{Plénière du 5 mars 2018 animée par Axel Tufféry}[[ – Axel Tufféry est professeur agrégé de mathématiques au Lycée Louis Le Grand. ]]
Les mathématiques dit Axel Tufféry, sont la folie dont se sustente notre monde au quotidien. Si les mathématiques peuvent sembler effectivement être une langue de fous (la parole est absente – les mathématiques sont seulement écrites, il n’y a a priori pas de sujet ni de subjectivité, pas d’affects …), elles sont cependant omniprésentes dans la vie quotidienne et jouent un rôle fondamental dans toutes les avancées scientifiques : cette apparente folie ne les disqualifie donc pas.
D’autre part, les mathématiques sont surtout marquées par un formalisme bien particulier qui permet, lors d’une démonstration, d’abandonner presque entièrement la langue orale au profit d’une écriture spécifique bien plus précise qui, si elle peut paraître difficile d’accès, simplifie en réalité les choses de manière considérable. Prenons un exemple :
Considérons cette suite de nombre : 1-1-2-6-24-120-720
Comment décrire avec précision la logique qui permet de passer d’un nombre à son successeur ?
Avec une formulation en bon français, ce serait lourd à expliquer ; il faudrait s’exprimer à peu près en ces termes : « En admettant que le premier terme de cette suite soit le nombre 1, il faut, pour passer d’un nombre donné à son successeur, multiplier le nombre considéré par la valeur correspondant à sa place dans la suite ». Au contraire, avec une formulation mathématique, cela devient extrêmement simple et concis, et la logique se décrit ainsi :
Ainsi, la formulation mathématique littérale simplifie grandement les mathématiques
« phraséifiées ». Autrement dit : ce qui ne peut se dire, il faut l’écrire. Dans ce cas, c’est l’écriture même qui nous montre l’impossibilité d’une mathématique parlée.
Les mathématiques sont donc dans une sorte d’entre-deux ; elles forment un univers langagier international (à l’aide de symboles, une même démonstration peut être comprise par un français ou un italien, un anglais) tout en étant liées à la langue du pays dans lequel elles sont pratiquées (à la place du « d’où » ou du « donc » en français, on pourra trouver « then » ou « so » dans une démonstration en anglais).
(Dans la langue sumérienne, il y a 4000 ans, le même alphabet était utilisé pour communiquer et pour les calculs mathématiques liés au commerce ; la langue et les chiffres étaient alors particulièrement intriqués)
Cet entre-deux est particulièrement flagrant dans le calcul littéral : on a l’habitude, en français, d’agencer des lettres qui, côte à côte, forment un mot ; de réitérer l’opération pour former plusieurs mots et aboutir à une phrase qui fait sens. En mathématiques, on réutilise ces mêmes lettres mais, loin de les agencer en vue d’exprimer un message, on les additionne, on les multiplie, on les élève à une certaine puissance … Et plus rien n’a de sens.
Il faut ici distinguer le sens de la signification. Les mathématiques ont une signification : elles sont le signe, l’expression de quelque chose, d’une certaine logique ; elles ont des implications, des équivalences … Elles ont moins de sens en ce que le sens est un terme qui implique une certaine orientation (le sens peut être l’indication d’une direction) et/ou une certaine sensorialité. On peut définir l’effet de sens comme « une forme résultant de l’emploi qu’en fait le sujet animé d’une visée d’effet particulière dans un contexte donné ».
Disons que là où il y a du sens en mathématiques, c’est lorsqu’il s’agit de passer de significations à d’autres. Nous pouvons schématiser cette situation :
Entre ces deux « blocs de signification », la compréhension s’effiloche et peut poser un problème, un problème de sens.
Ce manque de sens peut être le principal frein à l’apprentissage et à la compréhension par les élèves des mathématiques, desquels on a pu entendre : « Ça manque un petit peu de sens ». Mais si, dans les mathématiques, on perd le sens immédiat, on gagne autre chose : la jouissance du signe. On peut alors définir les mathématiques comme la science des signes pris comme objets, qui a trois dimensions essentielles : la démonstration, le calcul littéral et l’omniprésence des nombres.
Pour pallier ces difficultés liées à l’apprentissage des mathématiques décrites ci-dessus, on a cherché à modifier la façon d’enseigner à l’école primaire, notamment avec la méthode dite « de Singapour » en ce moment au premier plan et préconisée par des responsables politiques.
Cette méthode consiste en un apprentissage en trois étapes :
– La première est celle du « maniement d’objets réels » (Par exemple, l’élève manipule des ballons, il peut mettre ensemble des ballons rouges et des ballons bleus)
– La seconde est celle de la « figuration », autrement dit on passe à une représentation imagée des objets précédents (Le professeur pourra alors dessiner au tableau les ballons en question)
– La troisième et dernière étape est celle du « passage au concept », à l’abstrait, où l’on manipule des symboles mathématiques ; il s’agit d’une sorte de généralisation (Si l’élève pris en exemple avait mis ensemble 4 ballons rouges et 3 bleus, le « passage au concept » consistera à écrire au tableau 4+3=7).
Si cette méthode séduit notamment du fait de l’augmentation du niveau des élèves en mathématiques à Singapour, compte tenu de ce que nous avons dit avant, nous nous apercevons qu’elle ne règle pas vraiment le problème : c’est justement l’absence de sens en mathématiques qui peut catalyser les difficultés à apprendre, autrement dit ce problème fondamental lié au signe, au symbole ne peut se résoudre en ces quelques mots : « passage au concept ».
Synthèse de Julien Prungnaud