Les enjeux liés à la négociation du Grand Traité transatlantique

Economiste et ancien directeur général d’un syndicat patronal du secteur agroalimentaire, Bertrand de Kermel préside le Comité « Pauvreté et Politique » dont l’objectif principal est la sensibilisation sur le développement durable, la pauvreté et les inégalités.

Un grand traité se prépare, dans le plus grand secret pour l’essentiel, entre les Etats-Unis, le Canada[[ Celui entre Le Canada et l’Europe a été déjà signé.]] et l’Europe. Il devrait établir les conditions communes aux échanges économiques et financiers entre ces deux parties du monde. Il comporte deux aspects principaux : le premier concerne les échanges commerciaux que l’accord souhaite faciliter en définissant des normes communes, l’autre les investissements que l’accord souhaite protéger par un système d’arbitrage au-dessus des lois nationales.

Cette négociation dont les rapports d’étapes ne sont connus que d’un très petit nombre de personnes – même les responsables politiques[[ La commission Européenne est seule négociatrice sans mandat explicite des gouvernements…]] ne le connaissent pas dans le détail et la consultation ne peut être faite qu’en des lieux sécurisés, sans possibilité de copie ou même de prises de notes ! – donne l’image d’un monde économique saisi par la paranoïa. Ces précautions inouïes sont sans doute le résultat d’une OMC dont le système d’arbitrage par des Etats souverains n’est pas sous l’influence des anglo-saxons, ce qui conduit ces derniers à revenir à des systèmes d’accords bilatéraux, en dehors de l’OMC. Comme lors de la négociation de l’AMI (accord multilatéral sur les investissements de la fin des années 90) le secret préside aux nouvelles négociations. L’échec de celui-ci (en 1998) conduit certains pays à le reprendre sous une forme plus large, mais en bilatéral, et encore plus secrètement.

De quoi s’agit-il ? Pour les Etats Unis, promoteurs de cette négociation, il s’agit de mettre dans un traité les règles qui devraient régir les échanges commerciaux. En premier lieu, baisser les droits de douanes : Ils sont déjà bas, grâce d’ailleurs aux accords de l’OMC, dans la plupart des domaines. Restent quelques secteurs protégés, notamment dans les services. Ce n’est donc pas l’objectif le plus attractif. En second lieu, réduire ou harmoniser les règles non-tarifaires, c’est à dire l’ensemble des normes qui, particulières à un pays ou à une zone, interdit ou réduit l’entrée de produits étrangers similaires. L’OMC a « échoué » dans ce domaine. Les exemples les plus connus sont les viandes aux hormones ou les poulets javellisés, autorisés aux USA, interdits en Europe. Ou bien sur les aliments OGM. Sur quelle norme pourrait-on s’entendre alors ? Pour les juristes américains, il s’agirait de celles qui permettent le plus d’échanges. Dans le cas du poulet, ce serait par exemple le poulet javellisé… Mais il y a beaucoup de normes, dans l’alimentaire certes, mais aussi dans l’industrie, les services, la santé. Les entreprises sont de plus en plus productrices de normes qui favorisent leurs produits, et les plus grandes entreprises sont les plus à même de définir ces normes. On voit le grand danger que ce soient les entreprises et leurs lobbies qui instrumentent ces normes et imposent aux Etats leurs vues. D’autant plus qu’aux Etats-Unis, il n’y a que peu de débat public sur les normes, sauf après coup parfois, dans les class-actions, au détour d’un problème ayant causé beaucoup de victimes… On peut à ce sujet citer le cas des médicaments. Le grand risque est donc de négocier des normes équivalentes au plus bas niveau.

De plus, certains produits d’origines, ou certaines qualités, incorporent des valeurs de terroirs. Va-t-on autoriser le champagne californien ? D’autres normes prennent en compte la qualification du travail, sa sécurité, dans certains pays, pas dans d’autres. Pourrait-on aller jusqu’à « autoriser » de fait le travail des enfants ? Ceci peut sembler anecdotique dans les grands pays développés, mais pourtant cette question existe : derrière le produit, quel travail existe, notamment dans les pays dont nous importons des produits de base ? L’OIT s’oppose d’ailleurs aux termes actuels de cette négociation.

L’une des questions qui s’impose à ce stade : qui doit décider de ces normes, les multinationales ou les Etats et donc les politiques ?

Nous en arrivons au sujet qui provoque le plus d’opposition. Ce traité propose une procédure d’arbitrage des conflits qui soit multinationale et privée. Ceux-ci seraient réglés à la demande des entreprises seulement, et par un tribunal privé qui pourrait réparer les préjudices causés aux entreprises par une application de normes ou de lois par des Etats. Ainsi, comme Philipp Morris demande des dommages et intérêts au gouvernement australien pour ses tabacs, une entreprise de gaz de schiste pourrait réclamer son manque à gagner pour des investissements commencés et non aboutis suite à un changement de législation. Une entreprise qui jusque-là paie peu d’impôts pourra t’elle réclamer son préjudice si elle est plus taxée ? On voit poindre ici des principes très contestables. Le droit du commerce et de la finance l’emporterait sur les autres droits, les multinationales imposeraient leurs règles aux Etats. Nous passerions du principe d’apaisement de la justice régalienne au principe de prédation par une justice privée. Nous passerions aussi d’une justice d’équité à une justice de pression avec acceptation des possibilités de corruption de fait. Enfin, le principe d’une justice privée semble un recul net par rapport aux justices publiques. Qui seront les juges ? Une cinquantaine de cabinets d’avocats de par le monde constitueraient le vivier de juges et d’avocats. Ils risqueraient souvent d’être juges et partie, de se trouver au centre de conflits d’intérêts et soumis aux pouvoir des plus riches. Curieusement les promoteurs de cette justice disent se prémunir d’états « voyous » qui ne respecteraient pas leurs intérêts, par exemple en nationalisant un secteur, en imposant des normes sanitaires trop élevées ou en édictant des lois sociales trop progressistes…

Une telle justice privée s’attaque aux règles de la démocratie en mettant hors des lois communes les entreprises de la mondialisation. Ce serait poursuivre à un terme inconnu de nos jours la dérégulation économique et financière. On peut mieux comprendre le besoin de secret extrême de ces négociations. C’est la poursuite du secret des affaires à l’écart du monde par ceux qui se pensent le mieux à même de juger de l’intérêt du monde. C’est un jeu mortel. Il bafoue la démocratie et soumet l’intérêt public à l’intérêt privé.

Synthèse par Bernard Wolfer

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *