Né en 1927, j’ai atteint l’âge adulte au sortir de la “crise de 1929”, c’est-à-dire à la fin de la seconde guerre mondiale. Mon arrière petit-fils est né en 2007, vers le début d’une autre crise, elle aussi mondiale. J’espère que ses descendants ne subiront pas un même cataclysme, mais il faudrait, pour cela, un mouvement plus puissant et surtout plus pertinent que ceux auxquels j’ai pu être mêlé durant mon 20è siècle. Qui s’intéresserait aux deux personnages que je viens d’évoquer trouvera, un jour, dans un bref écrit sur Le monde et ma famille, les quelques précisions dont il serait curieux. Ici, je m’en tiendrai à l’essentiel, c’est-à-dire aux milliards-d’hommes qui peuplent notre Terre.
Dans d’autres études, disponibles sur le présent site, j’ai détaillé la façon dont cette masse humaine a été “mondialisée” par des circuits d’échanges économiques, des réseaux d’interactions culturelles et des fouillis d’organisations politiques couvrant à peu près toute la planète. A cette fin, j’ai assemblé le meilleur des études prospectives disponibles sur notre monde effervescent, en faisant usage de toute la batterie théorique que j’avais pu construire au cours des décennies
précédentes. Mon Inventaire du 21è siècle date de 2005-2006. Je l’ai prolongé en 2007 par l’Invention du 21è siècle où j’extrapolais les tendances contradictoires que j’avais décelées. La crise que je voyais venir sans pouvoir lui assigner une échéance est désormais éclatante. Pour l’évaluer sans être déboussolé par les simplismes qui jaillissent de tous côtés, il peut être utile de (re)lire ces deux textes.
Ici, je vais retracer brièvement la façon dont la finance mondiale a creusé le gouffre où sombrent des milliers de milliards de $ et d’autres monnaies “fortes”, gouffre vers lequel toute l’économie mondiale est aspirée et où se noient les peuples aux faibles radeaux de solidarité familiale, locale, nationale, etc. Alors, il deviendra possible de remonter des symptômes de la crise jusqu’à ses causes essentielles, avant d’observer les débats et autres actions politiques qui tentent de rendre raison de cette crise mondiale et d’y porter remède.
{{{ D’une crise à l’autre ou l’apogée du marché}}}
Le $ s’est imposé comme monnaie prééminente à la suite de diverses péripéties. Les accords de Bretton Woods (1944) lui ont donné un rôle central dans un monde où l’industrie américaine, ragaillardie par “l’économie de guerre”, était pour un temps seule capable de répondre aux besoins les plus criants. Les puissances, vaincues ou non, mais épuisées par la guerre qui s’achevait, manquaient d’une monnaie que les Etats-Unis leur donnèrent parfois et leur prêtèrent directement ou par le canal de nouvelles institutions internationales . Dans celles-ci, les Etats-Unis ont conservé jusqu’à ce jour un pouvoir presque sans partage, malgré plusieurs réformes cosmétiques. Les principaux changements datent des années 1970 (rupture du lien entre le $ et l’or; élan international des grandes banques commerciales), puis des années 1990 (affaiblissement du Japon, après sa forte montée en puissance; effondrement de l’URSS et de son rouble; émergence de l’euro). Le $ est resté en permanence la principale devise sur le marché quotidien des changes, la plus usuelle des devises pour la facturation des biens et services exportés de par le monde et la plus lourde composante des réserves de change constituées par les banques centrales. Tout ceci, alors que les déficits des Etats-Unis (budgets publics, échanges commerciaux, épargnes privées) se sont accrus au point que, depuis plusieurs années, l’importation quotidienne de plusieurs milliards de $ est requise pour équilibrer leurs paiements courants.
