La réciprocité se définit comme les relations entre les personnes, l’échange. On peut y voir l’essence des relations sociales selon le sociologue Marcel Mauss : donner, recevoir, rendre. Je la place en tête des valeurs parce que tout indique que, si notre humanité se trouve aujourd’hui dans l’impasse, c’est pour avoir tourné le dos à cette valeur dont on peut dire avec Axel Kahn que, sans elle, nous n’aurions pu exister en tant qu’hommes et femmes et en tant qu’espèce. Ce qui nous conduit à en faire un outil naturel et non un concept abstrait.
L’évolution de notre espèce passe par des périodes où alternent crise, déconstruction et reconstruction. Je qualifie ces périodes de paroxysmes de « périodes axiales ». J’emprunte cette idée au philosophe Karl Jasper qui parle d’âge axial. Le mot axial vient du grec axios, valeur et se trouve donc au cœur de notre recherche.
Je prendrai l’exemple d’une période axiale particulièrement significative qui se situe entre le VI ème et le IV ème siècle avant notre ère. Elle vit émerger dans un grand nombre de pays, des grands maîtres de la sagesse : Bouddha et Jina en Inde, les philosophes grecs, les prophètes d’Israël, Lao Tseu et Confucius en Chine pour ne citer que les principaux. Il s’agit d’une véritable effervescence de l’esprit humain qui a marqué à tout jamais l’évolution de la pensée humaine et entraîné les mutations nécessaires. On peut espérer que notre époque en crise trouvera les esprits créateurs indispensables qui seront sans doute moins des individualités que des groupes de réflexion.
L’impasse dans laquelle se trouve notre monde vient de l’ignorance ou du mépris des limites de notre milieu naturel, du développement excessif de l’individualisme, de la confiscation des biens et des profits de la production par une minorité qui ne sait même plus les gérer !
Il faut déconstruire le système, déverrouiller les blocages et reconstruire un monde où la réciprocité et le partage seront des valeurs premières, ce qui implique la responsabilité éthique de chacun. Le développement des relations entre les Hommes et entre les Hommes et leur milieu naturel repose sur :
– l’égale valeur donnée aux différents groupes humains, sans tomber dans le communautarisme. On peut entrevoir une amorce de réalisation dans la mutation actuelle de la société américaine.
– une meilleure connaissance et le respect du milieu naturel, quitte à limiter notre consommation et à apprendre la frugalité, à condition d’en répartir également les obligations.
– le partage des richesses et des droits entre tous les êtres humains, homme et femmes, groupes ethniques et nations, quel que soit leur degré de développement et leur culture.
– une meilleure compréhension de l’évolution et du temps pour ne pas devenir ce qu’un philosophe contemporain appelle « les squatters du futur ». Nous devons sans doute réviser notre conception implicite du temps, hérité de la pensée grecque qui ignorait « l’impermanence créatrice ». Notre esprit, exagérément attaché aux créations du passé jugées intangibles et devenues statiques, doit admettre la nécessité de changements profonds. La notion d’impermanence, empruntée à la pensée orientale, rend mieux compte de l’évolution telle que nous avons fini par l’admettre après l’avoir niée farouchement (ce que font encore tous ceux qui restent, les adeptes d’une création unique et définitive, fondamentalement américains ou intégristes musulmans). Tout bouge et change, rien n’est définitivement acquis ou bloqué. La notion de vide, propre à l’Orient et qu’il serait trop long de développer ici, peut être représentée par l’espace même infinitésimal qui permet une libre respiration, le mouvement des choses et des esprits, la création continuée, un espace de liberté créatrice tout simplement.
Si nous voulons léguer aux générations montantes et futures, un patrimoine planétaire viable, durable et améliorable, si nous reconnaissons à ces générations un « droit au legs », nous devons, nous, définir un droit du legs, fondé sur l’obligation de protéger le milieu naturel et les sociétés humaines, ce qui nous contraint à développer un nouveau sens civique planétaire dont les citoyens du monde devront acquérir un profil de citoyen usufruitier.
La réciprocité n’existe pas seulement entre contemporains mais aussi entre les générations.
Le 12 novembre 2008