Pour Marcel Gauchet[[Historien et philosophe, Marcel Gauchet est le rédacteur en chef de la revue “Le Débat”. Il est membre du Centre Raymond-Aron de l’EHESS et vient d’achever le 4ème tome de son ouvrage intitulé “La démocratie”.]], deux qualificatifs caractérisent principalement la période : confusion et instabilité. L’instabilité n’est pas seulement de façade mais touche les bases mêmes de ce qui fait vivre la démocratie dans ce pays et autour.
{{● L’arrière plan}}
Cet arrière plan, tout à fait particulier à ce moment de l’élection, comporte trois directions principales :
1. Il existe un trouble identitaire généralisé dans le monde occidental provenant de la globalisation, l’occident en ayant été par ailleurs l’initiateur. Pour beaucoup, cette globalisation se traduit par la relativisation des puissances à l’échelle globale et par un déclassement relatif de l’occident, engendrant une angoisse contre laquelle le discours politique est en général impuissant. Cette angoisse sur le futur d’une partie de la population est vive aux U.S.A., où elle s’est traduite notamment part l’élection de Donald Trump et en Europe, tout particulièrement au Royaume-Uni et en France mais aussi aux Pays-Bas, du fait des identités collectives de ces pays liées à leurs anciens empires. C’est en effet là où la prétention au leadership global est la plus forte et là où elle est le plus ressentie.
C’est également sous cet angle qu’il faut analyser le désamour des peuples pour la construction européenne a-stratégique qui ne répond plus, à leurs yeux, au rapport de puissance avec le reste du monde.
Aujourd’hui, l’histoire a cessé de compter. En revanche, la géostratégie est devenue névralgique. Sur tout cela, le déficit du discours politique a été important. En France notamment, dans un monde néolibéral, le contre-pieds est intégral avec tout ce que l’on a vécu, plus particulièrement avec la notion d’égalitarisme, l’un des fondements de notre pensée.
Plus généralement, face à la globalisation, l’identité collective est contrainte de se définir par l’extérieur, non plus par rapport à un héritage historique, mais dans un espace géopolitique global. Le trouble identitaire qui en résulte est grand.
2. Le divorce est désormais profond entre la base et le sommet, les élites et le peuple. La globalisation crée une fracture majeure entre les gagnants et les perdants de la mondialisation. Pour les plus pauvres, c’est la concurrence sur le marché global, ce sont les pertes d’emplois à l’inverse des salariés du CAC 40 que l’on paye bien pour acheter la paix sociale et défendre son image.
Il s’est produit un divorce culturel entre les élites et les peuples. La variable majeure est devenue le diplôme mais la fracture sociale sépare aussi les métropoles et l’arrière-pays. Le niveau d’éducation est désormais « l’armement » pour évoluer dans le monde global. Selon Francis Fukuyama[[ . Chercheur, économiste et philosophe américain]] , la division sociétale n’est plus « classe contre classe” mais diplôme contre non diplôme. Le partage se fait par le niveau d’instruction. Le capital est désormais le capital scolaire.
3. La troisième dimension à considérer, c’est celle de la crise des démocraties marquée par un sentiment d’impuissance publique. Il semble que nous ayons affaire à une seconde crise de croissance de la démocratie. La première fut celle de l’entrée des masses en politique à la fin du XIXe siècle avec l’accession au suffrage universel qui a conduit à la social-démocratie, cette alliance des partis ouvriers et des partis bourgeois qui n’a pas eu lieu en France. Nous ne sommes plus désormais à l’ère des masses mais au contraire, à l’ère de l’individu et c’est l’irruption des individus privés dans l’espace public qui est le ressort de cette crise nouvelle de la démocratie. Pour le rédacteur en chef de la revue « Le Débat », « Il n’y a donc pas de possibilité de fabriquer un pouvoir collectif effectif à partir de cette liberté ».
●{{ Le populisme}}
Le populisme peut ainsi prendre sa source dans une triple crise : identitaire, politique, et de fracture sociale. Cette toile de fond posée, on comprend la confusion que présente notre conjoncture. En France, la partition est quadruple. Elle se caractérise par la forte croissance de l’extrême droite, par les incertitudes de la droite classique, par la percée d’un centre inédit et par la multi division à gauche.
