Renouvelant l’expérience de Forges les Eaux en 2004, le Cercle Condorcet de Paris a organisé avec Convictions, et le concours de six autres clubs de réflexion , une « Université d’automne », les 4 et 5 novembre, à Paris.
Cette « Université » a tenu ses promesses. Elle a été brillamment introduite par Dominique Voynet qui a donné le « ton » en mettant l’accent sur quelques-uns des principaux problèmes de notre temps : les dérives du capitalisme dont la dominance n’est plus tempérée, encore moins autorégulée ; la perte de sens de l’Europe laissant libre cours au « chacun pour soi » des États ; l’auto-satisfaction d’un « système » qui apparaît comme un « poulet sans tête » et l’enlisement de toute négociation stratégique ; l’accentuation de la coupure entre ceux « d’en haut » qui commencent seulement à prendre conscience de la gravité de la situation et ceux « d’en bas » qui savent ce qu’ils ne veulent pas mais ne savent pas ce qu’ils veulent.
Stéphane Rozès a développé ses idées que les membres du Cercle connaissent bien pour l’avoir entendu le 11 octobre. On retiendra, notamment, que, selon son analyse, les difficultés de la société française aujourd’hui, qui ont conduit au NON au Référendum, proviennent de ce que les Français n’arrivent plus à lire les cohérences du monde tel qu’il évolue, ni à concevoir leur devenir social. Face au désarroi qui en résulte, nos gouvernants n’apportent pas de réponses et démissionnent devant l’ « extérieur » (cf : l’invocation à « Bruxelles » pour justifier toutes les décisions pénibles). À l’opposition « gauche-droite », s’est superposé le clivage « gouvernants-gouvernés ». Le « politique » s’est efforcé de dépolitiser le contrat social, le vidant de sa substance. L’individu en est réduit à chercher son salut dans les communautarismes et les intégrismes.
Un moment fort du débat a été consacré à l’« Europe sociale ». La discussion a été lancée à partir d’un document préparé en partie par la commission « Europe Sociale » du Cercle. Patrick Viveret, avec son sens visionnaire, faisant un parallèle avec les « années 30 », a souligné le caractère explosif du « composé » actuel de régression sociale et d’irresponsabilité majeure des classes possédantes et des dérives « populistes » qui pouvaient en résulter. Il a appelé à revisiter le « Welfare State » et remis en mémoire la phrase de Gandhi : « Il y a suffisamment de ressources pour nourrir la planète, mais il n’y en a pas assez pour satisfaire le désir de possession de chacun ».
L’ambassadeur de Suède a vanté le modèle de son pays qui est un compromis, faisant l’objet d’un consensus survivant à l’alternance politique, et se trouve fondé sur deux piliers :
– un État-Providence très développé (financé par un haut niveau d’impôt), assorti d’une politique de l’emploi très dynamique caractérisée notamment par un accompagnement très poussé des chômeurs (en particulier les jeunes) à la recherche d’un emploi et appuyé sur un taux de syndicalisation très élevé (85%) ;
– une « petite autonomie » ouverte sur le monde soumise au « vent glacial de la concurrence ». Le principe des délocalisations est accepté, mais un effort massif de recherche (3 à 4% du PIB dont 2% dans le secteur public) est réalisé pour maintenir la compétitivité du pays.
L’ambassadeur de Pologne, pour sa part, a mis l’accent sur l’insuffisance d’un modèle social dans son pays où la protection sociale a été la victime de 15 années de transition libérale. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la victoire aux récentes élections du parti « Droit et Justice », héritier de Solidarnosc première manière dont les membres ne demandaient pas le démantèlement de l’État-Providence, mais plus de justice et une meilleure répartition des richesses. Le vote qui a eu lieu peut donc être interprété comme le souhait de réaliser une synthèse « Justice-Démocratie-État-Providence ».
Au demeurant, l’auditoire a remarqué et chaleureusement salué les interventions des ambassadeurs des pays de l’Europe centrale (particulièrement celle de l’ambassadeur de Hongrie) qui nous ont redonné l’espérance en nous faisant comprendre que les aspirations du peuple français étaient largement partagées par les peuples de leurs pays et que le clivage entre « vieille Europe » et « nouvelle Europe », fabriqué pour les besoins de la cause, était totalement artificiel.
Ceci peut nous rendre raisonnablement optimistes sur l’évolution de la construction Européenne. Un large éventail de scénarios a été proposé à la réflexion : du délitement de l’Europe à la création d’une Assemblée Constituante en 2009. Deux d’entre eux font l’objet d’une réflexion plus poussée de l’Interclubs. Le premier vise à instaurer, en utilisant l’éthique de la discussion, un large débat dans toute l’Europe en vue de faire émerger une identité Européenne et reposer dans des termes renouvelés la question d’une constitution pour l’Union européenne. Le second se propose de trouver et promouvoir quelques projets possédant une forte symbolique.
La session consacrée au « capitalisme », dont le thème est de plus en plus à la mode, comme en témoigne la floraison des ouvrages sur le sujet, a été initiée par un document préparé par la commission « capitalisme » de l’Interclubs. Elle a montré le fossé qui subsistait entre ceux qui pensent que le capitalisme d’aujourd’hui perdurera encore longtemps et qu’il convient donc de s’y adapter et ceux qui, comme Jean-Luc Gréau (ovationné par la salle), sans pour autant le rejeter, pensent qu’il en est arrivé à un stade tel que, pour survivre, il devra faire l’objet de profondes modifications structurelles qu’il a proposées.
La quatrième session a été consacrée au thème : « quelle anthropologie pour un socialisme démocratique ? ». Le problème majeur consiste à retrouver des équilibres rompus par l’évolution du capitalisme et du libéralisme : obligation/liberté, intérêt/don, coopération-confiance/intérêt-concurrence, être/avoir. Peut-on se débarrasser de l’utilitarisme qui tente souvent la gauche française ? De ce fait, le socialisme Français est plus vulnérable que les socialismes Suédois ou Allemand qui ont une plus grande tradition collective. L’évolution de la société entraîne une crise du lien social qui doit être analysée en profondeur : y a-t-il simplement dépérissement du lien social ou bien y en a-t-il autant, sinon plus, mais de moins bonne qualité ? Comment créer plus de capital social ?
Quelques pistes ont été proposées : armer de l’intérieur les individus, ne pas sacrifier la reconnaissance à l’émancipation, ne pas dévaloriser les institutions, maintenir un sentiment de dette mutuelle, maintenir l’importance du travail en élargissant la notion d’utilité sociale, construire les politiques publiques en coopération avec ceux à qui elles s’adressent et tenir compte du temps nécessaire pour une prise de décision démocratique et pour créer un climat de confiance. Si l’on peut se féliciter de l’autonomie croissante des citoyens, il faut garder, voire recréer, un équilibre avec le collectif.
La participation du Cercle à cette « Université » a été significative tant sur le plan de l’élaboration des documents préparatoires que de la présence à ces deux journées qui ont été, de l’avis de tous, de très bonne qualité.