Le cercle Condorcet de Paris organise régulièrement des remue-méninges, séances où la parole est libre sur un sujet choisi en commun. Cette année, nous en avons réalisé deux. Un premier, en septembre 2018, sur la démocratie en Europe et ses crises, en vue de dégager les thématiques possibles de notre colloque biennal. Le second, en mars 2019, sur la crise des gilets jaunes et ce qu’elle révèle de l’état de notre société.
Mardi 12 mars 2019
Grand Remue Méninges sur le Grand Débat National – Partie II
Remue-méninges sur le grand débat national (12 mars 2019)
Introduction
En amont du mouvement des gilets jaunes, nous avions débattu[1] sur la question de la démocratie, nous interrogeant sur la capacité des formes de démocratie actuelles à répondre aux grands enjeux planétaires. Nous disions que la démocratie est aujourd’hui contestée par certains, alors que nous pensions qu’elle était désirée et recherchée par tous les humains. Les procédures démocratiques peuvent-elles décider du bien commun quand tant d’intérêts particuliers, dont certains très puissants, s’y opposent ? Ce qui paraît impensable doit être examiné : la démocratie est-elle toujours le fondement nécessaire de nos sociétés ? À quelles conditions, avec quels affrontements peut-elle renouer avec une dimension progressiste, égalitaire sur le plan social et libérale pour les choix de vie individuels ?
Le mouvement des gilets jaunes a mis en évidence la perte de confiance dans la démocratie représentative. Il met en cause les « élites » gouvernantes et revendique le droit des citoyens à être à l’initiative de la loi, à juger de sa pertinence et à contrôler son application, ou à révoquer leurs élus « insatisfaisants », demandant le recours à des référendums d’initiative citoyenne.
Débat
Comme dans la société globale, notre débat apporta des contributions diverses et parfois opposées. Pour certains, nous vivions une crise profonde, pour d’autres non. Certains y voyait même l’amorce d’une crise institutionnelle, appelant à revoir nos pratiques démocratiques en réservant plus de place à la démocratie participative, locale. Allant plus loin, d’autres pensaient à une 6ème République qui rétablirait une société plus horizontale, moins « monarchique ». Que les Gilets jaunes aient souvent demandé la démission du président indiquait à tout le moins qu’il n’était pas « leur » président et en souhaitant des référendums, ils aspiraient à une démocratie plus directe.
Ils voulaient la mort de ce « roi ». Et construire autre chose, bien que cela resta flou et souvent ambigu, voire contradictoire. Une volonté de changement de modèle politique, d’alternative s’est cependant exprimée. Certains ont estimé que ce mouvement marquait la limite, voire la fin, d’un régime présidentiel étouffant avec le passage du septennat au quinquennat et la succession de l’élection du président par celle de l’assemblée nationale, donc de « son » parlement.
Tous, ou presque, s’accordait pour dire que notre république présidentielle écrase la démocratie et renforce des pouvoirs technocratiques ou économistes. D’une certaine façon, les Gilets Jaunes s’insurgent contre l’idée qu’il n’aurait plus d’alternative : ils voudraient en créer.
Il a été souligné par certains que face à la colère des GJ, ils ne comprenaient pas l’hostilité qu’ils inspiraient à ceux qui cherchaient à les réduire à un petit mouvement en constante perte de vitesse. Pour certains il ne s’agit pas d’un mouvement social faute de revendications cohérentes et de représentants pour les porter mais d’une révolte s’inscrivant dans une longue tradition française. D’aucuns ont estimé que cette France des gilets jaunes ne représentait pas la France, mais une simple partie et qu’ils ne pouvaient s’ériger en meneurs d’une révolte globale. Certains ont voulu réduire l’émergence brutale de ce mouvement à la maladresse du gouvernement ou de Bercy, rappelant la limitation de la vitesse à 80km/h, la baisse de l’APL, la hausse de la CSG, l’injustice fiscale liée à la suppression de l’ISF et à l’instauration d’une flat taxe. Pour d’autres enfin, une colère de « petits blancs » même, d’exclus de la société globale. Mais comment caractériser ainsi ce mouvement après que, plus de dix milliards débloqués le 10 décembre 2018, celui-ci a continué ?