Dans un monde devenu créancier des Etats-Unis, mais tributaire de leur $ pour le fonctionnement courant des économies nationales et des transactions internationales, les cloisons établies pendant les années 1930 et 1940, entre les divers types d’entreprises financières ont été démolies par un mouvement qui n’a pas toujours été initié par New-York, car Londres y a notamment mis du sien. Cet élan s’est amplifié aux Etats-Unis à mesure que Wall Street devenait le port d’attache des banques internationales de toutes origines, tandis que les bourses américaines donnaient le ton à la plupart des marchés boursiers. En toile de fond de ces transformations, les confettis d’empires coloniaux (Afrique, Caraïbes, etc.), les séquelles médiévales restées dans la mouvance financière de pays européens (îles anglo-normandes, Liechtenstein, Andorre, San Marin, etc.) et certains archipels tardivement décolonisés ont rejoint la Suisse et autres “paradis” fournisseurs de secret bancaire, de laxisme fiscal et de domiciliations à toutes fins utiles. Les roueries des Etats ayant des choses à cacher, les commodités des trafics illicites et les stratégies des firmes multinationales gérant leurs prix internes, leurs assouplissements financiers et leurs assiettes fiscales ont enrichi les modes d’emplois de ces paradis souvent dits off shore, aidés en cela par les artifices fiscaux décidés par les Etats industriels avides de parts dans le marché mondial. Selon des rythmes différenciés d’un pays à l’autre, les barrières entre les banques de dépôt et les banques d’investissement, les cloisons entre les activités de banque et les métiers de bourse ont été abaissées, voire détruites, tout comme les écluses entre la banque et l’assurance. La collecte des encaisses oisives dont les banques nourrissent leurs dépôts et le placement des titres d’épargne ont été pris dans ces tourbillons. Les caisses d’épargne populaire (aux formules variées selon les pays) ont été exposées aux risques et tentations de nouveaux placements. Des sociétés d’investissement spéculatif ont fleuri là où les contrôles survivants étaient encore jugés gênants par des apporteurs de capitaux fuyant le fisc, comme par les entrepreneurs à la recherche de placements hardis et de bénéfices démultipliés par de gros emprunts bancaires (dits “effets de leviers” ou leverage). Des fonds communs de placement aux noms variés, des fonds d’épargne d’entreprise, des caisses d’assurance-maladie ou de retraite se sont laissés séduire par ces nouvelles opérations d’apparence plus rentables.
On se gardera de ranger ces entreprises sous des rubriques plus traditionnelles, car les agents de la banque, de la bourse, du courtage, de l’assurance, de la vente à crédit et d’autres métiers connexes ont entremêlé leurs activités de façon si complexe et si variable d’un pays à l’autre, voire d’une année à la suivante, que les agences de cotation, les métiers d’audit et de contrôle et les autorités chargées de policer tel ou tel secteur de la finance y ont peu à peu perdu leur latin ou leur mordant, tandis que les particuliers, les entreprises et les communes (et autres collectivités locales) ont été exposés à des démarchages publicitaires dont l’efficacité marchande excédait de beaucoup les vertus informatives et sécuritaires. De grands scandales ont jeté quelques coups de projecteur sur ce désordre croissant (entre autres : LTCM, 1998; Enron, 2001; Maddox, 2008), mais les émotions ou les réformes qu’ils ont suscité se sont généralement ensablées. La SEC et ses équivalents, c’est-à-dire les commissions de contrôle des diverses bourses ou même les autorités ayant vocation à connaître de tous les marchés financiers, voire des opérations financières dites OTC n’ont pas été mises à jour, ni renforcées en personnels qualifiés. La grande crise boursière de l’automne 1987 – qui vit les cours du NYSE s’affaisser plus qu’en 1929 – ne renversa pas le courant. Greenspan, nouveau président de la banque centrale américaine, noya cette bourse mal orientée sous un déluge de prêts monétaires qui la ragaillardirent. Bref, la norme qui continua de s’étendre de plus en plus vite s’exprime simplement : la loi suprême des opérations financières de toute sorte doit être la loi du marché. Autrement dit, les échanges effectifs disent la vérité des prix (mark to the market ), les rendements disent la qualité des titres, les traders pilotent l’économie financière depuis leurs salles de marché.
