Ancien élève de l’Ecole normale supérieure de Saint-Cloud et docteur ès lettres et sciences humaines, Thierry Pech est, depuis 2013, le Directeur général du think tank Terra Nova dont il est un des fondateurs.
Les analyses de la Société en termes de classes sociales ont perdu de leur importance, voire pour certains, de leur pertinence. Elles sont remplacées depuis plus de deux décennies par des analyses qui opposent des catégories sociales selon leur position en termes de pauvreté, de capital social ou de localisation spatiale. De fractures sociales en fractures territoriales, la séparation des riches et des pauvres s’inscrirait ainsi dans l’espace. Les politiques auraient contribué à ces ségrégations, échouant à maintenir une relative mixité sociale. L’évolution des appartenances politiques serait même expliquée par ces fractures territoriales entre territoires riches et territoires « abandonnés » où se regrouperaient des « perdants ». Le vote FN serait-il ainsi une mesure de cette rupture ?
Le livre de Christophe Giulluy, Fractures françaises, s ‘inscrit-il dans cette lignée de pensée ? C. Giully suggère que des territoires périphériques ne bénéficiant pas des effets des croissances mondialisées, concentreraient les problèmes économiques et sociaux et seraient « relégués », en quelque sorte, aux marges des métropoles. En quoi cette analyse se démarque-t-elle de celle de JF Gravier qui, en 1953, dénonçait « Paris et le désert français », une géographie incriminant les politiques autant, sinon plus, que les structures économiques et sociales ? Thierry Pech a examiné ces questions dans une étude réalisée avec Laurent Davezies pour Terra Nova en septembre 2014,
Tous deux ont mis en évidence, après François Perroux et John Williamson, les effets inégaux de phases de croissance : certains territoires sont concernés positivement par la croissance du PIB et du revenu brut, alors que d’autres perdent et déclinent. L’égalité de développement entre régions n’existe pas. Au XIX siècle, les régions minières et sidérurgiques ont ainsi bénéficié de la croissance alors que le Languedoc et la Bretagne déclinaient. Puis, avec le temps, un certain rééquilibrage a pu se faire.
L’inégalité peut notamment être réduite par des politiques de redistribution ou d’investissements différenciées. L’industrialisation a favorisé l’exode rural vers les villes et métropoles fournisseuses d’emplois, mais, avec le temps, les salaires devenus plus élevés dans ces métropoles, ont rendu les régions périphériques plus intéressantes. Ce fut le cas de la Bretagne après 1958. Son désenclavement, par la construction de routes et une politique tarifaire adaptée, a contribué à l’installation d’industries, en particulier automobiles, et au développement des industries alimentaires à proximité d’une agriculture intensive en développement. Le Languedoc a trouvé, de son coté, de nouvelles activités agricoles et tertiaires à compter des années 70.
Certaines régions désertées et à l’écart de la croissance peuvent le rester (Creuse, Corrèze, Lozère, départements de l’Est), ou trouver de nouvelles dynamiques à proximité de petites métropoles régionales actives, tel l’Aveyron. Curieusement, dans un premier temps, l’exposition aux crises peut-être plus forte dans les « métropoles mondialisées ». C’est le cas aujourd’hui dans le Nord, et même, en partie, dans l’Ile de France. Ces régions peuvent aussi trouver, avec le temps, certes, de nouvelles ressources. Par contre, il est vrai que certaines zones situées à l’écart des métropoles et de leur influence sont en grande difficulté, comme Charleville-Mézières ou Guéret.
Par ailleurs, les politiques de redistribution par l’Etat ont fonctionné jusqu’à présent. Ainsi, le PIB de l’Ile de France compte pour 30% du PIB français mais seulement pour 22% du revenu brut. La redistribution est importante. Elle s’est accrue depuis les années soixante, si bien que la disparité des revenus entre régions a nettement diminué. Ces redistributions se font de diverses façons : par le biais des budgets territoriaux, mais aussi par des transferts résidentiels. La mobilité résidentielle, celle des retraités notamment, profite ainsi à certaines régions.
