Pleinière animée par François Jullien
Professeur à l’Université de Paris VII
Directeur de l’Institut de la pensée contemporaine
Au cours de ces dernières décennies, la Chine a surgi sur la scène mondiale où, tant sur le plan politique qu’économique, elle occupe désormais une place prépondérante ; d’où l’intérêt renouvelé des occidentaux pour cette civilisation qui nous a toujours fascinés. La Chine a construit un système de pensée aussi cohérent que le nôtre, mais qui repose sur des conceptions qui nous sont étrangères, voire sur une esthétique différente (absence du nu dans l’art). Pour tenter de comprendre et pouvoir commencer à nous parler, il faut essayer de présenter quelques notions essentielles qui sous-tendent la pensée chinoise, s’agissant de : l’Être, de Dieu, de la vérité, de la liberté, du bonheur.
Contrairement à nous qui avons mis la notion d’Être, c’est à dire l’essence des choses, au centre de notre pensée philosophique, les Chinois ne se sont pas intéressés à cette question. Le verbe « être » n’existe pas en chinois classique, dans le sens absolu où nous l’employons. On peut dire : « Pierre est grand », mais pas : « Pierre est ». Ils ont pensé la question du fonctionnement, de la marche des choses, de leurs relations entre elles, mais pas celle de leur essence. Ils ont le même désintérêt pour la figure de Dieu. Au deuxième millénaire avant JC., la divinisation des éléments naturels prévalait en Chine : les vents, les sources et aussi une figure dominante (personnage mythique) à laquelle on rendait un culte. Au tournant du premier millénaire, cette figure a non seulement été éliminée, mais marginalisée et remplacée par la figure du « Ciel ». Celui-ci a bien un statut transcendant, mais pas comme Ciel où résiderait la divinité. Le Ciel est la figure de la grande régulation des choses (alternance du jour et de la nuit, des saisons), au fond, de la nature. La ligne de force de la pensée occidentale : l’existence de Dieu, le risque de la foi, ont très tôt été mis de côté par les Chinois.
La liberté, la grande conquête de la Grèce, à travers son histoire, ses institutions, sa recherche philosophique, constitue aussi l’axe directeur de la pensée européenne et aboutit à la quête de l’autonomie du sujet. Quand on emploie le mot : « liberté » pour traduire un texte chinois, on peut se demander si cela correspond à la même réalité ; il faudrait plutôt dire « disponibilité ». Selon Confucius, « le Sage est sans idées », sans positions, sans nécessités, sans « moi ».
Avancer une idée, c’est prendre position, mais aussi, simultanément, laisser toutes les autres de côté et ainsi sombrer dans la partialité en perdant la capacité d’ouverture. Il n’y a pas de nécessité a priori, de « il faut », ou « il ne faut pas ». La voie qui doit prévaloir est la voie médiane, car elle intègre simultanément les deux extrêmes. Par exemple : observer un deuil strict pour ses parents et en même temps faire la fête avec ses amis.
Être sage, pour un Chinois, c’est être disponible, ouvert à toutes les possibilités. Leur grande crainte, ce n’est pas l’erreur, mais la partialité.
Pour nous, occidentaux, la vérité procède de la recherche de bases tangibles (mathématiques et droit), du débat, de l’opposition d’arguments ; qu’il s’agisse du débat philosophique, de débat en matière de justice ou de politique. Discours et raison vont de pair parce que nous associons : pensée et parole. La démocratie s’est fondée chez nous sur le débat.
Le Sage chinois se méfie du discours qui fait écran à la réalité. Pour lui, tout change et se transforme ; il n’y a pas d’opposition entre l’apparence et la réalité, entre l’opinion et la vérité.
En Chine, on se refuse à trancher entre différentes positions, non pour éviter l’erreur, mais pour éviter la partialité.
La pensée politique est aussi très différente de celle de l’Occident. Les Chinois n’ont jamais imaginé un autre régime que la monarchie et une monarchie de type dictatorial, dont les légistes ont été les théoriciens.
Le souverain idéal est celui qui exerce un pouvoir absolu, auquel on ne pense même pas à désobéir.
Pourtant, on distingue bien le bon Prince du mauvais. Le mauvais est celui qui ne fait pas régner l’ordre. Dans ce cas, on le remplace, mais c’est toujours le pouvoir d’un seul. Mao, et aujourd’hui le régime communiste (même si la Révolution est un concept qui a été importé d’Occident), s’inscrivent dans cette perspective : l’ordre et la centralisation sont nécessaires, sinon le pays risque de sombrer dans les luttes intestines. Il est probable que le régime actuel invite les Chinois à laisser de côté la démocratie (« éventuellement dites ce que vous pensez mais ne le publiez pas ») et à s’enrichir.
La Chine n’imagine pas le bonheur ou l’immortalité comme un but. Être heureux, c’est avoir beaucoup d’enfants (c’était…) et avoir beaucoup d’argent. On ne parle pas d’immortalité, mais de longévité. Il n’y a pas de fin du monde, de fin suprême, de « telos » grec. Le monde naît et meurt tous les jours. Il ne faut pas s’attacher aux choses, non par éthique, mais parce que cela empêche d’évoluer.
Il ne faut donc pas chercher à agir dans un but précis mais plutôt tisser des liens avec un effet de plus en plus marqué. Si je vise un effet précis, je risque de créer un contre-effet supérieur et dommageable. L’efficacité ne se voit pas. Les Occidentaux ont une vision de la stratégie façonnée par les échecs, les Chinois par le jeu de Go.
Finalement, le grand concept de la pensée chinoise, c’est la transformation, le changement, les mutations.
Pensée occidentale et pensée chinoise sont donc bien étrangères l’une à l’autre, et il ne faut pas en tenter la synthèse. Il est cependant possible et souhaitable de les faire dialoguer en donnant son plein sens au préfixe : « dia », c’est à dire : « l’écart », qu’il faut mesurer, mais qui n’empêche pas de se parler : le dialogue.
Ce dialogue est d’autant plus nécessaire que, même si les Chinois restent fidèles à leur philosophie de base, ils ont bien assimilé la vision du monde occidentale et sont capables d’avancer sur 2 jambes (une chinoise et une occidentale)
Compte rendu par Georges Caumont, membre du Cercle