L’empire du marché s’est élargi à mesure que l’inventivité des financiers a pu se donner libre cours. Autrement dit les ruses marchandes (délits d’initiés, produits fictifs, escroqueries banales) qui ont certes fleuri aux marges de la finance usuelle, n’ont pas conquis un rôle prédominant. Les nouveautés les plus ravageuses sont nées au cœur du système. Ce fut d’abord, dès les années 1970, le réveil de credits souvent délaissés depuis la “belle époque” et l’adjonction, bientôt accélérée, de nouveaux crédits pour les biens dits “de consommation durable” et pour les transactions immobilières débordant des traditions notariales. Ainsi, pour desservir les acheteurs de logement, d’automobile, d”équipement ménager, etc se multiplièrent les établissements financiers spécialisés, eux-mêmes relayés par des courtiers, promoteurs et autres commerçants qui diffusèrent ces crédits à l’appui de leurs ventes. Ils contribuèrent de la sorte au surendettement des familles par production de crédits mal remboursables. En outre, les banques et établissements financiers, bientôt suivis par divers fournisseurs (luxe, grand commerce, stations service, etc) se mirent à délivrer des “cartes de crédit”.
Un autre foisonnement fut celui des “produits dérivés”. Les prêts bancaires de longue durée ou de grande ampleur étaient déjà bardés de précautions par conjonction de plusieurs banques, renfort d’assurances, ajout de garanties, jeux d’options et autres opérations connexes. Cette prolifération s’est élargie en toutes directions, y compris les nouveaux crédits précités, mais elle s’appliqua également aux opérations plus sophistiquées sur les changes, les valeurs boursières, les transactions OTC, etc, lesquelles se mirent aussi à jouer du temps et de l’imaginaire (positions à terme, spéculations sur des indices ou des compartiments boursiers, etc.). Leur titrisation (ou securitization) permit aux banques, traditionnellement collectrices de dépôts, de s’approvisionner en ressources supplémentaires, via les bourses où elles cédaient des titres de leur fabrication qui “matérialisaient” leurs créances commerciales, ce qui leur permettait, en outre, de se délester du risque d’insolvabilité des débiteurs. D’où deux novations que les banques acceptèrent sans états d’âme : elles eurent des titres supplémentaires à loger dans les comptes qu’elles géraient pour autrui (de la grande fortune au tout-venant des porteurs de parts dans ceux des fonds de placement qu’elles pilotaient); et elles n’eurent plus à se soucier, pour les capitaux collectés de la sorte, des contraintes prudentielles (j’y reviens ci-après). Bref, les nouveaux titres émis par les banques et d’autres établissements financiers qui les baptisaient à l’anglo-saxonne du nom de securities ou de bonds n’étaient plus de classiques obligations ou bons (du Trésor, des collectivités locales, etc.), nonobstant les traductions utilisées en divers pays, mais des titres représentant des paquets de crédits hypothécaires, commerciaux ou autres dont ces banques n’étaient pas le débiteur final, ni davantage le garant. Bref des chateaux de cartes empilés en pyramides variées.
Détailler le foisonnement d’institutions financières étrangères à la loi Glass-Steagall de 1933 – si souvent contournée qu’elle fut finalement abrogée en 1998 – serait un exercice futile. Non point parce qu’il concernerait les seuls Etats-Unis, puisque le monde en fut presque partout éclaboussé, mais bien parce que les sociétés privées (private equity) qui fonctionnent à des fins très diverses hors bourse et hors banque réglementée devinrent souvent des maisons-mères de groupes bancaires, quand elles n’avaient pas été créées comme filiales de groupes bancaires déjà bien établis. Dans ou hors ces groupes, une grande célébrité journalistique fut acquise par les hedge funds mêlant à doses variées des placements à contre-courant, ou hasardés de maintes autres façons, mais à grand renfort de crédits bancaires ou de capitaux collectés OTC.
