Compte rendu de la séance du 31 mai 2006 *

31 Mai 2006

Point de situation
Cette contribution est une simple tentative de ma part pour ordonner les matériaux nombreux et divers, accumulés au fil de nos réunions tout au long de cette année, ainsi que les idées émises dans les textes produits par les membres du groupe. Mes objectifs ont été d’essayer d’en dégager une problématique sur laquelle nous aurons à nous prononcer lors de notre prochaine rencontre, de metre en évidence les convergences, de lister les interrogations que nous avons formulées.

Des préalables s’agissant des champs spatio-temporels :

La période historique que nous avons retenue pour notre réflexion est celle des cinquante dernières années (après guerre), jusqu’à nos jours.
Le territoire qui nous intéresse est prioritairement celui de la ville.

Sur les notions d’espace public et d’espace privé

Nous sommes parvenus à un point d’accord, semble-t-il, pour dire que ce sont deux sphères distinctes dont, toutefois, les contours sont flous et mouvants. C’est à l’intérieur de ces deux sphères que se déploie la vie de chacun en fonction des moments et des activités (R. Bistolfi.)
J.M. Belorgey nous a dit que le terme même “d’espace public” n’avait aucune existence juridique (on parle en droit de “domaine public”).
Qui plus est, la fluctuation des contours de ces deux sphères a été et est soumise au fil du temps à diverses évolutions : celle des mœurs, celle de la loi, celle de l’évolution technologique…
Un participant a utilisé la notion de “seuil” entre ces deux espaces, en considérant ce seuil (en particulier) comme un “espace sensible”.

L’espace public

Robert Bistolfi en a donné une définition que nous pouvons retenir ici :
“ l’espace public est un lieu physique, normalement sécurisé (voies de circulation, marchés, parcs…), dont l’accès est gratuit et où les citoyens peuvent avoir des activités de flâneries et d’échange (ce dernier pouvant être gratuit ou/et commercial) “.
Il poursuit en disant que c’est aussi le lieu des réjouissances communes, de la protestation, des manifestations culturelles, de l’expression des diverses appartenances ( notamment communautaires, politiques, religieuses).
François Barré le définit sous quatre aspects : l’espace de la ville, l’espace comme flux d’idées, l’espace d’internet et le champ d’une conscience collective.
L’espace physique de la ville est pour lui aussi constitué par les espaces publics traditionnels que sont les parcs, les mails, les galeries couvertes… et il souligne que toute une part de l’urbanité est liée à l’ordonnancement de ces espaces. Ils distingue ces espaces des grands espaces naturels : espace maritime, espace aérien, forêts, voies navigables…qui sont des biens publics mais qui ne fabriquent pas de sociabilité et ne sont pas constitués autour de l’échange et de la relation.
L’espace comme flux d’idées : la presse est un des vecteurs de cette circulation. Moyen d’information et d’expression pour les citoyens.
L’espace d’internet crée un nouvel espace public caractérisé par son espace-temps universel et synchrone. L’espace public n’est plus alors un lieu matérialisé, mais un réseau, un rhizome.
Le champ d’une conscience collective des modes de vie partagés et des rencontres calendaires ritualisant le vivre ensemble.
Je rajouterai sur ce point pour ma part que c’est là que se construit l’imaginaire et le symbolique communs.
Pour moi, le travail, et l’exercice de l’activité qui en résulte, se situe dans un “entre-deux” dont pourrait aussi faire partie la vie associative (cela se discute…)
Nous serons d’accord pour dire, je crois, que l’espace public est “un lieu en partage” (à tous et à personne), pour les citoyens d’une même communauté nationale.
L’espace public (sous sa forme matérielle et virtuelle) est aussi le lieu de la fabrication de l’opinion publique, le lieu de l’élaboration du symbolique qui unit les membres d’une communauté humaine.
J’introduis ici un extrait du texte de Robert : “L’espace public n’est pas un lieu neutre, un champ aseptisé, mais un terrain de confrontations et de concurrences souvent âpres où se façonnent de nouvelles aspirations collectives et se dessinent des évolutions sociétales qu’une avancée des mœurs pourra ensuite légitimer, et la législation, s’il y a lieu, formaliser.”

Marie-Claire Germanaud, pour sa part, définit la ville comme suit : “La ville est un espace ouvert à tous et régi par des règles communes. Ses aménagements s’adressent à tous, ils permettent de rencontrer le groupe, le “collectif”. La ville et ses aménagements sont censés faciliter la rencontre entre les citoyens. La puissance publique, élue par le suffrage universel, règne en maîtresse sur cet espace au nom des citoyens. C’est pourquoi on peut lier – comme le fait François Barré – la naissance du politique à la naissance de la ville. Ceci se traduit concrètement par la création d’aménagements et de lieux idoines : Mairie, administrations, lieux de culture et d’éducation (…) L’aménagement urbain gère aussi en partie l’insertion et la répartition des lieux d’habitation, des lieux d’habitation, des lieux de production…”

Sur ce point, nous aurons à nous poser la question de savoir s’il en est partout ainsi (cf : les banlieues, la périphérie des villes) et si, justement, les politiques d’urbanisme de ces dernières années ont poursuivi les mêmes buts ?
C’est la question du rôle structurant des politiques d’urbanisme sur la vie de la société.

