Plus le temps passe, plus l’impression s’ancre dans les esprits, en particulier, ceux des acteurs des « marchés », d’une impuissance des gouvernants de l’Europe qui ne parviennent pas à surmonter leurs divisions et se contentent de « repousser devant eux » les problèmes qu’ils ont à résoudre, espérant ainsi gagner du temps. La dégradation de la note de l’Italie par Standard and Poors en témoigne : les « marchés » n’attendent plus des renforcements des programmes d’austérité, ajoutant à la « déprime », mais, bien plutôt, des stratégies conduisant à la reprise de la croissance, ce que nos « politiques » européens, tous bords confondus, semblent avoir beaucoup de mal à admettre.
Le débat se cristallise aujourd’hui sur l’avenir de la zone euro. Il tend à se polariser sur l’hypothèse de la sortie d’un ou plusieurs pays de celle-ci, c’est à dire, en fait, son éclatement. Or l’hypothèse de l’éclatement de la zone euro, outre les conséquences socio-politiques que celui-ci aurait en entraînant vraisemblablement la fin de la grande aventure de la construction européenne, soulève de gigantesques objections techniques et pourrait conduire à des conséquences impressionnantes, comme l’ont montré de récentes études (cf : notamment, le travail de Patrick Artus et Stéphane Deo). En effet, un retour aux monnaies nationales n’est pas chose facile, ni prévue par les « traités ». La suppression de l’une des grandes monnaies qu’est devenue l’euro avec une part importante de l’ordre de 27% dans les réserves mondiales poserait des problèmes d’une dimension difficilement mesurable qui pourraient entraîner l’explosion du système monétaire international. En ce qui concerne la zone elle-même, les calculs montrent que les dégâts causés par son éclatement seraient très importants pour toutes les parties impliquées, y compris pour l’Allemagne, que l’on présente parfois comme « gagnante » dans cette hypothèse.
La question centrale n’est donc pas de savoir si la zone euro doit éclater ou non, mais de remédier à ses dysfonctionnements (sachant, bien sûr, qu’elle n’est pas « optimale » actuellement). L’euro a vraisemblablement encore de nombreux jours (difficiles) à vivre. En fait, les pays de l’Union européenne – et, en particulier, ceux de la zone euro – sont face à deux défis importants : 1) achever la construction européenne, 2) concilier rééquilibrage des finances publics et soutien de l’activité économique.
{{Achever la construction européenne}}
Comme beaucoup de voix le font maintenant entendre, l’Europe n’a guère de choix. Après s’être lancée, depuis plus d’un demi-siècle, dans ce que l’on peut considérer – malgré de sérieux dérapages – comme un certain succès, dans la construction d’une union européenne, l’Europe est aujourd’hui au pied du mur et sommée par le monde entier de porter le processus à son achèvement. Certains, par exemple, en Allemagne, la vice-présidente de la CDU, ont osé employer le terme d’« Etats-Unis d’Europe », longtemps prohibé car ceci sous-entend le vocable, honni par beaucoup attachés à l’indépendance nationale, de « fédéralisme ». Il faut dépasser ce faux débat. Une union digne de ce nom ne saurait exister sans une solide mise en commun des charges et des politiques, ainsi que d’un partage des coûts et des bénéfices de cette union, pour le meilleur et pour le pire . Cela suppose des institutions et une gouvernance commune dans tous les grands domaines de la vie politique et économique. L’Union européenne en est encore loin. Si elle dispose des institutions lui permettant de mener une politique monétaire commune – et encore sans en assumer toutes les conséquences – c’est loin d’être le cas pour l’autre pilier du « policy-mix », la politique budgétaire.
L’Union européenne – en tout cas la zone euro – doit être capable de prendre en charge collectivement les problèmes financiers de ses membres, quitte à en assurer et gérer, le cas échéant, le défaut et ses conséquences. On sait très bien aujourd’hui que le poids de la dette grecque et de son remboursement dans le total de l’endettement européen est minime. Et que, si l’on avait eu la lucidité et le courage de l’assumer dès le début, cela aurait rassuré les « marchés » et nous n’en serions pas dans la situation de crise avancée qui est celle d’aujourd’hui. Quelques soient les instruments qu’il faut mettre en œuvre – et on les connaît : « mécanisme de stabilité », « euro-obligations »,… – il convient donc d’avancer dans le sens d’une plus grande solidarité financière entre les pays-membres.