Bientôt des financiers férus de mathématiques probabilitaires aidèrent les banques et les établissements non-bancaires (non-banks ou shadow banking system), émetteurs de telles securities, à les assembler en paquets “structurés et complexes” dont chacun était censé garantir les obligations offertes sur le marché boursier ou over the counter, si ce n’est traitées par grandes masses, de financier à financier. Les notations données par les sociétés de cotation (DowJones, Standard & Poors, etc) étaient censées éclairer les acheteurs sur le rendement à attendre de ces titres. Elles s’étalent de l’excellent (prime) au médiocre (subprime) avec maints degrés intermédiaires, les prix de vente et les rendements annoncés déclinant avec cette gamme. Mais leurs conditions de fabrication et de gestion et surtout le total désengagement de leurs créateurs demeuraient inconnus. Les particuliers, acquéreurs de parts dans les fonds de placement (de retraite, etc.) qui achetaient de tels titres n’étaient même pas informés de ce classement ésotérique, pas plus que les acheteurs de boites de conserve n’étaient avertis des limites de validité de celles-ci, avant que les associations de consommateurs aient réussi à imposer leur affichage. Au reste, les courtiers en securities étaient eux-mêmes confiants, tout comme les établissements émetteurs, puisque d’éminents virtuoses des équations Black-Scoles juraient que la probabilité de défaillance des endettés était nulle ou négligeable, tant le dosage et le découpage des titres assemblés dans ces titres dispersait cet improbable risque. D’autant qu’en fin de course des organismes d’assurance fournissaient un ultime rempart, qu’il s’agisse d’une agence publique spécialisée dans le crédit hypothécaire, comme le FNMA , ou d’une compagnie d’assurance spécialisée dans le credit default swap , telle AIG.
Pour couronner le tout, il y avait le Club de Bâle où les dirigeants des principales banques centrales se réunissent chaque mois et d’où émanaient des normes prudentielles appliquées assez régulièrement par les banques commerciales que ces institutions supervisent. Ce club avait fixé une règle de base pour les banques actives hors leur pays d’origine. La solvabilité des filiales et succursales – c’est-à-dire leur dotation en “fonds propres” destinés à compenser les risques de pertes – était de la responsabilité de leur maison–mère, tandis que la liquidité de ces mêmes antennes à l’étranger – c’est-à-dire leur possibilité d’acheter de la monnaie sur le marché monétaire local – relevait de la banque centrale du pays d’accueil. Quand le commerce de banque retrouva de l’élan, il fut décidé, non sans de longs conciliabules, de veiller à ce que les banques commerciales proportionnent leurs capitaux propres à leur encours total de crédits. Ainsi, le ratio Cooke fut fixé à 8 %, avec quelques délais d’adaptation et quelques atténuations, notamment pour les crédits longs et massifs, tels ceux de l’immobilier. Son application fut à peu près complète à partir de 1985. Cette norme qui ne concernait que les crédits logés dans le bilan de chaque banque donna du prix aux opérations dites “hors bilan”, lesquelles concernaient les engagements financiers éventuels ou de quotité encore incertaine, qui ne se concrétiseraient que dans plus d’un an. “Plus tard, on verra bien..!” fut une facilité comptable-réglementaire qui permit aux banques intéressées par les initiatives financières des non-banques (ignorées par le ratio Cooke) de ne pas avoir à mobiliser trop de capitaux propres, puisque les crédits de leverage à plus d’un an et souvent soumis à des conditions diverses se logeaient hors-bilan, comme les autres engagements à échéance incertaine.
