L’idée même de la nécessité ou de l’utilité de cette distinction est un signe clair de la façon dont nous nous représentons les échanges entre humains dans l’ordre de ce que nous appelons la société ou la tentative de construire une société. Prenons pour acquis que nous tenons les échanges, la confrontation, la rencontre prévue ou imprévue des individus et des groupements humains comme le socle de cette construction, avec les objectifs suivants : progresser dans leur connaissance d’eux m^mes et du monde, définir les règles qui fondent leur appartenance aux regroupements, de la cité à la nation. Les difficultés de construction de l’Union européenne tiennent sans doute pour partie à ce que l’ appartenance à cette nouvelle entité n’est pas encore intégré à l’imaginaire politique collectif. .
Privé/public : une distinction commode bien qu’approximative
L’espace privé, l’espace de l’individu et de ses proches
Schématiquement, l’espace privé a été longtemps celui de l’échange direct entre individus physiquement présents (étendu à la correspondance et à la conversation téléphonique). Ce sont les échanges familiaux, amoureux, sexuels, amicaux, privilégiant les rapports directs entre individus. L’espace privé est donc celui d’un espace, sinon « confiné », en tous cas délimité. A partir de la fin du XIXème siècle, la diffusion de l’idéal, sinon de la pratique démocratique a élargi dans une certaine mesure, la sphère du privé au monde associatif : entre membres d’une association, on exprime ses opinions et on en débat mais ces échanges ne sont pas encore accessibles à un large public.
Les espaces publics, les espaces du collectif
Deux sont considérés ici : l’espace matériel de la ville, l’espace immatériel crée par les lieux d’expression et de débat.
La ville, la matérialité de l’espace public
La ville est un espace théoriquement ouvert à tous, régi par des règles applicables à tous. Ses aménagements permettent de s’adresser à tous, ou tout au moins de rencontrer le groupe, le collectif. Non seulement la ville permet mais elle favorise, elle facilite cette rencontre entre citoyens. La puissance publique, élue par le suffrage universel, règne en maîtresse sur cet espace au nom des citoyens, peu importe qu’il s’agisse de l’Etat ou des collectivités territoriales. C’est pourquoi on peut lier comme le fait François Barré la naissance à la naissance du politique à la naissance de la ville, cette politique se concrétise par aménagements et des lieux « prévus pour » La puissance publique construit ou finance des bâtiments : sièges du pouvoir (mairies, hôtels de région et de département, administrations diverses), lieux de culture et d’éducation (thêatres, écoles, maisons du peuple, musées, bibliothèques). L’aménagement urbain décide de leur ordonnancement, des circulations qui les lient et des frontières qui les séparent. L’aménagement urbain gère aussi en partie l’insertion, la répartition des lieux d’habitation, des lieux marchands, des lieux de production, lieux privés, pourtant.
Si on en revient aux lieux bâtiments publics au sens strict du terme, leur conception rend (ou devrait rendre ) lisible leurs objectifs et les intentions du politique (au sens large du terme), les inscrit dans la durée (plus ou moins). Le politique, avec son bras armé, l’administration, décide aussi des règles qui régissent l’accès à ces lieux, les contraintes des individus dans l’espace publique (fêtes, manifestations, accès permis ou interdits).
On a déjà cité les banlieues comme la non ville, l’ordre matériel n’y obéit à aucune autre règle que celle de l’utilitarisme : loger le plus grand nombre de gens dans une espace donné, vendre le plus d’objets et de services dans un autre espace donné. Pas de souci esthétique, ni de préoccupations de rencontre. Dans des espaces invivables, élus, associations, et populations tentent tant bien que mal de s’approprier des lieux invivables. Ce qu’on a appelé pompeusement « politique de la ville « a souvent été la tentative dérisoire, vouée à l’échec dès le départ, de « corriger » la terrible carence de départ.
L’espace public immatériel : l’opinion publique, le débat démocratique
Les Lumières du XVIIIème siècle ont fait émerger l’individu, elles ont aussi jeté les bases de cet espace immatériel où se confrontent les idées, où s’élaborent les philosophies, où s’aiguise l’esprit critique, de ce creuset naîtra plus tard la démocratie après les luttes du XIXème siècle puis du XXème siècle. Cet espace passe d’abord par l’écrit : les ouvrages, les journaux, les pamphlets, puis viendront les réunions publiques, c’est un point où l’espace public de la ville (lieux physiques) rencontre l’espace public immatériel (les lois régissant les libertés d’associations et de réunions).
Au XXème siècle, les moyens de communication de masse (téléphone, cinéma, radio, télévision) ont élargi à l’infini l’espace public immatériel, sans d’ailleurs que la qualité du débat y ait gagné de façon évidente.
Cet espace public pouvait se confondre, au moins partiellement, jusqu’à ces dernières années avec la sphère du politique, les décisions du politique émanaient des rapports de force lisibles dans le débat public.
Enfin, ces dernières années, les NTIC ont bouleversé encore la donne (voir ci-dessous)
Une séparation fragile, une frontière perméable depuis toujours
Le chevauchement entre les deux mondes a toujours existé : l’urbanisme (cf supra) traite de l’insertion des habitations privées dans la ville. Après les foires et les marchés, qui ont favorisé les échanges et la circulation des idées pendant des siècles, certains lieux à vocation commerciale au sens juridique du terme, ont toujours eu une vocation publique, les cafés par exemple, lieu de diffusion des idées.
Dans un autre genre, les églises constituées ont fait passer les convictions religieuses de la sphère de l’intime à la proclamation de la foi, instituant une vision du monde, les églises se proclament les plus souvent universelles. Ces glissements, ces chevauchements sont des manifestations concrètes de la vitalité démocratique.
Vers un effacement de la distinction espace privé/espace public ?
Ces interpénétrations entre les deux sphères ont subi de très fortes évolutions ces dernières années à un point tel qu’on peut se demander si cette distinction a encore un sens.
Du privé vers le public, quelques exemples
Dans le sens sphère privée qui devient espace public, Robert Bistolfi a donné des exemples pertinents : le coming out au sujet de la sexualité, les vies familiales et sexuelles largement étalées, voire utilisées comme arguments politiques. Dans un autre ordre d’idées: les SDF qui utilisent l’espace public comme domicile, sont un témoignage terriblement concret de l’incapacité de la sphère politique à trouver les solutions adéquates pour les composantes les plus fragiles de la société, celles qui justement ne peuvent plus participer au débat démocratique.
Du public vers le privé…
L’évolution n’est pas nouvelle Les domiciles se sont ouverts à la radio, (la TSF), à la télévision, des hommes (le genre humain) parlant à d’autres hommes apportent au sein de nos sphères intimes : convictions, instruction, amusement, abrutissement…Pourquoi se déplacer vers des préaux et des salles alors qu’on vous apporte à domicile les idées et le débat (au moins en apparence). L’évolution du public vers le privé se traduit aussi dans les pratiques culturelles ; le déplacement physique pour partager des émotions esthétiques et artistiques est devenu en partie inutile : home-cinéma, déchargement musicaux, sites culturels et artistiques expliquent en partie la baisse de fréquentation des équipements culturels. Attention donc à ne pas traduire ces chiffres par un profond désintérêt des jeunes pour l’émotion esthétique. Il s’agit a ussi d’une évolution des pratiques culturelles non de leur disparition.
Deux éléments semblent particulièrement déterminants dans l’évolution des dernières décennies
l’extension à l’infini du secteur marchand
Au delà des clivages, la séparation entre la sphère marchande et la sphère du débat public tenait beaucoup à l’appréciation collective qui cantonnait l’empire du capital aux nécessités économiques, en opposition au débat d’idées jugé supérieur pour décider de ce qui est bon pour la société.
La chute du Mur de Berlin, puis la soumission progressive des démocraties aux contraintes de la mondialisation ont inversé l’ordre des choses. C’est désormais à l’intérieur des règles édictées par la sphère marchande que se situe le débat. Et les diktats de la société de marché envahissent l’espace public, aussi bien l’espace matériel qu’immatériel.