Il a été souligné par plusieurs combien ces gilets jaunes représentaient une France perdant l’espoir de s’en sortir par le haut. Ils sont aussi, pour partie, ceux qui sont à l’écart de la société de culture dont nous parlait Michel Guerrin en décembre. Le vote M. Le Pen a été rapproché de ceux qui sont touchés par le chômage, en situation de précarité, même s’ls ne sont pas nécessairement les plus pauvres Les regroupements en ronds-points ont constitué des moments de débats, de fraternité. Sans doute les Gilets Jaunes y trouvaient-ils la part de dignité dont ils se sentent privés dans notre société. De ce point de vue, au moins, ce mouvement ne peut être rejeté d’un revers de manche : cette dignité revendiquée a contribué aussi, en plus du soutien par procuration à certaines de leurs revendications par une majorité de français, à la sympathie qui leur a été porté, même lorsque certaines violences (mais pas toutes) se sont manifestées.
La crise des Gilets Jaunes est aussi une crise de consommateurs : de ceux qui voudraient améliorer leurs conditions, mais n’y parviennent pas. La question du pouvoir d’achat a été au cœur de la colère. Problèmes de logement, de transport, d’autant que de plus en plus de contraintes, de normes, s’imposent à eux (essence, contrôles techniques, économie d’énergie, etc.). Obligés d’être économes sans avoir lune pleine capacité à dépenser : d’où l’opposition entre fin du monde et fin du mois. On se doit cependant de souligner l’absence totale de revendication auprès du patronat.
Nous avons bien sur tenté de réfléchir à quelques solutions. Sans pouvoir approfondir. Comment recréer de l’espoir en une vie meilleure ? C’est la question majeure. Sans doute serait-il bien d’accorder une plus grande place à ce qu’il convient d’appeler une « intelligence collective », c’est à dire à des modes de délibérations et de participations plus fréquents sur les orientations politiques et économiques. Ne pas se limiter à des rendez-vous tous les cinq ans. Mais on ne peut les remplacer par des référendums. Associer représentation et participation ? Sans doute. La faiblesse des partis, y compris celui de la majorité, que l’on peut nommer sans crainte, parti de circonstance, empêche les citoyens de participer à l‘élaboration de programmes, de projets, comme les partis et les associations y contribuaient par le passé. Nous avons également débattu de l’organisation de la vie sociale, de l’urbanisation qui éclate et distancie les rapports sociaux. La « fragmentation de la société » résultant de nouvelles stratifications géographiques, de l’individualisation des comportements et des modes de consommation, de la distribution inégale du capital économique, social et culturel, rend difficile tout changement. Il ne dépend pas de mesures ponctuelles ou de circonstances. Mais de changement plus profond, à long terme, où la notion de développement soutenable pourrait prendre place, associé à plus de démocratie notamment au niveau local. L’institutionnalisation de lieux pérennes de débats entre partenaires sociaux, élus, citoyens et experts semble également nécessaire à différents niveaux territoriaux. Le renforcement de la démocratie sociale au sein des entreprises – comme elle existe dans certains pays européens -est également très importante. Des domaines que les citoyens devraient se réapproprier.
Enfin, nous avons convenu, cette fois sans contestation, que la question majeure restait celle de l’égalité, pas seulement formelle, mais réelle. Ce qui passe notamment par la construction d’une certaine justice fiscale et sociale. Ce n’est peut-être pas simple, car à tous les niveaux des intérêts particuliers peuvent s’opposer (retraites, impôts, héritages, etc.). Il nous semble que nous pourrions travailler sur cette question, en allant au-delà des apparences.
Synthèses réalisées par Jean Claude Henrard et Bernard Wolfer
PS au moins deux textes écrits par des membres du Cercle portent sur cette crise. Ils ont été publiés dans la lettre du Cercle ou sur le site,
JC Henrard Pourquoi la révolte des gilets jaunes Contribution au grand débat : in rubrique politique du site, mars 2019
- Wolfer Les damnés du territoire, février-mai 2019 : in lettre 46 de mai 2019 du Cercle, sur le site, et dans la revue de la fondation Jean Jaurès
[1] lors du remue-méninges le 25 septembre 2018