Néanmoins, le club de Bâle dût poursuivre ses réflexions prudentielles tant les banques commerciales se chargeaient de hors-bilan et d’autres cargaisons non ou mal prévues par le tout jeune ratio Cooke. En 2001, le comité technique présidé par un nouveau sous-gouverneur de la Banque d’Angleterre (Mac Donough) se résigna à proposer une norme qui se résume ainsi : les banques doivent pouvoir justifier auprès de leur banque centrale de leur recours à des programmes prévisionnels incluant tous leurs risques. Je dis bien prévisionnels et non provisionnels. Dans le conflit latent entre l’initiative privée et le contrôle public (fût-il professionnel et discret), l’initiative nourrie par l’ingénierie financière mathématico-probabiliste venait de remporter une nette victoire. L’expansion économique mondiale et l’ampleur des bénéfices financiers ne justifiaient-elles pas ce résultat ? La Banque des Relations Internationales (BRI) – où se réunit le Club de Bâle – en doutait pourtant. En mars 2009, Nout Welling, président de la Nederlands Bank et Directeur du comité bâlois de supervision bancaire publiait un rapport très sévère, mais de forme encore diplomatique, sur les insuffisances des contrôles précédemment recommandés et sur les initiatives à leur adjoindre . Au reste, les rapports annuels d’autres organisations internationales avaient parfois marqué plus d’inquiétude que ceux de la BRI : un peu, à l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) et au Fonds Monétaire International (FMI); un peu plus à la Banque Mondiale et à l’OCDE (Organisation pour la Coopération et le Développement Economique); davantage encore dans les rapports de la Conférence des Nations-Unies pour le Commerce et le Développement (CNUCED). Mais il était trop tard, la crise étalait déjà ses effets.
{{{ On cherche encore le fond du gouffre}}}
Deux jours après la réunion, en avril 2009, d’un G20 assemblant les vingt principales puissances économiques, en une sorte de directoire informel de l’économie mondiale, le FMI publiait une étude évidemment préparée pour cette rencontre, où il soulignait que la crise continuait de s’aggraver : “the financial hole has become even deeper”. Le temps n’était plus aux mots vagues, à la “récession” qui ne toucherait pas la France (pas plus que le nuage de Tchernobyl n’avait franchi les Vosges), au cantonnement des périls dans le seul secteur financier, aux bavardages sur la “sortie du tunnel” supposée très proche. La crise prenait l’allure d’un cataclysme naturel, ce qui annonçait d’autres échappatoires : car on ne délibère pas sur un tremblement de terre, toute l’attention doit être tournée vers la réparation des dégats, pourquoi discuter des causes puisqu’on n’y peut rien ?
La crise aurait débuté, disait-on, en septembre 2008, quand le gouvernement américain laissa s’effondrer la banque Lehman Brothers, avant de voler au secours de l’assureur American International Group (AIG) qui avait récolté trop de credit default swaps. La fameuse crise des subprime, considérée depuis 2007 comme un phlegmon sur un corps sain n’était plus évoquée comme source du mal. La crise devenait “systémique”, elle touchait tout le secteur financier. Qui plus est, les malheurs mondiaux de l’industrie automobile, désormais bien avérés, soulignaient que le cœur de l’économie était affecté. Bref, il s’agissait d’une crise économique générale, “comme celle de 1929”. De ce fait, de nouveaux bavardages sur ces deux “grandes crises” se sont répandus, mêlés d’euphémismes, tels la “croissance négative” qui désigne le recul de la production ou “l’inflation négative” qui refuse de nommer une baisse des prix annonciatrice d’une possible déflation. Cependant, l’éternelle “nature humaine”, source de cupidité, demeurerait la “cause profonde” des désordres financiers, même lorsqu’on évoque les égarements bancaires. On insiste sur les “créances toxiques” plus que sur les producteurs de cette toxicité, hormis quelques “traders fous” et autres escrocs de haut vol. Qui plus est, les spéculateurs sont encore présentés comme des investisseurs, les placements en banque ou en bourse passent tous pour de la belle et bonne épargne. De toutes les banques “non-banques” du shadow banking system , les hedge funds sont seuls cloués au pilori. Bref les gens de finance sont des professionnels émérites à qui l’on pourra continuer de faire confiance quand la désinfection des “créances toxiques” aura été achevée…
