Docteur en histoire et en sociologie, Benjamin Stora, professeur des Universités et Inspecteur général de l’Éducation nationale, est l’un des plus grands spécialistes français de l’Algérie et du Maghreb. Chercheur internationalement reconnu, il a codirigé notamment avec Abdelwahab Meddeb une somme encyclopédique sur “l’histoire des juifs et des musulmans” (2013), à laquelle ont participé 120 chercheurs. Son récent essai, “La guerre des mémoires”(suivi de « l’Algérie 54 », retrace un dialogue avec le journaliste Thierry Leclère sur ce thème, traité par lui, au cours de cette plénière du Cercle.
Malgré les liens historiques et une présence migratoire importante en France : les Pieds Noirs, les immigrés, les Harkis, tous acteurs de cette histoire, les Français, dans leur ensemble, connaissent mal l’Algérie. Combien de Français qui vivent dans ce que l’on appelle aujourd’hui la métropole sont capables de citer le nom du premier ministre algérien ? Il y a de nombreuses raisons à cela. Pour n’en citer que deux : les difficultés rencontrées pour se rendre dans ce pays, l’exigence de visas et leurs conditions d’obtention, [[ faut faire la queue dans les Consulats]] à quoi il faut ajouter la quasi absence d’implantations touristiques, à la différence de la Tunisie ou du Maroc.
Il est vrai aussi que peu d’intellectuels et d’universitaires français travaillent sur l’Algérie alors que de nombreuses personnes, plusieurs millions en fait, vivent en France et y sont nées. Peu de jeunes français, de 30 ou 40 ans, sont capables de tenir sur ce sujet un discours fouillé, documenté, intelligent, alors qu’en Algérie, nombreux sont ceux qui connaissent en détail ce qui se passe en France, y compris au sein même des partis politiques ou à l’intérieur de leurs courants. Les Français, pour la plupart, ignorent ce qui s’est passé dans ce pays depuis 1962.
Pourtant, l’Histoire n’existe que si elle est enrichie par le présent. Dans ce cas précis, il s’agit d’une histoire qui s’est quelque peu muséifiée, qui s’est figée depuis 60 ans. Il faut donc commencer par étudier cette période de l’après 1962, et faire, en quelque sorte, un état des lieux, avant de pouvoir analyser les relations transméditerranéennes actuelles.
Et pourtant, la coopération inter étatique franco-algérienne n’a jamais été aussi bonne même si l’on en parle peu. Elle est en premier lieu d’ordre sécuritaire (armée, Mali, Libye, frontière tunisienne). Le Président Hollande se rendra de nouveau en Algérie dans les prochains jours et ce sera le premier sujet abordé. Ceux qui, en France, basent encore leur discours politique sur les valeurs de l’armée française face à l’Algérie, ignorent probablement que la coopération n’a jamais été aussi forte entre cette dernière et ce pays.
La coopération économique franco-algérienne est elle aussi très importante, tout particulièrement au niveau des grandes entreprises françaises, en premier lieu dans le secteur des hydrocarbures, impliquant environ 7000 d’entre-elles, qui emploient près de 140 000 personnes, mais aussi en matière de laboratoires pharmaceutiques et d’agroalimentaire, pour de très gros marchés.
Les liens culturels sont aussi très importants. Douze millions de personnes parlent couramment le français, ce qui place l’Algérie au troisième rang mondial des pays francophones, bien avant la Tunisie et le Maroc. De grands quotidiens sont édités en français. A titre d’exemple, le quotidien El Watan ou le Quotidien d’Oran titrent à 80 000 exemplaires. Ces journaux ont un poids politique et culturel important et contribuent largement à la fabrication de l’opinion.
Ce qui pose problème, c’est la traduction politique de ces rapports. Elle est peu visible et difficile à saisir. Avec environ 37 millions d’habitants, l’Algérie n’appartient pas à la francophonie politique. Pourquoi cela ? Qu’est-ce qui pourrait empêcher en effet, au vu de ces liens culturels importants, une plus grande collaboration ?
Pour l’historien, que je suis, la réponse se trouve probablement dans l’énoncé de ce soir, « le poids mémoriel », “la rente mémorielle” devrait-on dire [[Terme employé initialement par Nadji Safir, sociologue algérien, qui nous a honorés de sa présence à cette plénière.]] Pendant des années, celle-ci a certes été beaucoup utilisée en Algérie, mais aussi, dans une certaine mesure, en France. La présence française a duré cent trente-deux ans, c’est à dire plusieurs générations, avec toute la puissance d’une assimilation culturelle. La guerre d’indépendance algérienne a duré presque huit ans et a été pour l’Algérie, tout comme la colonisation, un évènement considérable. Sa prise en charge mémorielle est devenue l’un des grands outils des systèmes politiques de pouvoir qui se sont adossés à cette rente pour se légitimer sur les plans étatique et politique.
