Donald Trump, un allié innatendu pour la gauche de rupture?

1. Même si l’imprévisibilité du président américain avait dès le départ alimenté les inquiétudes, le Sommet du G7 d’Ottawa, le 7 juin 2018 a néanmoins surpris tout le monde. Cela a paru tenir du western spaghetti, avec un Donald Trump plus brut et brute qu’un méchant de Sergio Leone. Critique du multilatéralisme, regrets de n’avoir pas les Russes à la table, désinvolture agressive… Le recensement serait long de toutes les entorses, de forme comme de fond, faites à une pratique conviviale qui, depuis sa lointaine création par Valéry Giscard d’Estaing, avait présidé aux rencontres des chefs d’État des grandes économies industrialisées. Certes, les changements intervenus dans la distribution des puissances mondiales avaient quelque peu dévalorisé l’assise trop étroite de la rencontre (un G20 avait ainsi vu le jour sur initiative de Nicolas Sarkozy).
Les défenseurs du G7 traditionnel faisaient cependant valoir que sa spécificité était de réunir des pays à l’assise démocratique incontestable, et son utilité de confirmer périodiquement l’adhésion de tous au libéralisme économique et au libre-échange dans un cadre régulé mondialement par l’OMC. C’est tout cela qui a été ébranlé à Ottawa. Les réunions des « Sept » n’avaient certes pas vocation à produire des décisions, se rassurent cependant ceux qui pensent que, dans une économie mondialisée, l’imbrication des interdépendances est devenue telle que le « America First » de Donald Trump rencontrera plus ou moins rapidement ses limites. L’ancien secrétaire-général de l’OMC Pascal Lamy pointe ainsi tous les faits qui pourraient inciter l’exécutif américain (une fois les élections de mi-mandat passées) à une approche moins brutalement autocentrée.
Comme Pascal Lamy le rappelle, l’économie mondiale (est) désormais intégrée par des chaînes de valeur qui traversent de multiples frontières, et négliger les coûts d’une désintrication pourrait être source d’enchaînements régressifs multiples très dangereux. L’ancien directeur général de l’OMC n’exclut cependant pas un tel scénario noir, avec une fracture idéologique consommée. En rompant avec soixante-dix ans d’efforts orientés vers le renforcement d’un cadre multilatéral, l’on verrait alors des économies nationales plus repliées sur elles-mêmes, la situation s’accompagnant du retour à des accords bilatéraux avec leurs rapports de force.
2. On peut comprendre la logique d’ensemble qui sous-tend les craintes exprimées par Pascal Lamy ; mais cette logique libre-échangiste qui fait le pari d’une « mondialisation heureuse » à terme, d’aucuns la récusent car s’accommodant trop facilement de toutes les contraintes et coûts sociaux – au moins immédiats – d’économies nationales ouvertes aux quatre vents du monde libéral. Au-delà, on peut aussi s’opposer à ce monde là au nom d’un autre modèle politique, social, écologique, alternatif et égalitaire, fondé sur une logique opposée à celle du profit et de la concurrence généralisée. Il est vrai que ce modèle alternatif n’est pas parvenu jusqu’ici à imposer ses ruptures programmées. Anomiques, façonnées efficacement par l’idée que les interdépendances acquises (au plan de l’Union européenne, et également au plan mondial) interdisent toute remise en cause de la doxa libérale, les sociétés européennes (pour ne parler que d’elles), sont résignées et subissent. Dans l’UE, la faiblesse et la dispersion des forces de rupture à gauche sont en effet évidentes. Les palinodies autour de l’Euro sont révélatrices d’un état de fait.
Le « Plan B » de Jean-Luc Mélenchon et des « Insoumis » n’écarterait pas un abandon de la monnaie commune au cas où « l’Europe » se refuserait à toute discussion visant à réformer le dispositif établi. Mais ce plan peine à prendre forme et à convaincre largement : ainsi, les discussions avec Die Linke ou avec Podemos n’ont pas réussi à faire réellement converger analyses et projets2. C’est que, dans la gauche de rupture comme, à l’opposé, chez les populistes ultra-droitiers, l’on hésite à affronter une remise en cause isolée de l’euro, du libre-échange établi et de certaines autres liaisons consolidées au plan européen. On sait que cela entraînera (dans un premier temps tout au moins, et avant que les pouvoirs récupérés au plan national ne permettent une certaine reconfiguration du modèle de développement établi), des tensions politiques et des régressions sociales qui mineront les adhésions populaires de départ.
3. L’horizon semblait donc largement bouché, et d’abord à la gauche de la gauche. Le brutal abandon par Donald Trump de la vulgate libre-échangiste pourrait-il, de ce côté là, rouvrir paradoxalement cet horizon ? Pascal Lamy l’admet : Il est possible que l’intégration des principales économies mondiales ralentisse. Au plan européen, les évolutions sociétales au Centre-Est du continent comme en Italie (pourtant pays du premier cercle des Six) rendent improbable une rénovation ambitieuse du projet européen. Dans un tel schéma où, à partir des coups de boutoir du président américain, le capitalisme mondialisé serait remis en cause de l’intérieur même du système par des démarches de recentrage économique au plan national, peut-on espérer de cette nouvelle donnée qu’elle ouvre inespérément l’espace économique – et aussi, et surtout, les espaces politique et idéologique – pour des ruptures de gauche au plan des nations ?
Une nouvelle vie pour le souverainisme de gauche, dans une concurrence avec un populisme droitier et identitaire que l’absence de principes rendra redoutable ? Telle pourrait être l’une des conséquences inattendues de la reconfiguration du jeu collectif dessinée par Donald Trump.

