrer au coeur des multinationales pour prendre conscience de tout l’arsenal de mesures dont elles disposent pour générer du cash avec le minimum de personnel organique.
– 3 – Le processus de délocalisation des activités vers des régions à bas coût de main-d’oeuvre n’est pas près de se tarir car le “réservoir de délocalisations” est quasi infini : après le Maghreb et la Chine, puis l’Europe de l’Est, il peut encore faire florès en Asie du Sud-Est, en Amérique du sud et en Afrique. Et ce n’est pas parce que la population rurale va continuer de décroître fortement que ce courant s’arrêtera : les paysans chassés de leurs terres viennent s’entasser dans les bidonvilles des mégalopoles dans l’attente d’un hypothétique travail.
– 4 – La véritable menace qui pèse sur le capitalisme n’est pas à chercher du côté des salariés ou des Etats, mais du côté de la spéculation financière. Le capitalisme financier est en train d’assécher le capitalisme économique en demandant aux entreprises de générer toujours davantage de “valeur”, en ne recherchant que les rendements à court terme, en coupant les budgets d’investissement, en orientant quelquefois les entreprises dans des directions risquées contre leur nature, en pratiquant éventuellement des OPA hostiles, etc. Finalement il n’y a qu’une seule source de création de richesse matérielle : ce sont les entreprises. Tout le reste n’est que spéculation et richesse virtuelle. Actuellement sur la richesse totale générée dans le monde par les entreprises, les actionnaires en prélèvent les trois quarts, le restant allant aux salariés et aux investissements. Mais les responsables éclairés commencent à prendre conscience qu’il serait suicidaire pour le capitalisme de laisser les entreprises enrichir à ce rythme les actionnaires et les fonds de pension. Des régulations s’imposent pour éviter l’effondrement du système, qui passent par un retour en force du rôle des Etats, des mesures fiscales et une moindre prédation des actionnaires. Néanmoins nous ne doutons pas que là aussi le capitalisme saura faire face, même si c’est au prix d’un krach boursier ou du dollar.
– 5 – Les forces d’opposition au capitalisme sont, pour le moment, totalement désorganisées. Le mouvement de Porto Allegre est un mouvement de contestation non structuré, constitué de courants très hétéroclites. Dans sa forme actuelle, il est incapable de construire un véritable programme alternatif. Son mérite toutefois est d’amplifier la dénonciation des abus et inégalités du système actuel car il s’exprime au nom du Nord et du Sud.
– 6 – Nous ne pensons pas qu’à long terme les USA s’associent à la Chine. Cette dernière devrait à notre avis se rapprocher plutôt de la Russie (qui se rapprochera peut-être aussi de l’Europe) pour des raisons de complémentarité. La Chine réunifiée aura besoin d’espace et d’accéder aux ressources énergétiques et de matières premières de la Russie, et cette dernière aura besoin de la Chine du fait de sa démographie déclinante. Le destin des USA comprenant de plus en plus de latinos les destine plutôt à se fondre dans la grande Amérique. Mais, en cette matière les prévisions sont très hasardeuses.
René IFFLY, membre du Cercle
21 Mars 2006