Le secteur de la santé met en lumière les contradictions de la société dans laquelle nous vivons : éthiques, philosophiques et morales, scientifiques et techniques, mais aussi économiques. Les crises de ce secteur sont révélatrices de crises plus profondes et les crises sociales, elles-mêmes, se répercutent sur le système de santé.
Le diagnostic
En dépenses cumulées, la sécurité sociale à elle seule*, accuse un déficit de 30 milliards d’Euros, dont au moins 15 pour le seul secteur maladie. C’est aussi l’ordre du déficit attendu en 2004 pour les dépenses de santé. La faillite est donc déjà là. À cette faillite financière s’ajoute une faillite politique, car le problème de l’équilibre des dépenses de santé n’est posé par personne, ni par la droite, ni par la gauche. Deux problèmes sont devant nous : l’un est le financement du déficit cumulé, l’autre est celui de la gestion structurelle d’une croissance maîtrisée. Ceci ne signifie pas que les dépenses de santé doivent baisser, mais si nous décidons qu’elles doivent croître, il faut que l’argent soit affecté là où l’on a envie qu’il aille. Si on nous demandait, à nous qui sommes ici, d’affecter les 15 milliards d’€ du déficit, il est sûr que nous ne les mettrions pas là où ils vont aller ! Nous n’augmenterions plus la rémunération des hospitaliers qui a déjà été très améliorée, ni celle des infirmières qui, même si elles ont un problème de fin de carrière, n’en sont pas moins les cadres moyens les plus payés de toute la fonction publique et du secteur privé ; nous ne donnerions pas non plus d’argent à l’industrie pharmaceutique : nous nous intéresserions aux personnes âgées dépendantes, nous améliorerions l’investissement pour les hôpitaux… Donc, même si nous disons, comme le Ministre actuel et son prédécesseur, Bernard Kouchner, qu’il est inéluctable que les dépenses de santé croissent – ce qui est faux (mais nous pouvons supposer un court instant que c’est vrai !) – n’en reste pas moins posée la question de l’affectation de ces sommes.
Messieurs Mattéi et Kouchner utilisent l’un comme l’autre trois raisons pour expliquer la croissance des dépenses de santé. La première est le vieillissement de la population ; la seconde est le progrès technique et la troisième est une référence à une notion que j’interdis d’utiliser à mes élèves, la notion de « besoin ».
Pour le vieillissement de la population, si la croissance des dépenses de santé est de 7,6 % , l’impact du vieillissement de la population n’est que de 0,5 %,
L’impact du progrès technique, quant à lui, correspond à 0,2 ou 0,3%.
Les deux raisons qui nous sont avancées ne correspondent donc, que pour environ 0,8 % pour l’année dernière, ce qui est compatible avec la croissance et ne pose donc pas de vrais problèmes.
Les calculs faits, à structure de consommation identique montrent qu’en 2050, les dépenses de santé en France seraient égales à 11 % de la production intérieure brute – aux États-Unis, elles sont aujourd’hui égales à 14 %.
Enfin, pour terminer ce bilan, qu’il convient d’être vigilants : il est très important de distinguer la fonction de prise en charge de la fonction de soins. Il ne faut jamais oublier que la médecine fait deux choses : elle soigne de mieux en mieux un nombre de maladies limitées, mais elle a aussi une autre fonction et c’est celle-ci qui coûte cher, elle prend en charge. En anglais, pour parler de « soins », il existe deux mots, care et cure alors qu’en français, on utilise « soins » au sens technique du terme. Comme la demande de soins – care – est potentiellement infinie, il convient d’être très attentifs à ne pas confondre ces données.