Parmi les données chiffrées qui ornent ces débats souvent oiseux, rares sont celles qui proviennent de sources assez bien épurées pour que leur signification ait quelque mérite, dans un espace où la statistique repose plus que partout sur des bases incertaines. La revue Forbes qui tient à jour la liste des milliardaires américains ne nous apprend rien, en affichant au début de 2009, qu’en un an, leur effectif est tombé de 1125 à 793 et que leur fortune globale a fondu de 4400 à 2400 milliards (de $ évidemment). La BRI nous donne une idée moins vague, mais encore incertaine, lorsqu’elle évalue pour la fin de l’année 2008, les actifs (financiers) servant d’assise à des “produits dérivés” à 680 trillions de $ . En fait, les créances douteuses des banques et des “non-banques” déjà mal évaluables par les banques centrales, laissent leurs détenteurs incertains quant aux prix auxquels elles pourraient être cédées, s’il se trouvait des acheteurs. Les détenteurs de parts (de bonds ou de securities, etc.) achetés jadis ou naguère, dans des fonds de toute sorte, ignorent tout des ruses marchandes et des dissimulations qui les séparent des émetteurs primaires de ces titres. Même quand ces “valeurs” sont détenues par des compagnies d’assurance, des fonds d’épargne-retraite, des collectivités locales ou d’autres gestionnaires en principe précautionneux, l’incertitude n’est pas totalement levée, faute de marchés (boursiers et autres) en activité, de contrôles bien établis et de responsables solvables dans la chaîne (souvent discontinue) qui remonterait jusqu’aux fournisseurs et aux fabricants de ces “papiers”. Car le mot clé est là : toutes les créances financières, quelle qu’en soit la forme, sont du “papier”, des créances circulantes dont la valeur ne se réalise que par un échange ultime avec la monnaie, créance circulante de dernier recours parce qu’elle est, elle-même, adossée à une garantie étatique. Le papier-monnaie marque la frontière entre l’économie réelle et ses efflorescences financières. Je prendrai donc la liberté de centrer l’attention sur l’économie réelle que les ravages de l’économie financière corrompent de diverses façons, tandis que la crise se généralise. Encore dois-je souligner que les contours et les contenus de l’économie réelle se sont profondément modifiés depuis les décennies 1940 et 1950, époque où furent conçues les comptabilités économiques nationales qui sont la meilleure base des statistiques permettant d’apprécier la santé d’une économie nationale. Les principales novations dérangeantes tiennent à la prolifération des branches d’activité dites services, à la multiplication des firmes multinationales et à l’utilisation débridée des “paradis” lointains. Les services n’ont pas de production stockable, ils utilisent souvent peu de machines et de matières premières, bref ils offrent peu de prises à l’agrégation statistique de leurs activités, hormis les taxes et impôts qui les concernent – et qu’ils éludent moins difficilement que les autres branches d’industrie. Ils sont donc mal intégrés dans les tableaux d’échanges interindustriels qui sont (avec les tableaux d’opérations financières et les comptes internationaux) les principaux piliers du national accounting . Les entreprises moyennes et les groupes immenses qui se déploient hors les frontières nationales usent souvent des commodités discrètes que leur offrent les paradis de toute sorte, même s’ils n’en ont pas le monopole (j’y reviendrai). Ces handicaps majeurs perdent une partie de leurs effets nocifs quand une agence statistique internationale s’emploie à les réduire, ce qui est, par exemple, le cas d’Eurostat, alors que le FMI ou la Banque Mondiale sont, pour l’essentiel, tributaires des offices statistiques nationaux, quand il en existe. Pays par pays, les banques centrales disposent donc de références globales plus ou moins imprécises pour asseoir leurs compilations de données bancaires, pour tester leurs informations boursières et pour jauger les activités financières incontrôlées de toutes autres sortes. C’est en ayant une idée claire de ce stock d’ignorances que l’on peut juger précautionneusement des ravages de la crise “financière” dans l’économie réelle.
