Faut-il avoir peur de la Russie de Poutine ?

Andreï Gratchev et Bernard Guetta [[Cette réunion plénière a revêtu une forme particulière
afin de dépasser quelque peu la présentation habituelle des
médias et d’engendrer une plus grande interactivité. Andreï
Gratchev, ancien porte-parole du Président Gorbatchev et
Bernard Guetta, éminent éditorialiste, ancien correspondant
du journal Le Monde en Russie, ont procédé, tour à tour,
aux exposés suivants au cours d’un débat animé par Jean-
Pierre Pagé, fin connaisseur de ce pays.]]

● ANDREÏ GRATCHEV :
La Russie est, il est vrai, un sujet presque inépuisable. Churchill n’aurait t-il pas d’ailleurs déclaré : “Vous pouvez dire à peu près n’importe quoi de la Russie, et tout va être vrai” ?
Pour répondre, plus simplement, à votre première question, à savoir si le retour de la Russie sur la scène internationale est plutôt un bien ou un mal, il nous faut, en premier lieu, évoquer l’actualité. En principe, cela doit être pour le bien, car l’absence quasi-totale de ce pays sur la scène internationale, depuis la chute de l’URSS, a provoqué une certaine déstabilisation dans l’équilibre global stratégique international. Pour autant, vingt cinq ans après l’Union soviétique, cela n’est pas non plus que pour le bien et la réalité est assez ambiguë, avec un fort sentiment d’inachèvement.
La Russie est un ex-empire qui garde le souvenir et la nostalgie d’une super-puissance et qui, pour cette raison, a une certaine ambition. A cheval sur deux continents, non seulement géographiquement mais aussi politiquement, culturellement et stratégiquement, son centre de gravité se déplace progressivement sous nos yeux, donnant, ces dernières années, le sentiment de s’éloigner de son orientation européenne en s’engageant davantage à l’Est, vers l’Asie, comme d’ailleurs vers sa propre Asie, ce qui marque probablement un tournant historique.
Il faudrait évoquer tout cela plus en détail plutôt que de ne parler que du seul Vladimir Poutine et considérer l’ensemble de ses mandats, dont ceux, symboliques, pendant lesquels Dmitri Medvedev a été le Président en titre. Mais l’homme que le magazines Forbes considère comme “le plus influent de la planète” et qui est soutenu probablement par au moins soixante ou soixante dix pour cent de l’opinion publique russe est, en quelque sorte, l’émanation de cette réalité, il en est le produit. La Russie était en recherche d’un tel personnage. Il en est le portrait robot.
Faut-il avoir peur de la Russie de Poutine ? Le Président Obama a placé récemment le danger russe en deuxième position entre Daesh et le virus Ebola, qualifiant ce pays de “puissance régionale” et son Président “d’homme du passé”, alors que lui-même termine son dernier mandat et que le Président russe pourrait demeurer longtemps encore au pouvoir.
Si la politique internationale de Barack Obama a été globalement un succès, cela n’a pas été le cas avec la Russie. La stratégie des Etats-Unis à l’égard de ce pays semblait claire. Il s’agissait surtout de supprimer un rival et de faire de celle-ci une petite puissance régionale en se rapprochant progressivement de ses frontières déjà réduites, en y déployant des bases de missiles et en y effectuant des exercices militaires, d’où la politique d’élargissement progressif de l’OTAN, non seulement vers l’ex-Yougoslavie, mais aussi en Irak et en Afghanistan, en tentant d’entraîner d’anciennes républiques telles que la Géorgie ou l’Ukraine, tout ceci étant perçu en haut lieu, comme des tentatives de phagocytage de son espace.
Quant à l’Europe, devenue grande depuis la chute du Mur de Berlin et la réunification de l’Allemagne, notamment grâce à un certain M. Gorbatchev, force est de constater qu’elle n’est ni celle envisagée par les sociaux démocrates allemands ni celle imaginée par le général de Gaulle. Sous-traitée à Bruxelles, elle n’a pas réussi à qualifier une Ostpolitik avec l’engagement de la Russie. C’est un constat.
Avec les derniers événements en Ukraine, le monde russe a pu avoir le sentiment que le “mur”, incluant désormais la plus grande partie de ce pays, ne faisait que se déplacer par rapport à ce que les Américains appelaient la vieille Europe.
Si l’Europe a tenté de trouver une solution politique propre, cette dernière s’est très vite effacée derrière la volonté des américains d’accompagner le changement de pouvoir à Kiev. Il est aisé de comprendre que la Russie, pour ne pas dire Vladimir Poutine, a perçu cela comme une opération destinée à mettre fin définitivement à sa dernière tentative d’organiser l’espace post soviétique dans le cadre d’une Union eurasienne.
A défaut d’Ukraine et d’Union eurasienne, Vladimir Poutine a dû se résoudre à se replier sur la notion de “Monde russe”, une structure nettement moins claire et génératrice d’un nationalisme, le plus souvent instrumentalisé par un Pouvoir en perte de vitesse, à la recherche d’un nouveau contrat social, au sein d’une démocratie symbolique et sans alternance politique. Cette montée du nationalisme a été fortement amplifiée par la diminution sensible des ressources du pétrole accentuée par les sanctions économiques occidentales et le risque de perte de territoires comme la Crimée, territoire très russe et base navale importante en mer Noire. Le nationalisme semble ainsi, en quelque sorte, l’expression du sentiment d’une dignité blessée.
Avant de conclure cet exposé, il nous faut évoquer pêle-mêle les frustrations, la nostalgie, l’impatience, le souvenir de la grandeur du pays. L’absence des occidentaux aux célébrations de la victoire de 1945, notamment, a blessé le peuple. Il faut prendre les précautions nécessaires pour “gérer” les russes dans cette époque perçue par eux comme celle d’une attaque de l’Occident. Les printemps arabes, ces « Révolutions de jasmin » qui, à l’exception de la Tunisie, ont tourné au chaos, ont déclenché des traumatismes : Saddam Hussein pendu, Mohamed Kadhafi exécuté, ont marqué Vladimir Poutine et d’autres dirigeants et les ont placés sur la défensive.
La Russie, tentée par la reconquête politique, est entrée dans une étape dangereuse, car elle considère que le monopole de l’Occident touche à sa fin et que l’Est, soutenu par la Chine, émergeant, elle appartient à la fois au passé et à l’avenir et pourrait ainsi, selon certains analystes, revenir à la grande époque, telle celle de Yalta, ou l’on pouvait se partager le monde, appelant à une révolution conservatrice, voire réactionnaire et utilisant, le cas échéant, la force, comme ce pays a commencé à le faire en 2008 en Géorgie, puis en Ukraine, puis en Syrie.
Il semble en effet qu’en matière de politique extérieure russe, l’usage de la force fasse désormais partie des instruments légitimes de la politique mondiale. Les frappes aériennes russes sur la Syrie n’ont-elles pas été engagées par Vladimir Poutine à la veille de son déplacement aux Nations-Unies, permettant à ce dernier d’obtenir une visite jusque là improbable avec Barack Obama ?