Il y a aussi ce que j’appelle le « désenchantement médical ». En observant ces dix dernières années, on constate que dans la politique menée par le Gouvernement Jospin, que je qualifie de « politique de santé par la grève », les conseillers sociaux s’intéressaient « au travail » et pratiquement pas « à la santé ». Faute d’avoir été entendues, pratiquement toutes les corporations se sont mises en grève et elles ont toutes obtenu satisfaction lorsqu’elles étaient hospitalières – infirmières, sage-femmes, gynécologues, cliniques privées, hôpitaux publics, etc. La gauche a servi ce qu’elle pensait être sa « clientèle » et, en revanche, faisait attendre la médecine libérale. Cela a coûté des sommes considérables : la baisse de la productivité des hôpitaux au cours de ces deux dernières années est égale à 7 % par an, due pour l’essentiel à l’augmentation du coût du travail, alors que l’industrie a une productivité qui croît d’environ 6 ou 7% par an.
Le corps médical a répliqué par la désobéissance civile. Dans de nombreux cas, il ne respecte plus les conventions d’assurance maladie et applique des honoraires fantaisistes, même si le Gouvernement Raffarin a consenti des augmentations tout à fait substantielles.
Ces médecins remettent aussi en cause les principes déontologiques : l’article 67 du Code de déontologie dit qu’ils doivent assumer gardes et astreintes, mais comme ils ont été longtemps en grève pour ces gardes et astreintes, ils se sont rendu compte qu’ils vivaient mieux comme cela, en renvoyant tous les malades aux urgences des hôpitaux !
Un peu d’histoire
Depuis 1930, on a plus de chance d’être soigné en allant voir un médecin qu’en allant voir n’importe qui d’autre. Néanmoins, l’espérance de vie a commencé à croître dès la fin du XVIIIe siècle. On avait alors la même espérance de vie qu’au moment de l’Empire romain – 30-35 ans, selon les lieux ; en 1850, elle était de 41 ans ; en 1900, 50 ans ; en 1945, 60 ans. Lorsqu’on a créé la Sécurité sociale, l’espérance de vie était inférieure à l’âge de la retraite.
La France n’a débattu qu’une seule fois avec ses médecins, entre 1925 et 1930. Après la Guerre de 1914, le Premier Ministre de la santé, Monsieur Jourdan, a reçu pour mission du Président du Conseil de l’époque de monter un système d’assurance maladie. En effet, nous récupérions alors les trois départements d’Alsace-Moselle qui avaient un système de sécurité sociale qu’ils n’avaient pas envie d’abandonner. Le débat de 1925 portait sur un sujet que les Français sont les seuls à ne pas avoir résolu, celui du tarif opposable . Or, il n’y a pas d’assurance sans tarif opposable. Au XIX e siècle, la profession médicale était républicaine et progressiste. Et elle l’était encore majoritairement dans les années vingt, d’autant qu’à l’époque, les médecins n’étaient pas payés à l’acte : à l’exception de quelques grands patrons parisiens, montpelliérains et lyonnais, ils présentaient, chaque année, leurs notes d’honoraires, ce qui équivalait à un système annuel de capitation La création des principes de la médecine libérale a eu lieu en 1926 : liberté de choix, liberté d’honoraires, liberté de prescription, liberté d’installation et non-contrôle. En 1927 est créée la CSMF (Confédération des Syndicats Médicaux Français) qui est toujours le premier syndicat en France, et qui a fait reculer le Parlement en 1928 et en 1930. On invente alors le « tarif de responsabilité » qui est, pour le médecin, le meilleur des mondes. Ce type de rémunération est d’ailleurs écarté dans tous les pays normalement gérés. En France, l’assurance maladie rend solvable la demande qui ne l’est pas, en permettant de rembourser les gens pauvres et en permettant aux médecins, non seulement d’assurer cette faisabilité, mais en plus de pouvoir faire payer plus.
L’Assurance Maladie a été créée en France en 1945, non pas pour rembourser les feuilles de soin, mais pour que les gens aient un salaire lorsqu’ils étaient malades. C’est seulement en 1958 que le remboursement des soins a dépassé en valeur les indemnités journalières. En 1945, Monsieur Laroque souhaitait créer un système universel : de nombreuses professions ont refusé et toute l’histoire de l’Assurance Maladie, de 1945 à 2000 a tendu vers le rattrapage de cette erreur – la création des régimes professionnels : régime agricole, artisans-commerçants, professions indépendantes, puis CMU etc.
