Prévu de longue date, l’exposé de Bernard Guetta, éditorialiste et spécialiste de géopolitique, devant la plénière du Cercle, a revêtu une acuité particulière au lendemain de l’occupation de la Crimée par les troupes russes et pro-russes et à la veille du référendum contesté sur son rattachement à la Fédération de Russie.
Même si six mois se sont écoulés depuis lors, en raison de son caractère prémonitoire et de la pertinence de son analyse, nous avons choisi de le publier ci-dessous.
{{1- La situation présente}}
Dans ce conflit, aucune des capitales, au moins occidentales, ne semble prendre son parti d’une rupture irréversible, entre, d’une part, la Fédération de Russie et, de l’autre les Etats-Unis et l’UE. MM. Kerry et Lavrov se verront à Londres en fin de semaine. François Hollande, c’est un signe, enverra la semaine prochaine ses Ministres des Affaires étrangères et de la Défense à Moscou après le référendum organisé en Crimée. Il y a toujours pour volonté de chercher un compromis – Les portes n’ont pas été fermées, mais cela reste peu probable.
Nous sommes dans une situation dans laquelle Vladimir Poutine ne peut plus reculer. La sagesse, au point où nous en sommes, serait qu’il empoche une victoire politique et qu’en homme sage, il appelle à négocier une formule de transition qui respecterait la volonté du reste de l’Ukraine et la légalité internationale. Les occidentaux ont pris soin de dire que pour eux, la ligne rouge n’était pas, en effet, l’organisation du référendum, car ils le considèrent comme illégal, ce qu’il est, et d’avance non avenu, ce qu’il ne sera pas, mais l’intégration de la Crimée à la Fédération de Russie. Il pourrait y avoir un espace entre ces deux évènements.
Pour autant, l’opinion russe est aujourd’hui chauffée à blanc. Il y a un phénomène Alsace-Lorraine entre 70 et 14. L’opinion subit une propagande ahurissante dans la plupart des médias russes. Tel responsable russe, généralement modéré, d’une organisation participant aux relations commerciales entre la France et la Russie n’a t-il pas présenté cette semaine encore l’Ukraine comme terrorisée par des « hordes nazies déchaînées tuant, pillant et pogromant» ce qui, bien évidemment, n’est pas le cas.
Alors que sa popularité était décroissante, y compris dans les zones rurales, Vladimir Poutine se trouve applaudi et remercié finalement de laver l’honneur russe, de défendre spectaculairement russes et russophones que la propagande présente comme menacés, y compris dans leur intégrité physique. Pour de nombreux russes, et même les plus européens et les plus libéraux d’entre eux pour qui la chute du régime soviétique était souhaitée, le ressentiment issu de la perte de l’entité géographique que représentait l’URSS qui, à quelques détails près, était celle de l’empire tsariste, est resté vif. Cette union avait créé un continuum culturel et linguistique important qui ne se résumait pas seulement au fait colonial ou, tout du moins, à une extension géographique.
Pour de nombreux russes, la Crimée était, par certains côtés, leur “Côte d’Azur” et Vladimir Poutine joue donc sur du velours. Il est redevenu le héros national qu’il était sous son premier mandat. Il ne va pas abandonner cet avantage. La Douma est convoquée le 21 mars, non pas pour le rattachement d’un pays, mais pour le rattachement d’un territoire étranger à la Fédération de Russie. Il ne reculera pas et les choses vont aller très vite.
Les autorités occidentales ne lâcheront pas non plus. Elles ne vont pas, certes, envoyer des troupes en Russie, ni même en Crimée. D’ailleurs, l’Ukraine ne le fera pas elle-même Pour autant, quand les occidentaux martèlent qu’il y aura des sanctions s’il y a annexion de la Crimée, ils sont sérieux.
Les occidentaux prendront des sanctions graduelles pour laisser une chance à la diplomatie et parce qu’ils en ont besoin. L’Allemagne et la Bulgarie notamment, sont fortement dépendantes du gaz russe. Les USA et l’UE ont beaucoup investi en Russie, et la France n’est pas à l’abri de nationalisations-punitions. La Russie, ne bloquera certainement pas les exportations de gaz qui représentent une part importante de ses rentrées en devises fortes, mais fera sans doute pression sur les grandes entreprises étrangères et pourrait subir assez fortement les mesures de rétorsion des occidentaux en accroissant ses difficultés économiques et commerciales.
Pour autant, les responsables occidentaux réfléchissent déjà à une réorganisation de leurs approvisionnements énergétiques et d’autres producteurs de gaz pourraient prendre le relais. En prenant cette voie, nous allons, et c’est le but, agrandir les difficultés économiques de la Russie qui sont déjà grandissantes. Par ailleurs, les milieux financiers pourraient d’autant plus facilement lâcher Vladimir Poutine que la croissance annuelle russe est désormais tombée à 1,5% l’année dernière et que ce pays est pourri par la corruption. Il n’y a pas de douanes fiables. Il n’y a pas de justice fiable et les investissements dans les infrastructures sont devenus inexistants.
Quant à l’effet de ces sanctions, plusieurs écoles semblent se dégager. Certains pensent que la réduction du nombre des produits disponibles dans les magasins renforcera notamment l’opposition, même si elle est aujourd’hui interdite de s’exprimer, et que pour les Russes les plus riches, Vladimir Poutine pourrait être un embarras, alors que ce dernier tient son pouvoir, d’une part, de l’appareil répressif, et de l’autre de la finance.
Une autre hypothèse est que la Russie se retrouve dans les mains de la Chine qui a d’importants besoins de matières premières et pourrait profiter de la continuité territoriale pour capter le marché. Ce ne serait certainement pas à l’avantage de la Russie, d’autant plus qu’une grande partie de la Sibérie est déjà colonisée par les marchands chinois.
D’un autre côté, un rapprochement sino-russe ne serait pas sans conséquence sur le plan international, notamment en matière de sécurité.
Les circonstances pourraient néanmoins s’aggraver si Vladimir Poutine, poussé par ses éléments les plus extrémistes, s’immisçait désormais d’une façon similaire dans les autres régions de l’est de l’Ukraine, et il n’est pas exclu que des éléments pro-russes commencent à s’agiter dès les prochains jours dans les régions orientales de ce pays. Ce serait là l’entrée dans des zones véritablement inquiétantes.
{{2- Les racines historiques }}
L’origine de ces évènements est à rechercher principalement dans l’effondrement, puis dans l’éclatement de l’Union soviétique.
Quand les démocraties populaires recouvrent leur liberté, Mikaël Gorbatchev laisse faire, sans même faire des gesticulations militaires pour impressionner, mais ceci dans le cadre d’un gentleman agreement : l’Alliance atlantique ne devait pas en profiter pour étendre ses frontières. Les occidentaux n’ont pas respecté cet engagement. Tous ces pays sont entrés dans l’OTAN avant même d’entrer dans l’Union Européenne, et cela n’a pas été oublié. M. Brezinski a eu de nombreux arguments pour procéder ainsi. Ces pays le voulaient certes, et il aurait été difficile de le leur refuser, mais cela a constitué sans nul doute une première faute des occidentaux vis à vis de la Russie et de Mikaël Gorbatchev.
Notre deuxième faute, plus grave encore, a probablement été d’encourager la politique dite thérapie de choc qui a conduit à privatiser en dix huit mois l’essentiel de l’économie ex-soviétique. Il n’y avait pas en effet de capitaux privés et la privatisation s’est transformée de ce fait en un partage quasi maffieux et familial du gâteau moyennant rétribution. A tout ceci, il faudrait ajouter encore le fait que la diplomatie russe devait s’aligner sur la diplomatie des Etats-unis et la manipulation des élections lorsqu’il s’est agit de faire réélire Boris Elsine.
Quand la crise économique est survenue, il a fallu secourir Boris Elsine en le remplaçant au plus vite par un homme important du Kremlin, Vladimir Poutine, qui allait « faire rendre gorge aux voleurs ». Vladimir Poutine a changé une petite partie des voleurs et a maintenu le système de corruption généralisée, d’où la baisse de popularité que cette affaire lui donne l’opportunité de compenser.
Nos torts politiques vis à vis de la Russie sont importants. Notre crédit moral n’est pas fameux. Nous n’avons pas accepté la proposition de Maison commune européenne de Mikaël Gorbatchev, de ne pas soutenir comme dit l’opposant Alexeï Navalny “le parti des voleurs et des escrocs”. L’UE aurait pu s’orienter davantage vers un accord de sécurité continental entre les deux piliers du continent Europe. Elle ne l’a pas fait, y compris après les premiers évènements en Ukraine, avec les contre-coups de la révolution orange, alors qu’à l’exception des trois pays baltes qui sont entrés dans l’UE, rien n’était résolu.
Il aurait fallu aider ces pays à devenir un pont entre l’UE et la Fédération de Russie. L’Ukraine aurait pu devenir un pays militairement neutre, y compris s’il entrait dans l’UE. Nous aurions eu tout à y gagner, éviter cette crise qui est quand-même très hasardeuse. Pourquoi ne l’avons-nous pas fait ?
Il s’agit pour partie d’une succession d’occasions ratées, d’habitudes de penser la guerre plutôt que la paix de demain. Cette crise n’est donc pas terminée.