Militant associatif engagé pour le respect des droits de l’homme et la défense des libertés démocratiques en Tunisie et dans le monde arabe, Kamel Jendoubi, l’un des principaux opposants à M. Ben Ali interdit de se rendre en Tunisie pendant près de 17 ans, a été chargé après la révolution de diriger la réalisation des élections du 23 octobre 2011. En fin observateur de la vie politique tunisienne, il décrit successivement lors de cette séance plénière du cercle la situation dans ce pays, les changements constitutionnels en cours ainsi que les principaux défis que son pays devra affronter dans les prochains mois.
1- La situation en Tunisie depuis le 14 janvier 2011
Les évènements de 2011, inattendus, ont provoqué un bouleversement en faveur des droits de l’homme et de la démocratie en Tunisie. Les élections du 23 octobre 2013 puis, deux ans après, l’adoption d’une nouvelle constitution, ont constitué la seconde phase de la transition démocratique.
L’assassinat de Chokri Belaïd, opposant de gauche connu pour son engagement fort pour les questions sociales et pour la lutte contre l’intégrisme l’islamiste au mois de février 2013, a engendré de profonds changements. Un deuxième assassinat, celui de Mohamed Brahmi, le 25 juillet de cette même année a fait sombrer le pays dans une profonde crise d’instabilité politique marquée par la violence des groupes islamiste. Des manifestations sans précédent ont entrainé la chute du gouvernement et la constitution d’un front de salut national positionné principalement contre les islamistes. Ce large front, va de l’extrême gauche à Nida Tounes ; il regroupe aussi d’anciens RCD, parti de M. Ben Ali, ainsi que des syndicalistes et fait de la société civile une force régulatrice.
Un quartet composé de la centrale syndicale UGTT, de membre de l’organisation patronale, de la Ligue Tunisienne de Défense des Droits de l’Homme et d’avocats anime par ailleurs le dialogue national.
C’est la constitution conjuguée du Front de Salut National et de ce quartet qui a permis la sortie de crise après les assassinats de Chokri Belaïd et de Mohamed Brahmi. Celle-ci a donné lieu simultanément à trois processus, l’un gouvernemental, un deuxième constitutionnel et un troisième, électoral.
La question de la légitimité de la nomination d’un nouveau gouvernement dit de compétences était posée, car le précédent gouvernement, fondé par la Troïka, avait été élu. La Troïka a cédé, mais en quittant le gouvernement, ses membres n’ont pas quitté le pouvoir facilement, alors qu’ils avaient été élus pour une durée limitée, d’où les difficultés.
Une nouvelle constitution a vu le jour le 27 janvier de cette année et le processus électoral est en cours avec la mise en place d’une instance électorale permanente et non plus ponctuelle comme celle que j’ai dirigée, ainsi que l’adoption d’une nouvelle loi électorale il y a quelques semaines.
Nous entrons donc Le pays entre donc dans une troisième phase : une phase de dans la transition, avec des élections prévues à la fin de l’année et donc un processus électoral qui pourrait s’étendre sur deux années, entre les présidentielles, les législatives et, éventuellement les élections locales. Et ceci qui n’est pas simple, vu les urgences en matière de politique économique et sociale.
2- Le point de vue constitutionnel
Revenons un peu Retour sur ce qui a été fait.
La nouvelle constitution, celle de la seconde République tunisienne, après celle de juin 1959 mise en place par le parti de M. Bourguiba a tenu compte du lien toujours important en Tunisie entre gouvernants et gouvernés. Elle a rencontré un grand engouement par ceux qui l’ont votée, mais aussi un soutien inattendu dans la presse et par l’opinion internationale malgré quelques réserves chez les puristes et son rejet en bloc par les forces fondamentalistes non républicaines.
Le choix démocratique de son écriture par les élus du peuple, très différent de celui des autres pays arabes n’était pas sans risques. Marqué par une société soucieuse de ses droits notamment en matière d’égalité homme-femme, d’éducation ou de nomination des magistrats, il pouvait conduire de facto à un régime d’assemblée, de partis.
Ce texte est donc le marqueur d’une société qui a acculé contraint l’ensemble de la classe politique à agir. Il est le produit d’une société dans sa globalité.