Les autres dysfonctionnements actuels du système
En 2000, ce qui a changé profondément, c’est que la base de légitimité n’est plus le travail, c’est la résidence légale sur le territoire. On peut donc dire que les 100 000 personnes des Caisses d’Assurance Maladie exécutent deux tâches : ils vérifient des droits que tout le monde possède – ce qui est intéressant ! – et ils remboursent des feuilles de soins – 350 millions – alors qu’existe le tiers payant.
Il y a eu une nationalisation rampante, Martine Auby ayant transféré à l’État la tutelle complète des hôpitaux et des cliniques, tutelle jusque-là, partagée entre les Caisses d’Assurance Maladie et l’État, lequel exerce également le contrôle de la pharmacie. Cet appareil immense de 100 000 personnes ne contrôle donc qu’une partie des 21 % des dépenses d’assurance maladie : soit les honoraires des médecins, des infirmières libérales, des kinésithérapeutes libéraux et des laboratoires libéraux, l’État établissant les nomenclatures d’actes. On a donc un système complexe, inutile et coûteux, en théorie paritaire, mais qui, en fait, ne l’est plus.
La raison de la crise est simple et mondiale et elle a à voir avec des choses sérieuses, c’est-à-dire le savoir. Aujourd’hui, sont publiés dans le monde 25 000 nouveaux articles médicaux sérieux par mois et, bien entendu, la déontologie médicale fait l’hypothèse que les médecins les ont lus, mais ce n’est pas l’aspect le plus important. Dans la pharmacie la plus proche, il y a 8 000 médicaments ; on dénombre aussi 850 actes de biologie, ainsi qu’entre 1 500 et 10 000 actes de chirurgie. La préhension des connaissances, des techniques, sans parler des tours de main, est très au-delà de l’esprit humain.
Cela pose des problèmes, tout d’abord, aux généralistes : nous sommes le seul pays à ne pas avoir dit aux généralistes le rôle que nous attendions d’eux. Il y a quelques années, je leur disais : « Comment pouvez-vous tout prescrire alors que vous ne pouvez plus tout savoir ? » Si c’est le cas, quel rôle jouent-ils ? Est-ce un rôle de conseiller, un rôle d’orienteur…? Nous sommes, en France, les seuls à avoir le libre accès direct aux spécialistes et aux généralistes car, dans tous les pays du monde, cela n’est possible que si vous êtes riche, mais même en Allemagne ou aux États-Unis, ceci exclut au moins 70 % de la population.
À l’hôpital, la situation est un peu différente, mais c’est globalement la même : la qualité des soins et des services dépend, bien entendu, de la qualité de la radiologie, des urgences, des laboratoires, etc.
Cela a pour conséquence que nous assistons à une double division du travail. Tout d’abord à l’intérieur de la profession médicale. En 1945, il y avait huit spécialités médico-chirurgicales , aujourd’hui, on en reconnaît cinquante-sept alors qu’en fait, il y en a plus d’une centaine. Il y a également, dans un hôpital comme La Pitié Salpetrière, cent cinquante métiers différents, des cuisiniers aux informaticiens, etc. La profession d’infirmière elle-même se spécialise, avec les infirmières de bloc opératoire, les infirmières de réanimation, etc. La raison essentielle de la crise est le décalage entre l’idéologie du corps médical et la réalité du travail médical : le corps médical se considère toujours, notamment en ville, comme étant une profession libérale indépendante, alors que les soins que nous recevons tous sont de bons soins à condition que les différentes professions qui s’occupent de nous se coordonnent. Dans la réalité d’aujourd’hui, les médecins se rendent bien compte qu’ils sont interdépendants, mais tous leurs discours portent sur l’indépendance.
L’industrie pharmaceutique est une industrie merveilleuse, qui a clairement transformé la médecine du monde entier, mais c’est aussi une industrie dangereuse. J’ai montré, sans équivoque, qu’il n’y a aucun lien entre la croissance de l’espérance de vie et la croissance des dépenses de médicaments. Et en France, la consommation de médicaments par habitant et donc les dépenses afférentes, sont les plus élevées du monde !