● BERNARD GUETTA :
A la question “Faut-il avoir peur de la Russie ?”, je répondrai trois fois non. Non, parce que la peur est toujours mauvaise conseillère et qu’il serait inutile d’y céder. Non, car la Russie de Vladimir Poutine, ou d’un autre, ne veut pas envahir le monde, asservir l’Europe. Elle n’est pas l’Allemagne de 39 ou de 40 et elle ne le souhaite pas et n’en aurait pas, en tout état de cause, les moyens. Non, enfin, car la Russie “utile”, MM Poutine et Medvedev inclus, ne souhaite que s’intégrer au mode occidental.
Lors de son accession au pouvoir, Dmitri Medvedev a dit : ” La Russie est l’une des trois branches de la civilisation européenne avec les U.S.A. et l’Union Européenne” et même si ce dernier n’a pas un grand pouvoir politique, cela veut dire quelque chose de profond. La Russie n’est pas une énigme. Elle s’analyse comme la plupart des autres pays du monde en termes sociologiques, démographiques, historiques et n’a rien qui sorte du commun général.
Que se passe-t-il, alors, en Russie ?
Si l’on revient sur quelques grands chapitres historiques, 1905 est un nouvel essai de sortir du féodalisme et d’un archaïsme. C’est aussi l’échec de la révolution industrielle démocratique et modernisatrice. Cela débouche sur la révolution de 1917, le messianisme, le communisme, le grand rêve d’une économie collectiviste. Suivent soixante-dix ans de fuite constante. En 1980, il n’y a plus d’échappatoire à l’échec du communisme. C’est la stagnation, l’excellente définition que Mikhaïl Gorbatchev avait donné à la période brejnévienne. C’est aussi la fin de la gérontocratie avec les décès successifs des dirigeants.
Pour s’en sortir, la Russie devait, à la fois, procéder à une révolution économique et démocratique.
Mikhaïl Gorbatchev a lancé ces deux révolutions. Il n’a pas échoué sur le fond, car des peuples entiers, très nombreux ont retrouvé la liberté et l’on est sorti de cette fiction qu’auront été les soixante dix ans de communisme, mais il n’a pu éviter son éviction.
La bande de jeunes gens entourant Boris Elsine, s’est ensuite profondément trompée en pensant que pour sortir la Russie de son archaïsme, il fallait emprunter aux U.S.A. leur politique étrangère et appliquer à la lettre les préceptes du libéralisme, avec un zèle qui ne s’était jamais vu, en une sorte une sorte de fondamentalisme libéral enseigné de façon littérale dans certaines universités, inspiré, le plus souvent, de la thérapie de choc polonaise, en oubliant que la Pologne, avait connu auparavant l’économie de marché et que demeurait dans ce pays un important secteur privé. On a dégoûté durablement la Russie de la démocratie et de l’économie de marché et cette thérapie de choc s’est traduite par l’un des plus grands hold-up de l’histoire : quelques personnes, autour de la “famille” de Boris Eltsine, se sont partagées le plus intéressant de l’économie soviétique.
Avec la crise des années quatre-vingt-dix, et l’échec total de cette politique, l’ampleur du hold-up étant en vue, la démocratie est devenue aux yeux des Russes, excusez-moi pour le mot, “la merdocratie” et l’économie de marché, “le vol”. C’est dans ces conditions que Vladimir Poutine est arrivé au pouvoir. Jeune, il l’était, musclé, et donc différent de son prédécesseur alcoolique, idiot et corrompu absolu, disant vouloir mettre fin au vol et expliquant notamment que, du fait de Gorbatchev, la Russie avait perdu son empire. Il fait en Tchétchénie le pire que l’on puisse faire, au prix d’une radicalisation islamiste, et installe, pour employer le terme utilisé localement, une “démocrature”, criant haut et fort “Russia is back”.