4. Le terme « populisme » est à assumer s’il désigne un progressisme qui part des aspirations des « petites gens » à la sécurité et à une vie digne, cela contre les possédants de tous les avoirs matériels et symboliques. Mais lorsqu’on veut élargir l’analyse classique (marxiste) en passant de la classe ouvrière à une catégorie plus large mais aussi plus floue comme celle de « peuple », il importe plus que jamais d’être ferme sur les principes devant animer les mobilisations populaires. Dans la concurrence appelée à se durcir entre populismes (souverainismes) de gauche et de droite extrême, cette pierre de touche des principes est essentielle. C’est elle qui alimente les inquiétudes face à la situation italienne où la coalition au pouvoir associe dans la confusion le mouvement « Cinque Stelle » (porteur malgré ses ambiguïtés de certaines aspirations progressistes) et le parti identitaire d’inspiration néo-fasciste de Salvini.
L’expérience a montré que, dans ces coalitions ambiguës, c’est toujours la droite extrême qui l’emporte : le cas italien semble le démontrer une fois de plus qui voit Salvini s’imposer comme le poids lourd du gouvernement Conte.
Faut-il s’inquiéter dès lors, en France, de voir Jean-Luc Mélenchon abandonner tout sens des nuances dans sa dénonciation – par ailleurs bienvenue – des contempteurs trop bien-pensants du populisme ? On voit bien les urgences, et la nécessité de mobilisations populaires massives pour enfin bloquer les destructions d’un libéralisme sans entraves, mais de là à faire feu de tout bois pour alimenter cette mobilisation, il y a des dérives auxquelles il faut résister.
Que penser de sa déclaration : « Toute la presse eurobéate va faire bloc pour critiquer les ‘’populistes italiens’’, fermer les yeux sur les violences allemandes, encourager le pire, c’est-à-dire celui de la normalisation de l’Italie aux diktats de Schaüble, Merkel et autres dominants allemands qu’on ne nommera bien sûr jamais de cette façon. (…) Berlin peine à trouver des marionnettes convaincantes en Italie pour garantir sa domination. Pour l’heure, les vainqueurs de l’élection n’ont pas encore fait leur capitulation à la Tsipras. Je forme le vœu que l’alternative populaire en Italie soit tranchante et n’apparaisse d’aucune façon comme un renfort des “eurobéats’’ ni comme des hésitants ou des supplétifs de la bonne société italienne horrifiée par l’audace populaire en quête de souveraineté. » ?
Est-ce le même Jean-Luc Mélenchon qui, dans son discours de Marseille, lors de la campagne présidentielle de 2012, avait tenu un discours sans ambiguïté sur l’immigration (son axe était une ouverture fraternelle aux peuples du Sud et d’abord du Maghreb proche) ?
On sait très bien que, depuis, les données migratoires ont été bouleversées par un caractère massif appelé à perdurer, et que dans une Union européenne dont l’approche sur ce sujet est en plein délitement, une simple démarche d’ouverture non gérée deviendrait rapidement suicidaire sur le plan politique.
Construit sur les solidarités de développement entre les deux rives, le discours mélenchonien de base est d’ailleurs structuré et difficilement critiquable au plan des principes. Raison de plus pour être davantage circonspect dans le soutien à des populismes transalpins dont toutes les composantes – y compris les Cinque stelle – sont en totale dérive sur le sujet de l’immigration.

Robert Bistolfi
membre du Cercle

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *