Dans tous les domaines, des penseurs, des créateurs, des poètes plaident longtemps dans le désert, et souvent disparaissent, tombant dans l’oubli sans que leurs analyses, projets ou œuvres soient – à temps – reconnus à leur juste valeur. Ce couperet et cette injustice ont de quoi désespérer ; encore plus lorsque, prise en considération à temps, telle ou telle proposition touchant à l’ordre sociétal aurait permis de réduire malheurs et souffrances des hommes. Bien qu’ignorées parce que trop novatrices, dédaignées parce que trop compassionnelles, contournées parce que trop exigeantes, les productions mort-nées de la pensée créatrice ne disparaissent pas toujours définitivement. Elles peuvent réapparaître un jour, être enfin entendues, reconnues ou réhabilitées. Il faut parfois, malheureusement, une violence extrême – des catastrophes naturelles, des abominations d’ordre génocidaire, des guerres de l’âge totalitaire et leurs ravages… – pour que les voix de la raison et de la générosité qui avaient longtemps prêché dans le vide deviennent enfin audibles. Ainsi, c’est après les grands conflits du siècle passé qu’avec l’ONU une architecture de l’ordre international à visée pacificatrice a pu être mise en place (la fragilité actuelle de l’édifice onusien ne doit pas faire oublier le saut intervenu en 1945). Sur un plan plus général, l’écart dans le temps entre un renouvellement de la pensée et sa réception, la nécessité souvent d’une violence historique pour débloquer l’entendement, fait penser à ces graines de végétaux qui, en milieu tempéré, restent désespérément inertes, mais qui, dès qu’un incendie de forêt, ou au contraire un hiver glacial survient, libèrent enfin toutes leurs capacités germinatives (les graines de séquoia relèvent de cette catégorie-là). J’ai pensé à ce paradoxe de la nature après avoir écouté et rouvert Mireille Delmas-Marty. Conditions d’affirmation d’un universel ne s’inscrivant pas dans une démarche impérialiste, apports spécifiques du Droit à cette affirmation d’un ordre plus humain… : ses analyses sur ces sujets complexes sont trop subtiles pour aujourd’hui inspirer directement des politiques plombées par l’urgence. Alors que la globalisation obéit aux normes du Capital, cette voix-là demeure néanmoins très précieuse, même si l’horizon qu’elle vise semble devoir reculer sans fin.