Il organise non seulement des élections, mais lorsque la Constitution lui interdit de briguer un troisième mandat, il en respecte les formes et met en place un homme à lui, Dmitri Medvedev, qui incarne pour sa part les classes moyennes suburbaines fortement représentées à Moscou et à Saint-Pétersbourg.
Le soir du 11 septembre 2001, Vladimir Poutine, qui a horreur du monde arabe et musulman, a envoyé un message aux Etats-Unis proposant sa collaboration, son appui. Georges Bush ne lui répondit pas car l’Amérique avait déjà passé la Russie par pertes et profits. Elle n’existait plus. Ce fut une erreur psychologique et politique monstrueuse d’ignorer, voire de dédaigner, l’offre de soutien.
Aujourd’hui, le modèle poutinien est épuisé économiquement, sociologiquement et psychologiquement. Il y a une rupture profonde entre les nouvelles classes moyennes russes, celles des 30-40 ans, qui participent de la culture monde et ne se reconnaissent pas dans Vladimir Poutine, sans qu’il y ait pour autant une opposition constituée et des leaders pour la mettre en place.
Pour évoquer, enfin, l’actualité récente, le dossier Ukraine à peine refermé, il faut parler de la situation syrienne. Vladimir Poutine a été sollicité de façon très pressante par le régime syrien au moment ou celui-ci n’était pas loin de tomber. La Russie, remettant alors Bachar el Assad en selle, aurait certainement remporté une belle victoire, mais l’armée syrienne n’a pas pour autant récupéré d’importants territoires et les Russes en ont déduit qu’Assad était décidément trop haï. Les USA, quant à eux, souhaitaient d’autant moins intervenir que les Russes étaient dans la place. et que la guerre d’Irak leur avait laissé suffisamment de pénibles souvenirs. C’est la conjugaison de ces situations qui a conduit la Russie à jouer la carte du processus de Vienne.
La Russie et l’Iran ont accepté un accord, un cessez le feu, un changement constitutionnel et des élections auxquelles devaient participer quatre millions d’exilés syriens, acceptant la feuille de route et lâchant inexorablement Bachar el-Assad. C’est ce qu’a rapidement compris François Hollande, qui a tendu la main à Poutine. La Russie ne frappera plus, “ceux des mouvements de l’opposition qui ne sont pas terroristes et s’attaquent à Daesh”. La France n’en demandait pas davantage.
Tout n’est certes pas réglé à l’issue de ce processus, mais Vladimir Poutine peut se réjouir de ce dénouement pour deux raisons : la première, c’est que la carte Assad ne s’est pas avérée jouable et qu’elle pouvait même entraîner la Russie dans un nouvel Afghanistan, ce que les russes des villes et des campagnes ne lui auraient pas pardonné, vu le traumatisme national que cette guerre a représenté pour eux. Il est par ailleurs certain que l’attentat perpétué au dessus du Sinaï contre un avion de ligne et l’avion de combat abattu par les Turcs ont été d’autres facteurs déterminants.

En procédant ainsi, Vladimir Poutine a voulu combler le profond désir de la société russe de retrouver une place honorable et honorée sur la scène internationale et, s’il devait réussir, nous aurions tout intérêt à nous en féliciter, aussi bien pour le Proche-Orient que pour la sécurité en Europe, pour un meilleur fonctionnement du Conseil de Sécurité et dans bien d’autres domaines encore.

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