Les résultats du premier tour de l’élection présidentielle de 2007 semblent clairs : la Gauche est à son plus bas niveau depuis que le Parti Socialiste a été fondé en 1971.
De nombreux hommes politiques et commentateurs en déduisent donc que le Parti Socialiste doit changer de stratégie et se tourner vers le Centre pour être moderne et en phase avec la société Française. D’ailleurs, les anciens communistes Italiens ne viennent-ils pas de fusionner avec une partie de l’ex Démocratie Chrétienne.
La société Française a certes évolué depuis 25/30 ans mais une démarche construite exige de distinguer entre les invariants, les évolutions réelles et les évolutions supposées. Ce cadre d’analyse clair permettra alors de proposer une stratégie optimale pour la Gauche et pour le Parti Socialiste.
Quelques Eléments Fondamentaux
Malgré l’évolution des qualifications, la population active Française en 2005 est encore majoritairement composée d’ouvriers et d’employés (53%). Ce chiffre n’a que peu baissé depuis 1982 où les employés et les ouvriers représentaient alors 58% de la population active. Ce chiffre ne comprend pas les professions intermédiaires (23% en 2005). La grande majorité des Français appartient donc aux couches populaires ou moyennes.
Les inégalités de salaires et de patrimoine en France sont très importantes et le nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté reste très élevé (3,5 à 7 millions de Français suivant la définition du seuil de pauvreté à 50% ou à 60% du salaire médian). Ce constat est corroboré par le nombre élevé de personnes recevant le RMI .
Ces inégalités matérielles globales ont été accentuées de façon plus sournoise par l’augmentation du prix du logement ou par une ségrégation scolaire croissante .
Cette situation pérenne depuis des dizaines d’années devrait naturellement être favorable à la Gauche. Toutefois, des changements forts ont eu lieu lors des 25 dernières années.
Des Changements Significatifs
L’appartenance familiale par exemple (presque “génétique”) à la Gauche s’étiole : la perte d’influence des corps intermédiaires (partis, syndicats, …) et la montée de l’individualisme conduisent à des comportements plus variables.
La fragmentation de la classe ouvrière avec la disparition des cathédrales industrielles (Billancourt, usines sidérurgiques, mines, …) et leur remplacement par de nombreux emplois plus précaires (intérim, CDD, …) s’est souvent traduite par un glissement des votes ouvriers vers l’Extrême Droite et la Droite dans un réflexe anti-système ou “petit blanc” (en 2002, le candidat arrivé de loin en tête chez les ouvriers fut Jean-Marie Le Pen). Cette situation a fortement ralenti l’intégration des immigrés par le travail qui avait été forte pendant les Trente Glorieuses.
La vision”socio-économique” des années 50-70 unilinéaire héritière de la vulgate marxiste (libéralisme économique vs socialisme étatique/redistributif) s’est enrichie d’autres axes notamment en ce qui concerne les moeurs ou le rapport à l’ordre/la Nation/la sécurité. Ceci a fait voler en éclats les représentations anciennes notamment à gauche où un courant assez conservateur au niveau des mœurs et du rapport à l’autorité existe à côté des “libéraux libertaires” personnalisés par Daniel Cohn-Bendit. Ceci a été très clair dans l’opposition du vote entre grandes villes (où Ségolène Royal a atteint des scores de plus de 60% dans des villes comme Rennes ou les arrondissements de l’Est Parisien) et zones rurales et petites villes où N. Sarkozy a largement dominé son adversaire.
Cet état est vraisemblablement renforcé par un léger vieillissement de la population
Française : les plus de 60 ans sont passés de 18% de la population Française en 1970 à 21% en 2007. De plus, la population Française a mûri : les moins de 20 ans sont passés pendant la même période de 33% à 25% et les 20-59 ans de 49% à 54% .
–Première Conclusion
La situation socio-économique de la France devrait se traduire par une adhésion massive aux idées de la Gauche (cf E. Todd dans “l’Illusion Economique” – 1998 qui prévoyait un regain de la lutte des classes car selon lui, 70 à 80% des Français étaient menacés par l’évolution de l’économie en France).
Pourtant, ceci est loin de se traduire dans les faits. L’organisation actuelle des partis de Gauche est-elle obsolète ? Doivent-ils changer de stratégie ?
–L’Évolution Politique de la France depuis 1975
La Gauche est arrivée au pouvoir en 1981 plus en tirant parti des divisions et de l’usure de la Droite (notamment de Valéry Giscard d’Estaing) que par une véritable adhésion.
Les idées de gauche subissent alors de nombreux revers idéologiques face à la révolution libérale/conservatrice qui va balayer le monde Anglo-Saxon.
La France sera vite rattrapée avec l’ouverture (jamais refermée) de la parenthèse libérale de 1983 puis avec la chute du communisme en 1989 et le traité de Maastricht en 1992.
Depuis, la Gauche navigue de catastrophes apparemment injustes (présidentielle de 2002) en divines surprises (Législatives de 1997, Régionales et Européennes de 2004). Ce manque de socle idéologique de la Gauche a été mis à nu lors du débat sur le Traité Constitutionnel de 2005.