L’espace privé

Il se définit plus aisément. Par opposition à ce qui est public et exposé au regard de tous, il est le lieu de “l’intime”, le lieu du partage avec quelques-uns. La cellule familiale, le cercle d’amis, l’individu … Comme le dit M.C. Germanaud, c’est un cadre délimité. C’est le lieu d’expression de la liberté individuelle.

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Les évolutions que nous avons pointées s’agissant du déplacement du curseur entre espace public et espace privé :

L’espace public tend à devenir de plus en plus un lieu immatériel, virtuel. Le progrès technique et ses diverses applications ont modifié les comportements et fait bouger le curseur entre sphère publique et sphère privée. La télévision, d’abord, puis l’Internet (depuis 10 ans), puis le téléphone portable… ont fait exploser les contours des deux sphères et brouillé les cartes en faisant pénétrer “l’extérieur” (le monde entier, la vie professionnelle…) à “l’intérieur” (la cellule familiale à son domicile et en donnant toutes latitudes pour exposer l’intime dans les lieux publics 1.
Sur cet aspect du caractère immatériel (et d’ubiquité) de l’espace public, François Barré fait référence à Habermas pour qui cet espace existe à chaque fois qu’un ensemble de personnes privées se rassemblent pour discuter de questions d’intérêt commun. En ce sens, cet espace public est une sorte de contrepoids démocratique à l’exercice de tout pouvoir institutionnel.

Le secteur marchand s’étend sans cesse. Marie-Claire signale : “ Dans l’espace physique de la ville, le centre commercial tient lieu d’Agora (…) dans l’ordre du symbolique pour les jeunes, ce sont les marques de vêtements qui tiennent lieu de lien sociétal .”

La notion même d’espace public se transforme. Le texte de Jean-Pierre indique : “Les lieux matérialisés : une place, une rue, un “paseo”, des équipements culturels… ont été supplantés par la télévision, l’Internet…. “ . Il est dorénavant possible de “s’alimenter” culturellement à domicile et de converser avec d’autres sur le Net.
Et plus loin dans le texte : “ Davantage que l’opposition entre espace public et espace privé, c’est la distinction entre espace public matériel et espace public immatériel qui fait sens. Entre ces deux espaces, il y a un vide, un espace public sans territorialité, sans frontières. Il y a modification des repères. On peut dire qu’il y a dé-spatialisation. Et cette dé-spatialisation s’apparente à une déconstruction qui désoriente et engendre une régression qui appelle une reconstruction de l’espace de référence.”

L’espace public matériel ne se réduit pas à l’espace urbain. “Il doit inclure l’espace rural (place du village, grande rue…) même si l’actualité conduit à centrer l’attention sur l’espace public urbain.”

Derrière l’espace public, il y a la démocratie. “La déconstruction/reconstruction de l’espace public met en jeu la démocratie et oblige à la re-considérer. L’espace public traditionnel, matériel – lieu de rencontre, lieu d’échange, forum… a joué un rôle essentiel dans la construction de la démocratie. On peut dire que l’épanouissement de l’espace public traditionnel, en tant que fabriquant du lien social, a été la démocratie. Aujourd’hui, la démocratie, avec l’espace public, est en crise.”

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Des interrogations, des affirmations, des points à creuser :

– Les nouveaux modes de communications virtuels contribuent-ils à tisser un lien social comparable à celui qui se constitue au travers des rencontres physiques ? Peut-on affirmer (comme le dit F. Barré) qu’échanger des idées sur une place publique et “chatter” sur Internet, c’est la même chose ?
Des avis contraires se sont manifestés pour dire qu’il se passait autre chose lors d’une communication “vivante” et que ce sont justement ces occasions de rencontres qui sont à repenser (avec les lieux propices à cet effet).
– Peut-on dire que la démocratie revisitée est l’opérateur appelé à faire le lien entre l’espace public matériel et l’espace public immatériel ?
– Il serait intéressant d’analyser les différentes strates de l’espace public pour tenter d’en dégager les éléments communs et en quoi ils définissent une sphère de valeurs et d’usage, distincte de la sphère privée (F. Barré).

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À la lumière de toutes ces réflexions, je me suis posé la question de savoir pourquoi nous (à Condorcet), avions-nous retenu ce thème de réflexion, pourquoi il nous avait “accrochés” et quelle était l’interrogation sous-jacente. Que cherchions-nous à approfondir ?

Je pense que derrière le couple “public”/”privé”, il y a le couple “collectif”/”individu” et que (l’histoire nous le montre), ces deux pôles sont en tension permanente. Le territoire de l’un ne se définissant que par rapport à l’autre, et parfois au détriment de l’autre.
Il y a là un paradoxe qui ne peut que nous “interpeller” à Condorcet, car l’avènement de l’individu s’origine au Siècle des Lumières. Cette lente conquête de l’autonomie, de l’esprit critique, de l’affirmation d’une pensée autonome, de la liberté individuelle est à juste titre considérée comme une avancée importante dans l’histoire des Hommes. Toutefois – et nous touchons-là à une des limites des idées des Lumières – si l’individu devient l’alpha et l’oméga, il n’est plus de vie sociale possible, ni de démocratie vivante. Or, à quoi assistons-nous – surtout depuis ces dernières décennies – sinon à une hypertrophie de l’individu conduisant au repli sur soi, au repli sur la sphère privée, : à l’individualisme. Cette évolution a été accompagnée et amplifiée par le système économique (le capitalisme triomphant), les avancées technologiques, les progrès de la médecine et l’évolution des mœurs qui en découle, l’urbanisme…
Dans ces conditions, la sphère publique, la vie en société et la vie politique ne peuvent qu’en avoir pâti. Or, ce que visaient les philosophes des Lumières3 en “améliorant”, en valorisant l’individu, c’était l’enrichissement et la revitalisation de la démocratie – là est le paradoxe.
Pour ma part, je formulerais donc les choses ainsi :

“En quoi les variations et les transformations constatées des deux espaces considérés : l’espace public et l’espace privé, ont-elles affecté le “vivre ensemble”, le lien social – d’une part – et – d’autre part – la nature et l’exercice de la vie démocratique dans notre pays ?”

Le texte de Robert a conforté ma position. Je le cite : ” Compte-tenu de la diversité des expressions et des comportements qu’accueille l’espace public, l’on perçoit bien que la délimitation entre les deux espaces public et privé – surtout la manière dont cette délimitation se construit ou évolue – va nous informer sur la nature et la force du lien sociétal. (…) Cette géométrie variable de l’espace public n’est pas sans incidences sur la dynamique interne, et donc sur la qualité du” vivre ensemble”.
Et plus loin : “L’espace public est ainsi devenu le lieu d’épanouissement par excellence de la “société civile”, celui où l’électeur (…) va pouvoir développer dans le cadre de “communautés d’élection” des préférences et des projets identitaires spécifiques.”

Pour Robert Bistolfi, la société est structurée en trois espaces : l’espace de la puissance publique, l’espace public et l’espace privé. Dans cette conception, l’espace public est un “entre-deux” . De ce fait, il est un espace incertain qui reçoit ses déterminations des deux pôles qui le bornent. Et dès lors, “s’interroger aujourd’hui sur l’avenir de l’espace public, c’est d’abord s’interroger sur les évolutions des deux sphères qui l’encadrent et le contraignent”. Toujours pour notre auteur : “la reconstruction du collectif passe par la critique du discours démocratique désincarné (…) qui occupe la place depuis une vingtaine d’années.”
Et plus loin : “ Pris en tenaille entre les deux sphères où se déploie une idéologie purement matérialiste, avec des valeurs privilégiant la réussite individuelle dans un monde concurrentiel, l’espace public peut-il être le lieu d’une créativité autonome, en opposition avec ces valeurs-là ? Les possibilités d’expression qu’il offre à la société civile lui permettront-elles de retisser du collectif et de l’échange gratuit ?”

Mais Jean-Pierre Pagé, dans son dernier texte, dit aussi : “ La montée foudroyante des inégalités détruit le lien social. Plus encore peut-être que cette montée foudroyante des inégalités, il faut redouter l’abandon, la solitude, la déréliction, les atteintes à la solidarité entre les êtres humains. Aujourd’hui, avec la montée de l’individualisme (…), les plus faibles, les plus marginaux sont abandonnés. D’où l’exclusion et le nombre croissant de SDF. La concurrence – critère de la réussite – favorise l’apologie du plus fort, de celui qui « gagne», (à la limite, parce qu’il est « prédestiné », selon certaines orientations religieuses) et laisse tomber le faible sur le bord de la route. Dans ces conditions, l’inégalité ne fait plus scandale ; elle est même considérée comme un constituant inévitable de la vie en société, voire comme une dynamique interne indispensable à son fonctionnement, quitte à demander aux institutions charitables d’en réparer les effets. Les grandes mobilisations humanitaires suscitées par les media à l’occasion de catastrophes (tsunamis, cyclones, etc…), sont aussi vite oubliées qu’apparues et à la solidarité se substituent l’aumône….ou les dons déduits des impôts…”

Françoise LE BERRE

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