Fin 2002, l’élection à la présidence de la République brésilienne du leader du Parti des travailleurs, Lula da Silva, suscitait un grand espoir dans les milieux populaires. Où en est-on un peu plus d’un an après ?
Ignacy Sachs, directeur d’études à l’EHESS, grand connaisseur du Brésil où il réside souvent pour travailler sur les questions sociales, par ailleurs administrateur du Cercle Condorcet de Paris, répond aux questions de Jean Offredo.
Jean Offredo : Comment va Lula, un an après ?
Ignacy Sachs : Lula est, en même temps, couvert d’éloges dans la grande presse brésilienne et internationale et critiqué, souvent de manière excessive, à l’intérieur même de son parti, le Parti des travailleurs (PT). Mais Lula demeure toujours, le personnage charismatique, populaire, en qui l’on a confiance.
– Lula a aussi une bonne image auprès des bailleurs de fonds internationaux…
Le pays vit un double paradoxe : d’abord, l’euphorie sur le plan financier et la catastrophe sur le marché du travail ; ensuite le pouvoir, Lula en tête, encensé…pour ce qu’il n’a pas fait !
En effet, il ne s’est rien passé de la crainte des milieux financiers ; pas de mesure contre le capital étranger ou les capitalistes brésiliens ; un ancien président directeur général de la Boston Bank, élu de surcroît de l’opposition au Parlement, à la tête de la Banque centrale ; une équipe d’économistes aux Finances s’efforçant de rassurer la communauté internationale.
Le premier objectif de Lula était d’affronter le « choc de crédibilité » concernant le Brésil, de montrer que le « risque brésilien » était insensé, que sa politique était ferme, sage, valide. À voir l’inflation jugulée, le doublement de valeur de la Bourse, la baisse du « taux de risque » brésilien, l’objectif a été parfaitement atteint.
– Mais à quel prix ? Que dire du bilan social de cette année ?
– Très décevant. Un taux de croissance économique réel entraînant 1,5 % de baisse du revenu par tête d’habitant ; un taux de chômage qui n’a pas explosé, mais la quasi totalité des emplois nouveaux créés se situe au-dessous du minimum vital ; une situation de l’emploi toujours aussi critique.
Ainsi selon une étude de l’université de Sao Paulo, douze millions d’emplois ont été perdus ces onze dernières années, et quinze millions et demi ont été créés, soit un solde positif de près de trois cent cinquante mille emplois par an quand trois à quatre fois plus serait nécessaire.
On dit que la future année, à juste titre, sera meilleure avec un taux de croissance de 3/3,5 %. Mais avec tout l’arriéré et l’accumulé, cela ne peut résoudre les problèmes sociaux brésiliens, le vrai cheval de bataille de Lula.
Certes l’année écoulée a vu une réforme importante, peut-être pas complète des retraites, mais on n’a pas beaucoup avancé vers la réforme financière.
D’autant que le taux directeur très élevé de la Banque centrale est prohibitif qui empêche tout investissement sérieux et que les capitaux étrangers ne s’investissent pas assez.
– Lula et le Parti des travailleurs pouvaient-ils faire mieux en un an ?
Il faut comprendre que Lula a gagné la présidentielle sur son charisme très fort. Mais le Parti des travailleurs, malgré des gains importants, n’a pas gagné les élections législatives. Pour gouverner, il fallait se créer une majorité parlementaire. Quelques partis de gauche ont appuyé de bon cœur, quelques députés d’autres partis – ce qui se fait couramment – ont été « débauchés », mais c’était insuffisant. Il a fallu négocier l’appui du parti de centre-droit (PNDB) en échange de deux ministères et la présidence d’une grande entreprise d’État.
L’attente de réformes, comme toutes celles prévues dans le programme du Parti des travailleurs, ne pouvait qu’être déçue, car il est évident qu’eu égard à la situation politique, un programme radical ne pouvait être envisagé. D’autant que le Parti des travailleurs n’est pas en position de force ni sur le plan des États qui composent le Brésil, ni sur celui des municipalités. Le Parti des travailleurs, qui n’a pas de racines rurales, est un parti né du mouvement syndical, dans la banlieue de Sao Paulo, de l’aristocratie ouvrière (les metallos) en symbiose avec les couches intellectuelles et les « cols blancs » fonctionnaires, plus radical que la gauche « traditionnelle », avec des influences trotskistes.
Quant au Mouvement des paysans sans terre, mouvement social le plus important, son attitude est plutôt ambiguë à l’égard de Lula. On le critique… et on le ménage, avec l’espoir que ça changera.
– Lula connaît des succès en politique extérieure…
– Oui. Il voyage beaucoup, un peu trop aux yeux de certains (une vingtaine de voyages dans l’année…) avec des voyages historiques et des réussites. Ainsi le processus de construction du G3, (Brésil, Inde, Afrique du sud), reconstruction d’une certaine solidarité Sud-Sud, comme l’accord entre l’Inde et le Mercosur (Brésil, Argentine, Uruguay, Paraguay et le Chili associé), même si ce dernier est plus une alliance politique qu’économique.
Il faut aussi parler du G20 ébauché à Cancun, même si celui-ci sera plus difficile à s’affirmer, à cause de la présence économiquement problématique de la Chine, concurrence inquiétante aussi pour le Tiers Monde.
Le Brésil a su trouver également une manière de négocier avec l’hémisphère occidental, une négociation compliquée, à géométrie variable, mais importante, en particulier avec les Etats-Unis.
On peut donc dire que le bilan de la politique extérieure est assez positif.
– Vous parlez souvent de la nécessaire mise en place d’un « plan Lula II » ?
– Oui, ce plan peut exister. Le Brésil a d’énormes possibilités, à condition de se libérer d’une orthodoxie monétariste et financière qui cause beaucoup de tort. Engranger un excédent massif budgétaire est saugrenu face aux besoins du pays ; lutter contre l’inflation avec des taux élevés de la Banque centrale est une idée fausse.
Il faut lancer un grand programme de travaux publics, en particulier de construction de logements, et une politique de crédit dans cette perspective n’est pas inflationniste.
Une réforme agraire est nécessaire. Le Brésil a la plus grande réserve de terres cultivables au monde, une biodiversité, une biomasse pour faire d’énormes choses, une recherche agronomique très forte.
L’agriculture joue déjà un rôle essentiel (1er exportateur mondial pour la viande de bœuf, le poulet, le café, le jus d’orange, bientôt pour le soja), mais celle-ci très mécanisée, détruit des emplois. Il faut donc réorganiser l’agriculture familiale tournée vers l’alimentation de subsistance, vers d’autres produits que pour l’exportation.
C’est un immense chantier à développer, indépendant de l’extérieur. Lula doit plus mobiliser toutes les ressources intérieures. C’est possible.
Le Brésil attend Lula II. Une année de pouvoir, c’est peu de temps. Tout ce qu’il faut existe pour une évolution politique. Un test important à l’automne sera, pour la crédibilité de Lula et du Parti des travailleurs, les élections municipales.
Propos recueillis par
Jean Offredo, Président du Cercle