De ce fait, le travail historique réel est encombré par des considérations qui interfèrent sans cesse. C’est le cas notamment de la commémoration des massacres de Sétif [[Répression par l’armée française d’une manifestation organisée par les nationalistes et indépendantistes algériens dans le Constantinois pour fêter l’armistice, le 8 mai 1945, qui a dégénéré et coûté la vie à plusieurs milliers de personnes.]], qui ont structuré le nationalisme et engendré le FLN puis, dix ans plus tard, la guerre d’Algérie et qui représentent un moment majeur pour la révolution algérienne. Ce que l’on peut constater, c’est que d’années en années, de moins en moins de personnes assistent à ces manifestations. La majorité des algériens, et surtout les jeunes, bien qu’ils y attachent de l’importance, font désormais la différence entre ce qui leur appartient en propre et ce qui relève de l’instrumentalisation politique.
Ce que l’on peut appeler « la religion politique » s’épuise. L’Histoire reste très importante mais ne doit plus servir d’instrument de légitimité politique au pouvoir. Les générations se succèdent et ceux qui ont vécu les évènements historiques ont de plus en plus de mal à trouver des successeurs, des héritiers. Par ailleurs, du fait des moyens techniques nouveaux, et de l’Internet en particulier, il existe désormais un décalage important entre la parole officielle et la connaissance portée par les historiens, ce qui provoque une crise. La nouvelle génération ne veut pas être prisonnière de la seule histoire officielle et a désormais les moyens de la confronter à la réalité, même si les troubles des années 90 viennent encore en perturber la compréhension.
En France aussi, il y a une instrumentalisation politique de l’histoire algérienne. Des groupes, notamment dans le Midi, en font leur fonds de commerce idéologique et politique. Pour ces derniers, de plus en plus nombreux et structurés, il existe aussi une relecture biaisée selon laquelle la France n’aurait apporté que de la civilisation de l’autre côté de la Méditerranée. Faut-il s’en étonner alors que le Front National devient le premier parti politique du pays ? Or, la mémoire principale, centrale, idéale, sur laquelle ce parti s’adosse, c’est l’Algérie.
La question du néonationalisme français, s’appuyant sur l’histoire impériale, constitue le phénomène nouveau de ces vingt dernières années. Elle est au cœur du champ politique plutôt qu’historique et vient perturber également le récit algérien. Ainsi, des deux côtés de la Méditerranée, le débat politique est porté par des groupes de mémoire « blessés » qui ont parfois le sentiment que la guerre n’est pas finie.
Pourtant, en France, de nombreuses initiatives ou réalisations ont vu le jour. Des systèmes d’indemnisation importants ont été mis en place, de nombreux colloques ont été organisés, quelques 3642 livres sont parus sur cette période. Un lieu comme le musée du Quai Branly contribue à faire connaître et comprendre ce moment de notre histoire commune. Il y a donc une sorte de traumatisme qui ne se surmonte pas, car ces groupes de mémoire ont le sentiment de ne jamais avoir été reconnus.
La production de l’historique faite par les historiens ne calme pas les mémoires. Seule la production politique peut le faire. La perte de l’Algérie est aussi la perte du nationalisme français, partagée à droite comme à gauche. Cette perte a été vécue comme un traumatisme profond, une blessure narcissique.
Du côté algérien, le traumatisme, c’est aussi, bien-sûr, le nombre de morts de la guerre d’indépendance, à minima, de 3 à 400 000 [[[Le général de Gaulle, évoquant le plan Challes, en 1960, dans un discours officiel, annonça que 135.000 personnes “avaient été mises hors de combat en un an”.]]]. Ce qui veut dire clairement que de très nombreuses familles ont été touchées. Toutes ou presque.
Côté français, on ne dit rien. Ce que les algériens ne comprennent pas. Les Algériens n’ont jamais demandé la repentance, contrairement à ce que dit l’extrême droite, mais des excuses. Jacques Chirac a présenté des excuses à Madagascar, là où la colonisation a fait 70 000 morts. Pourquoi ne dit-on rien pour l’Algérie ?
Ce débat n’est partagé ni par la société française ni par la société algérienne, mais par les seules avant-gardes actives. Quatre professeurs travaillent en France sur le Maghreb alors qu’Il en faudrait une quarantaine pour en maîtriser les problématiques complètes et complexes, et ce, afin de pouvoir lutter notamment contre l’intégrisme.
Quant à la posture politique, elle est marquée jusqu’à présent par la technique « des petits pas mémoriels ». La présence de l’Ambassadeur de France à Sétif le 8 mai dernier en est un, la remise des cartes avec l’emplacement des champs de mines aux algériens en 2010 en est une autre. Les données sur la contamination nucléaire, sur les massifs montagneux attaqués au napalm entre 60 et 62 et sur les bidons spéciaux sont autant de petits pas constructifs.
Le problème majeur qui reste à résoudre est donc celui du déficit démocratique. Les différences sont éducatives, culturelles, particulièrement en Algérie, où se pose le problème de l’écriture de l’Histoire officielle.
Les archives officielles de l’Algérie, celles d’après l’indépendance, sont à ce jour encore fermées.
Synthèse par Jean-Michel EYCHENNE, membre du Cercle