Les dégats sont évidents pour les industries du bâtiment et des travaux publics, dans tous les pays où l’habitat est privé de clients, faute de crédits accessibles, des Etats-Unis à l’Espagne et aux autres pays touristiques ou de l’Est européen à la Chine, surchargée d’édifices à l’occidentale, faute de clientèle massive après les Jeux Olympiques de 2008. A Manhattan, comme dans les autres centres financiers, les logements de standing et les bureaux en excédent sont rejoints par les commerces du luxe, par délestage de cadres et d’employés des banques et “non-banques”. Les traders surpayés rentrent au pays, délaissant Londres ou l’Irlande et l’Islande, comme bien d’autres lieux où la finance bat de l’aile. Mais tout ceci est désormais surclassé par un ralentissement généralisé des industries les plus diverses, y compris celles qui relèvent de firmes multinationales massives. Les groupes de l’automobile semblent les plus atteints, mais par l’effet d’une vague générale qui soulève bien d’autres branches industrielles en de très nombreux pays. Quand la production recule de presque 13 % aux Etats-Unis, en mars 2009 (par rapport à mars 2008), Chicago n’est pas seule atteinte. L’Espagne et le Japon déclinent plus fortement encore. Toute l’Europe est atteinte, en particulier celle de l’Est où les crédits bancaires affluaient depuis 1990. Le Proche et Moyen-Orient pétrolier souffre lui aussi, au point que les chantiers pharaoniques de Dubaï et d’Abou Dhabi sont arrêtés. Le commerce international est en net recul, prenant à contre-pied l’Afrique et les autres régions où l’avide achat de matières premières n’est plus de mise présentement, sauf rares exceptions locales. L’Asie des tigres et dragons est la plus touchée, par la baisse des exportations du Japon (où en février 2009, elle atteint 38 % sur un an), de Taïwan (- 41 %) et de la Chine continentale (- 41 %). Néanmoins, cette dernière est l’un des rares pays où la production continue de progresser à usage interne, au modeste taux annuel de 6 %, ce qui ne l’abrite pas d’une poussée de chômage. Un peu partout, l’emploi est en recul, spécialement au Japon et en Europe, bientôt rejoints par les Etats-Unis. L’Inde, le Brésil et l’Australie peinent eux aussi. Les pays pauvres, y ccompris ceux que l’on dit “en voie de développement” souffrent plus encore, surtout si leur Etat est évanescent ou gangrené d’affairisme. Toute l’économie mondiale est aspirée par le gouffre que le primat absolu du marché a creusé. Tout le système mondial est entré dans une phase de mutation.
Une boucle vicieuse inquiète le FMI : celle qu’attestent de nouveaux désordres monétaires. L”euro se porte bien, la Chine est toujours soupçonnée (à tort) de soutenir “artificiellement” son yuan, mais le yen tangue derechef, le rouble et la livre sterling sont en net recul, moins toutefois que les autres monnaies européennes hors euro. Ailleurs, non sans variantes sensibles, les périls ne sont pas rares et les interventions du FMI se multiplient en Afrique, en Amérique latine et en Asie. Le plus troublant – que le FMI évoque à peine et de façon voilée – est l’avenir du dollar américain. Non point son proche avenir car ses taux de change sont souvent moins secoués que ceux des autres “grandes” monnaies, mais bien son devenir à moyen terme, compte tenu du système financier “à réparer”. En effet, le poids même des Etats-Unis dans le FMI et d’autres institutions internationales (notamment la Banque Mondiale et l’OMC) inhibe les actions futures des grands créanciers du Trésor américain que sont la Chine et le Japon, plus quelques autres porteurs de “valeurs” américaines de moindre ampleur. Comme on touche, ici, au cœur du système mondial actuel, non point dans son seul aspect financier, mais à tous égards, il faut examiner ce point de plus près.