Cela a une contrepartie. Il faut accepter qu’il y ait une politique budgétaire coordonnée. Pour éviter l’obstacle de l’opposition au fédéralisme budgétaire, une première étape pourrait être la définition d’objectifs macroéconomiques communs s’imposant à la politique budgétaire des Etats membres, ce qui permettrait de conserver, conformément au principe fondateur de subsidiarité, les choix nationaux en matière sociale. Ceci devrait s’accompagner, bien entendu, d’un renforcement du budget européen stricto sensu, afin que l’Europe puisse disposer des instruments et ressources fiscales propres lui permettant d’étendre son action dans certains domaines et, en particulier, contribuer à financer une relance européenne. A ceux qui pourraient craindre que, magré ces précautions, ce soit extrêmement dangereux en risquant de subordonner les choix budgétaires aux diktats de certains pays (l’Allemagne, par exemple), on répondra qu’il est tout à fait possible de soumettre cette politique au contrôle d’un Parlement européen dont le caractère démocratique devrait être renforcé par une réforme de son mode d’élection.
L’Europe n’a pas le choix : ou bien elle confirmera les options qu’elle a prises à juste titre après la Seconde Guerre Mondiale et parachèvera son union, ou bien, elle sera condamnée à retomber dans ses travers, ses divisions, et devra renoncer à peser dans le monde qui se construit aujourd’hui.
{{Concilier rééquilibrage des finances publiques et soutien de l’activité économique}}
L’autre défi auquel est confronté l’Union européenne est de taille. Comment concilier le nécessaire rééquilibrage des finances publiques et le non moins nécessaire soutien de l’activité économique.
On ne reviendra pas ici sur ce qui a été déjà longuement dit sur l’impasse à laquelle conduirait – conduit déjà – une aveugle multiplication de programmes d’austérité appuyée sur une généralisation d’une pseudo « règle d’or » dont Jacques Delors a eu raison de dire qu’il s’agissait d’un « piège à cons ». L’application temporaire d’un programme d’austérité sévère pour un pays (la Grèce, en l’occurence) peut-être justifiée et s’avérer non nocive si ce pays se trouve dans un environnement économique porteur tirant son activité par la « demande extérieure ». Or tel n’est pas le cas aujourd’hui en raison, non pas tellement de l’impossibilité pour la Grèce de dévaluer, que de la multiplication de programmes d’austérité conjoints dans toute la zone euro qui laisse présager malheureusement, avec une forte probabilité, la retombée de la zone euro dans la récession, si ce n’est la dépression. Dans le contexte actuel de ralentissement de l’activité économique dans la zone euro, les chances de réussite de la « purge » imposée à la Grèce sont donc très faibles.
La menace est d’autant plus sérieuse que les programmes d’austérité sont fondés très largement sur des coupes dans les dépenses publiques (salaires, allocations sociales, consommation publique…) ou sur des hausses de taxation indirecte qui, d’une manière ou d’une autre, en pénalisant les classes moyennes et les plus pauvres, ont un fort impact négatif sur la demande globale. Or l’on sait que l’application de politiques d’austérité a un revers : si elles sont censées réduire les déficits publics, de façon privilégiée grâce à des coupes dans les dépenses, il ne faut pas oublier que, en réduisant la demande adressée à l’économie, elles diminuent les recettes que les Etats peuvent tirer de l’activité économique. Le résultat n’est donc pas celui qui est attendu. On en voit la démonstration dans le cas de la Grèce qui voit son déficit se maintenir et sa dette augmenter au fur et à mesure que son activité économique ralentit et qu’elle plonge plus avant dans la récession. Même si l’on peut avancer d’autres causes (difficulté rémanente à faire rentrer les impôts, notamment), il est clair que ce pays est dans une impasse.
Cette menace est sérieuse. Le Président Obama l’a compris et c’est pourquoi il lance son « programme pour l’emploi ». Le Secrétaire d’Etat américain au Trésor, Timothy Geithner, a cherché à le faire comprendre à Wroclaw, lors de la réunion du groupe Ecofin. Cet avertissement a été mal reçu car il n’était pas évident que Timothy Geithner avait sa place dans une réunion de ce groupe ! Mais il n’avait pas tort. Il convient donc de rééquilibrer d’urgence la politique économique de la zone euro en cherchant à compenser les inévitables effets négatifs du cumul des programmes d’austérité par des actes de soutien de l’activité économique. Mais cela ne peut être fait individuellement par des pays aux abois, mais collectivement dans le cadre d’une gouvernance européenne, non cantonnée à la surveillance et à la sanction des comportements des pays-membres en matière de finances publiques, et en utilisant les moyens d’une relance au niveau européen.