Quelles sont les principales caractéristiques de cette nouvelle constitution mise en place par un Comité de consensus? Que peut-on craindre ? La loi ne peut plus modifier la constitution. L’Assemblée nationale ne peut-être dissoute. Il subsiste aussi certaines contradictions issues du consensus. L’article I par exemple, fait de l’Islam la religion du pays, ce qui peut être source d’ambigüité, comme celle de l’universalité des droits de l’homme, mais prend aussi acte de l’abandon de l’application de la charia et l’article II confirme le caractère civil de l’Etat et, tout comme l’article I. Cet article n’est pas modifiable.
Ce texte constitue une avancée indéniable par rapport au droit tunisien en évoquant la liberté de conscience, l’interdiction de la torture, le droit à un procès équitable et les libertés académiques et ouvre même certains droits dits de 3ème ou 4ème génération comme le droit de l’environnement, des handicapés, du sport.
Il subsiste aussi certaines omissions comme l’enracinement méditerranéen millénaire du de ce pays aux racines pourtant depuis des. Des omissions quant à la libre initiative économique, à la répartition des rôles entre le Chef de gouvernement et le Président désormais marginalisé.
3- Les défis
Les trois principaux défis sont les élections, le gouvernement et le dialogue national.
Une commission constitutionnelle va être mise en place, mais le débat n’est pas terminé en ce qui concerne les élections prévues d’ici fin 2014. Les partis politiques sont très divisés. Ennahda souhaite en priorité la tenue des élections législatives alors que les autres partis politiques souhaitent en premier lieu des élections présidentielles. Les élections auront donc peut-être lieu simultanément. Le succès de ces dernières est tributaire d’un besoin de confiance, de légitimité, et d’indépendance. Or, indépendamment de la qualité de ses membres, la commission n’offre pas toutes ces garanties, et le mode de scrutin, construit sur le modèle de celui d’octobre 2011 pour l’assemblée constituante ne permet pas la désignation d’une majorité claire.
Le défi gouvernemental tient à l’absence de pouvoir du gouvernement qui n’a aucun soutien politique des partis et des relais sociaux. IL s’agit d’un gouvernement de compétences qui a pour principales priorités la sécurité, la lutte contre le terrorisme et la violence de groupe au lieu d’œuvrer pour le rétablissement de l’autorité de l’état et ce alors qu’on retourne à des anciennes pratiques, car, sous couvert de lutte contre le terrorisme, on torture aujourd’hui en Tunisie et l’on revient à des procès montés de toutes pièces tels qu’en 2011. Enfin, certains domaines importants sont encore insuffisamment traités, tel le financement public des partis politiques ou l’absence totale de médias indépendants.
Au niveau économique, il est certes prévu d’entamer un dialogue économique, mais le temps presse car il faut d’urgence sortir de la spirale de l’endettement.
Concernant le dialogue national, la méthode est essentiellement tunisienne et donc peu transposable. Elle a pour bases principales le poids important de la société civile et du syndicalisme, qui au delà de la lutte pour les droits syndicaux, représente la défense des droits sociaux. Ceci conduit à un dialogue patronat-syndicats qui pèse sur les partis politiques pour trouver des solutions, aboutissant le plus souvent à un consensus.
Qui cela sert-il le plus ? Et pourquoi alors fait-on des élections ?
Il y a certes un scénario d’accord possible entre Nida Tounes et Ennahda sur la base d’intérêts bien compris de ce dernier de se fondre dans un paysage politique géographiquement peu favorable aux frères musulmans. Pour autant, on ne peut orienter la transition démocratique tunisienne vers l’avenir sans intégrer une partie de l’ancien système et ce alors qu’Ennahda a toujours déclaré vouloir partager le pouvoir.
La réponse à certaines questions est néanmoins urgente :
– Qu’en est-il de la conception de l’état, du pouvoir ?
– Quelle analyse et quel engagement vis-à-vis de la société ?
– Quel est le rapport du pays à son environnement ?
– Les droits nouveaux sont ils réservés seulement aux tunisiens et tunisiennes, aux hommes ou aux femmes et à l’ensemble des citoyens ?
Le flou laissé par le consensus pourrait permettre certes d’escamoter les différences, mais risque aussi d’avoir pour conséquences de priver aussi les tunisiens de voter pour un projet économique et politique plutôt qu’au-delà d’une forte abstention possible, sur des critères autres tels que la moralité ou la région, très différents de ceux pour lesquels nous avons lutté.
Cette dernière phrase n’est pas très compréhensible….