De nouveaux pôles de croissance sont apparus depuis les années 1980, comme ce fut le cas au 19ème siècle, et ceux-ci ont pu contribuer à marginaliser d’autres régions et d’autres populations. D’autant que contrairement à ce qui est parfois imaginé, la « révolution » numérique ne favorise pas le travail partagé ou à distance. La grande majorité des emplois nouveaux est créée à proximité des métropoles en croissance, souvent en leur cœur même. La concentration urbaine se renforce donc, avec ses à-côtés : la différenciation sociale est marquée par la différenciation foncière qui rend compte des avantages comparatifs des territoires. Certains quartiers, des villes entières parfois, sont à fortes valeurs ajoutées et attirent des populations favorisées. D’autres, peu équipés, mal desservis, accueillent des populations démunies ou pauvres. Il est vrai aussi qu’on a ignoré longtemps la pauvreté en milieu rural ou périurbain éloigné, parce que celle-ci ne fait pas « masse ».
On peut parfois parler de relégation, notamment pour les alternants de banlieue qui ont de longs trajets à effectuer pour se rendre à leur travail. Pourtant, ces territoires difficiles ne sont pas nécessairement à la périphérie. Ils peuvent aussi être imbriqués dans des territoires plus favorisés. L’essentiel des classes « subalternes » restent à proximité des métropoles, y compris parfois dans leur centre. Il y a sans doute une question d’échelle d’observation des territoires. A titre d’exemple, entre Ivry et Vincennes, la distance n’est pas grande, il en est de même entre Clichy-sous-Bois et Fontenay-sous-Bois, mais ce n’est pas le même monde. La question de la mixité sociale se pose donc à toutes les échelles spatiales. Et sans doute, en France, dans la possibilité offerte aux jeunes, aux classes moyennes et populaires d’avoir accès, pour partie, aux centres, à leurs logements, à leurs équipements culturels et éducatifs.
Nous sommes peut-être entrés dans une période dans laquelle la redistribution des revenus et une plus équitable répartition des investissements seront rendues plus difficiles en raison de la crise et des dettes des états et des régions. Il faudrait donc profiter des atouts et dynamiques des métropoles, en aidant ceux qui sont aux marges à rejoindre ces pôles, ou, tout du moins, à profiter de leur aire d’influence. Ceci concernera aussi bien l’accès au logement que l’accès à la formation et à la culture, très déterminants pour échapper à la marginalisation décrite par C. Guilluy, qui ferait de ces habitants des citoyens de seconde zone, perdants et perdus.
Ce qui peut être mis en cause, c’est le trop grand étalement périurbain sans que soient conduites des politiques et donc des aménagements du quotidien. Nous avons à relever des défis d’urbanisation, mais sur des espaces larges d’agglomération, voire de métropole. Les PLU, les permis de construire confiés aux seuls maires sont une erreur, car ils ne sont généralement pas capables de conduire des politiques urbaines. Il faut leur retirer, ce qui ne veut pas dire enlever aux citoyens leur pouvoir d’intervention, au contraire, mais le leur rendre à des échelons divers de la Cité. Il y a là, en jeu, une question démocratique.
Cette discussion a mis en évidence l’intérêt, mais aussi les limites des analyses en termes de production et de revenu. Le capital, matériel et immatériel, joue en effet un grand rôle et est assez inégalement réparti, sans qu’une redistribution puisse opérer, si ce n’est par le biais d’investissements collectifs. Les structures sociales et familiales doivent également être considérées, notamment pour les familles démunies.
Enfin, encourager et aider les mobilités peut être un progrès : la sédentarité est parfois une prison mais, pour cela, faudrait-il encore retrouver de nouvelles voies d’ascension sociale. Les questions sont posées.
Références : T. Pech et L. Davezies : La nouvelle question territoriale, Terra Nova, sept. 2014
C. Guilluy : Fractures françaises, Bourin éditeur, 2010
Laurent Davezies. La crise qui vient : la nouvelle fracture territoriale. Édition : Seuil, 2012.
On peut ajouter à cela le N° 68 d’Economie Politique sur la Nouvelle donne territoriale d’octobre 2015