Les remèdes
Le plus difficile et le plus important des problèmes à résoudre est celui du rapport de la société française à ses médecins. Le contrat qui a été tissé entre eux date des années vingt. Ce contrat a été rompu et, pour le retrouver, il faut parler simultanément au moins de quatre choses : de rémunération, d’organisation, de contrôle des pratiques cliniques et de formation. Je crois que ceci ne pourra se faire que si l’on favorise le développement des cabinets de groupe. Dans quinze ans, il y aura des institutions que l’on appellera des réseaux de soins qui s’assureront en notre nom que les soins que nous recevons sont correctement coordonnés. Il faut donc discuter de nouvelles formes de rémunération et de nouvelles constructions de l’acte. Il faut discuter des compétences nouvelles et du partage entre les professions médicales. On n’a jamais eu autant de médecins qu’aujourd’hui, et même avec un numerus clausus à 4 000 au lieu de 6 000, en 2020 nous en serons à 140 000 médecins ! Quand j’étais Directeur des Hôpitaux, en 1983, il y avait 140 000 médecins et l’on disait alors qu’il y en avait trop. Il ne faut jamais oublier que lorsqu’on parle du nombre de médecins, on parle également des revenus des médecins. On ne résout pas les questions d’inégalités géographiques ou d’inégalités entre les spécialités par des mesures globales. C’est la même chose pour les infirmières parce que, même avec les 35 heures, nous en comptons actuellement 420 000 , contre 200 000 en 1980. Même en faisant une règle de trois concernant le temps de travail, on voit que le temps de travail d’une infirmière n’a pas diminué, mais augmenté.
Je pense qu’il va falloir discuter avec les professions médicales et les professions para-médicales du partage de leurs compétences. Le sujet central est celui-là. Le sujet de l’hôpital est assez simple. Il faut libérer les hôpitaux, les contrôler pour ce qu’ils font, le prix et la qualité de leur activité, et cesser d’avoir mille feuilles de règlement pour dire que les infirmières ont le droit de prendre deux fois le café le matin, à condition que ce soit du Jacques Vabre, etc. Il faut restaurer la responsabilité institutionnelle et je suis pour que le maire, ou une personne qu’il nommerait, ait la responsabilité civile et pénale et aussi pour que l’hôpital ne soit pas un enjeu politique direct. Je pense donc souhaitable que le maire choisisse le Conseil d’Administration et que le président de ce dernier soit un vrai président, comme dans toutes les entreprises, donc, qu’il soit payé. Le paradoxe, aujourd’hui, est que le maire n’a aucune responsabilité, ce qui conduit à ce qu’il se serve de l’hôpital pour sa clientèle. En ce qui concerne l’Assurance Maladie, il est assez clair que notre sort futur est celui d’un système unique.
Pour terminer, je voudrais citer quelques voies classiques et bien connues, mais sans issues. De l’économie de la santé mondiale, on peut tirer un certain nombre de conclusions, les deux premières étant que les patients surconsomment lorsque les soins sont gratuits. Par ailleurs, plus les patients participent financièrement, plus le système est cher : trois pays contrôlent mal leurs dépenses de santé, l’Allemagne, les États-Unis et la France, trois pays qui sont ceux où les patients participent le plus. Car, contrairement à ce que l’on pense généralement, la Sécurité sociale, en France, n’est pas un système généreux.
Enfin, je pense qu’il faut qu’on explique à nos concitoyens que l’on remboursera les soins aux patients qui accepteront une certaine discipline : l’accès direct à tout, de tout le monde, tout le temps, est tout à fait impossible. Les gens auront donc le choix entre un accès direct et un complément élevé, ou une certaine discipline.
* Distinguer dans le secteur de la santé : dépenses sociales, dépenses de sécurité sociale, d’assurance maladie et dépenses de santé
par Claude STUDIEVIC et Françoise LE BERRE, membres du Cercle