Dans l’ordre du symbolique, adulées par les jeunes, ce sont les marques de vêtements et de chaussures qui créent un lien sociétal. Les firmes dictent leurs lois (les majors dans le domaine musical par exemple), patronnent les rencontres sportives, sponsorisent les événements culturels. Dans l’espace physique de la ville, c’est désormais le centre commercial qui tient lieu d’agora, et qui rassemblent les familles pendant le week end. Mentionnons pour mémoire la forêt de panneaux publicitaires qui envahit aussi bien les centres villes que les banlieues et la logique commerciale qui grignote les services publics : écoles et hôpitaux par exemple.
La rencontre autour de la sphère marchande et non grâce à une politique culturelle et artistique financé sur des fonds publics semble désormais acquise pour bien des décideurs politiques.
La révolution technologique
L’espace virtuel existant il y a 10 ans avec les moyens de communication tels que journaux, radios, télévision etc s’est transformé.
Si on admet que le débat et la confrontation restent un vecteur indispensable pour la construction des idées, la toile et Internet ont bouleversé la donne. Non seulement, il n’est plus besoin de se rendre dans une salle pour écouter un groupe musical, mais il est possible de participer à une création musicale collective depuis son ordinateur personnel, bientôt depuis son téléphone. Non seulement il n’est plus besoin de se rendre dans une salle pour écouter un orateur politique et éventuellement le contredire, on peut écouter le duel télévisé chez soi mais l’Internaute peut contribuer à la fabrication de l’ opinion collective avec les courriels, et la circulation des textes contradictoires, la participation aux forums etc (exemple typique de la campagne d’Attac sur Internet au moment du vote sur le TCE). Soyons clairs, il ne s’agit pas de dire qu’Internet a tué le débat de préau, car il y a bien longtemps que le débat de préau était mort. Tout au contraire, Internet a redonné une nouvelle chance au débat politique qui avait en grande partie disparu.
La récente révolution technologique a élargi à l’infini l’espace public :
– par la communication instantanée avec le monde entier, une communication riche de tous les supports : le texte, le son, l’image
– par la possibilité d’intervenir, à distance et instantanément, dans le débat, la création, d’être acteur donc.
Bien évidemment, l’espace virtuel est également porteur de messages forts tendant à impulser l’acte d’achat, pourquoi en serait-il autrement ?
Espace privé/Espace public, vers la schizophrénie ?
Un schéma simpliste nous ferait mener une double vie :
– citoyen du monde devant notre ordinateur, nous serions partie prenante du village global dont on a beaucoup parlé avec des activités multiples : travailler, étudier, débattre, créer, acheter, draguer, nous distraire (décharger de la musique, regarder des films)…
– habitant de la ville de pierre, nous continuerions à nous intéresser tant bien que mal aux contingences du cadre de notre vie quotidienne : élections de nos représentants, mais désormais dépossédés de la plus grande partie de leurs pouvoirs, bricolage dans des associations bien-pensantes, fabricantes de consensus et alibis d’un débat démocratique disparu.
Mais ce schéma est faux, ce n’est pas seulement l’individu qui est relié au monde entier, c’est l’ensemble des entités que nous habitons qui sont mondialisées, la ville, la cité participent de cet espace virtuel.
La cité est aussi est « mondialisée », une partie de ses activités est largement liée à l’international :
– parcequ’elle accueille des populations venues des quatre coins du monde. Quels sont les liens entre ces populations souvent chassées par la misère et l’oppression et nos correspondants « high tech », des mêmes pays avec qui nous échangeons idées, musique et.
– parcequ’elle participe d’une économie mondiale et mondialisée, désormais largement liée à Internet
– parce que la ville, les modes de vie qu’elle induit, les choix faits en matière de chauffage, de transport etc ont une incidence sur le partage des richesses naturelles, ces richesses devant être considérées comme un bien commun, qu’aucune fraction ne devrait pouvoir s’approprier en ignorant les besoins des autres. Pensons à quelques exemples emblématiques : l’épuisement des énergies fossiles, l’importation des matières premières telles que le bois, la question de l’eau…
L’échange entre personnes physiquement présentes, la participation aux débats de la cité, la création volontariste d’espaces collectifs non marchands, ne sont pas des rites ringards, témoignages d’un passé disparu. Il nous faut les repenser, (je n’ose pas dire les revisiter !), les revivifier en intégrant les dimensions apportées par la révolution technologique.
Tout un programme…
Marie-Claire Germanaud
23 mai 2006