Le foyer central de cette situation, c’est le bouleversement idéologique entraîné par ce que l’on appelle la globalisation mais qui est en fait un changement dans le mode de gestion de nos sociétés qui génère une rupture idéologique curieuse : le passage de la dominance idéologique du socialisme à la dominance idéologique néolibérale. Au 20ème siècle, le succès de la dominance idéologique de la gauche était lié principalement à la nécessité de replacer le fonctionnement de l’économie sous le contrôle du politique, sous des formes très différentes qui allaient du collectivisme à la social-démocratie, le compromis social sous arbitrage de l’Etat. L’évènement fondamental, intellectuel, idéologique et politique, c’est que ce programme s’est effondré, et a été disqualifié structurellement par la globalisation et le libre-échange. L’économie a repris le pas sur la politique.
La gauche aurait pu disparaître, mais elle a su bénéficier des échecs de la droite et s’est transformée profondément sans même s’en rendre compte et sans se le dire, en devenant le parti des droits individuels. La loi « travail » ne traitait que des droits et des moyens de les préserver ou de les aménager. Le problème de la gauche, c’est que par le biais du traitement de ces droits, la gauche s’est ralliée au programme néo-libéral y compris pour trouver des ressources nécessaires au financement de l’Etat social.
La droite a été la grande bénéficiaire de cette politique mais ce fut une victoire à la Pyrrhus car ce changement de direction de la gestion de la société a provoqué la dissociation de sa composante traditionnelle et conservatrice de son courant libéral, leur point commun principal n’étant, jusqu’alors, en fait, que l’hostilité au communisme.
Le champ idéologique est tripartite, il y a toujours des conservateurs, des libéraux, des socialistes alors que le système politique représentatif droite-gauche, majorité-opposition est par nature binaire. La nouveauté absolue du néo-libéralisme, c’est la dissociation de la sphère des libertés personnelles économiques ou purement individuelles des cadres politiques établis.
Il existe de ce fait au-delà des sphères politiques, des structures internationales, mondiales indépendantes de la régulation politique.
La résultante de ces forces fondamentales dans le champ politique immédiat, c’est que, sous l’effet de ces évolutions, la gauche a perdu les classes populaires.
La gauche, dite de gouvernement, est devenue une gauche bourgeoise et de son côté, la droite de gouvernement a perdu son aile conservatrice attachée à l’autorité de l’Etat. La confluence de ces deux éléments a créé le populisme et renforcé la force qui l’incarne, le Front national, qui agrège déception populaire et déception bourgeoise.
La droite de gouvernement qui subit la pression de cette extrême-droite dite populiste est écartelée entre le néolibéralisme économique et sa tradition autoritaire, mais elle est en plus dominée par une gauche identitaire tiraillée entre son passé et son présent avec le cruel dilemme de ne pas pouvoir financer les droits donnés sans ressources économiques nouvelles et par l’arrivée d’une nouvelle gauche radicale, du type « Nuit debout » basée sur l’idée de démocratie directe et des forces nouvelles. Pour autant, la période marque la sortie de l’ère totalitaire et le triomphe du principe démocratique.
Le débat public est désormais civilisé et ceci est particulièrement vrai auprès des jeunes générations.
Marcel Gauchet en voit la preuve dans la popularité d’Emmanuel Macron, qui se place délibérément au-delà du clivage droite-gauche.
{{● Les perspectives}}
Que peut-on en conclure ? Nous pouvons discerner deux lignes d’évolution plausibles mais contradictoires. La première, c’est celle du nationalisme opposé à la mondialisation. C’est celle de Marine Le Pen. Elle ne pourra certainement pas gagner mais aura imposé sa grille de lecture des évènements et du partage politique, ce qui est plus qu’inquiétant pour le futur.
La seconde évolution dépend de la capacité des partis de gouvernement à récupérer les morceaux et à les recoller en protégeant la démocratie du nationalisme, cette nouvelle force qui pourrait le détruire.
Le rapport de nos sociétés au monde extérieur, européen et mondial, est devenu aujourd’hui déterminant. C’est sur ce terrain que l’ensemble des forces politiques est obligé de se redéfinir. Dans ce contexte, la faiblesse fondamentale des gauches européennes, est qu’elles ont toujours été le parti de la transformation sociale interne alors que leur agenda se trouve débordé désormais par des flux venus de l’extérieur.
Synthèse par{{ Jean-Michel Eychenne,}} membre du Cercle