La conséquence de l’incapacité de la Gauche à formuler une pensée autonome traduisant les problèmes des couches populaires et moyennes (des jeunes aux seniors) a été l’émergence d’une pensée unique sur la mondialisation, l’économie, l’Europe, … où Droite et Gauche ne se distinguaient plus qu’à la marge sur une gestion plus ou moins sociale des dégâts de la mondialisation.
Même si cela a paru une mesure anodine et favorable à la démocratisation, le passage au quinquennat a fortement modifié la politique Française :
– primat de l’élection présidentielle d’où un structuration des partis autour d’hommes capables de concourir à cette élection et une multiplication des candidatures
– mise au second rang de l’élection législative et donc des programmes politiques
– écart grandissant entre le temps de la politique (les résultats d’une bonne politique énergétique, industrielle, de recherche ou éducative ne sont visibles qu’au bout de 10-15 ans) et le temps électoral (et a fortiori avec le temps médiatique qui exige de la nouveauté tous les jours – donc des effets d’annonce et de l’émotion). Ceci entraîne une prime au candidat qui semble être le plus à même de faire avancer (même modestement) la situation plutôt qu’à celui qui aurait une vision plus large mais aussi moins concrète.
Ceci conduit Pierre Rosanvallon à un constat pessimiste : “Les élections … expriment moins que par le passé des choix d’avenir. Les votants apparaissent plus comme des “refusants”…. L’incertitude devant l’avenir et la difficulté à penser une démocratie complexe se sont liées pour accélérer le phénomène. La vitalité contre-démocratique s’est dégradée sous les espèces de corporatismes étroits ou de réactions populistes souvent réactives”.
Comment s’étonner de ce constat quand la pensée unique interdit toute alternative tranchée et quand l’image instantanée prime sur le débat de fond et sur la réflexion?
–“L’appel du Centre”
Faut-il pour conjurer cette situation funeste, que la Gauche s’allie avec le Centre ? Une analyse fine du “Centre” serait trop longue : nous nous contenterons de quelques constats :
– le “Centre” n’est pas une idée neuve : un candidat Centre Droit ou de Droite dissident a toujours réalisé un score élevé sauf en 2002 ce qui n’a pas empêché la Gauche d’obtenir des scores élevés (74, 81, 88, 95) et de gagner ou de ne perdre l’élection que de peu.
– le succès atypique de François Bayrou en 2007 est dû à la conjonction de plusieurs facteurs :
o la percée de François Bayrou s’est faite à partir du moment où il s’est posé en candidat anti-système (anti UMP-PS, anti média, …). Après le choc de 2002, le vote François Bayrou devenait un vote protestataire admissible (“l’Extrême-Centre”)
o de nombreux électeurs de Gauche ont voté François Bayrou en le pensant plus capable que S. Royal de vaincre Nicolas Sarkozy au second tour
o face à 2 candidats prônant un certain changement, F. Bayrou est resté très flou sur son programme et a pu séduire une partie de l’électorat conservateur
o enfin, certains électeurs de Droite, inquiets des dérives de N. Sarkozy sur la sécurité mais aussi de ses attaques contre l’Allemagne et de sa soumission à George W. Bush, se sont sentis rassurés par François Bayrou
Le “Centre” est donc une notion très floue qui, dans un univers bien structuré, penche généralement à Droite.
–Quelle Stratégie pour la Gauche?
L’analyse précédente sur l’état réel de la France et sur la volatilité du “Centre” montre qu’une stratégie autonome peut et doit être développée par la Gauche. La prétendue “droitisation” de la vie politique Française n’est qu’un leurre. Pierre Guidoni dans le “Nouveau Parti Socialiste” – 1974 avait montré qu’historiquement le Parti Socialiste perd plus de voix à Gauche qu’il n’en gagne au Centre. Le cœur du problème sera de maintenir les fondamentaux de la Gauche (lutte contre les inégalités, lutte contre les discriminations, politique industrielle et de recherche, développement de l’Europe sociale, …) tout en étant capable de s’adresser à des personnes plus variées (couches populaires mais aussi couches moyennes, conservateurs vs plus libéraux sur le plan des mœurs, Français d’origines diverses, jeunes vs seniors, …). Pour cela, la réflexion ne devra pas occulter les sujets difficiles : le rapport au travail, la sécurité, la Nation, le “protectionnisme Européen”, l’équilibre droits/devoirs, l’immigration et le co-développement, la laïcité, …
Ce travail demandera de proposer une vision globale du monde actuel et de son devenir : un véritable projet politique bâti sur des valeurs et non un programme technocratique de mesures (comme l’a été le “non-projet” du Parti Socialiste de 2006). C’est la priorité pour ramener à Gauche ses soutiens naturels qui se sont fourvoyés à Droite ou à l’Extrême Droite (au second tour de l’élection présidentielle, près de la moitié des ouvriers ont voté pour Nicolas Sarkozy. Celui-ci a réussi un hold-up parfait en alliant ouvriers censés se lever tôt et dirigeants contre les « assistés »)
Une telle stratégie impliquera aussi de faire émerger une organisation et une direction du PS plus en phase avec la société Française et d’imposer une ligne authentiquement de Gauche face aux media et aux prétendues “élites”.
Ce n’est qu’après qu’une Gauche sûre d’elle-même pourra réfléchir à une ouverture ou à un élargissement à des mouvements républicains qui la rejoindront essentiellement sur ses bases (ce qu’avait réalisé François Mitterrand élu en 1988 avec 54% des suffrages).