Un angle d’attaque, souvent évoqué depuis que la crise est devenue patente, est la recherche du montant probable des “expected write-downs”, ces dépréciations qui deviendront des pertes effectives et qu’il faut dès que possible couvrir par des provisions, selon les normes comptables et fiscales en vigueur (éventuellement assouplies par de nouvelles dispositions à débattre au G20 ou ailleurs…). En avril 2009, le FMI a estimé que, pour l’ensemble des actifs financiers imputables aux Etats-Unis, les dépréciations à enregistrer par les institutions financières américaines auront atteint, de 2007 jusqu’en 2010, un total de 2,7 trillions de $. Passant des seuls Etats-Unis au monde entier, le FMI s’attend, pour la même période, à un total de 4 trillions environ, dont 1,13 pour l’Europe et 0,15 pour le Japon, le “petit” solde (inférieur à 0,2 trillion, soit quelques 200 milliards de $) couvrant tant bien que mal le reste du monde, y compris la Chine. Ces sommes énormes réduiront d’autant les capacités bénéficiaires des banques et “non-banques” et leur aptitude à fournir de nouveaux financements. Dans cet ensemble, une maladie dont les hedge funds (déjà décimés par la crise) ne sont pas seuls à souffrir tient à l’utilisation massive des effets de levier (leverage). Ces renforts financiers sont contrecarrés par les fuites d’associés, notamment ceux des hedge funds où la cession des parts souscrites est statutairement autorisée, le plus souvent après un préavis de trois mois. Autrement dit, les banques tendent à réduire leurs crédits dans une proportion au moins égale à celle de leurs généreux concours initiaux. Ladite débandade est baptisée deleverage. Son ampleur incertaine n’est que l’un des obstacles auxquels se heurte l’évaluation des dépréciations (write-downs) à venir, car il suffirait que la crise réveille la vigilance des banques de plein exercice, le contrôle des banques centrales ou la politique d’intervention des gouvernements, dans tout ou partie des Etats concernés, pour que le deleverage soit accompagné de multiples autres “précautions”. Le tout sans préjuger des ricochets divers que l’expansion du chômage, l’anémie du commerce international et l’inégale efficacité des politiques économiques des Etats les plus substantiels pourraient entraîner de proche en proche. Selon le FMI, vues d’avril 2009, les banques n’avaient comptabilisé que le tiers des 4 trillions de write-downs qu’il a estimés. Encore faut-il noter qu’il y a doute sur les besoins de capitaux qui pourraient leur permettre d’enregistrer ces dépréciations, sans perdre pour autant leur capacité de financer de nouveaux prêts à une économie réelle qui en a grand besoin. D’autant qu’un large écart sépare les nouveaux capitaux propres qui seront requis (tangible common equity) et les capitaux hybrides dont les banques font usage. Les statistiques de la Banque Mondiale et d’autres institutions internationales (ainsi que celles de certaines banques centrales) prennent en compte ces “hybrides” où se mêlent aux fonds souscrits par les actionnaires et aux profits mis en réserve, des apports plus fragiles, tels ceux que la titrisation des crédits permet de “lever” sur le marché boursier ou par vente over the counter. Un point à souligner – parce qu’il pèse sur les débats internationaux, au G20 et ailleurs – tient au fait que les banques européennes ont moins d’appêtit que les américaines pour l’hybridation de leurs capitaux “propres”. En somme, la querelle des OGM ne concerne pas que le maïs…
Nonobstant le goût des banquiers pour les métaphores agricoles – faites fructifier votre épargne…- il faut conclure cette incursion dans les étages supérieurs des banques et “non-banques” en soulignant qu’il n’en sort pas de bien grandes lumières. Juger de ce qu’il faudra faire pour réactiver utilement un appareil financier mondial – qui continuera de se dégrader tant que durera la crise en cours – ne sera pas chose facile, tant sont grandes les incertitudes sur l’état réel de cette haute finance. L’étage banal des banques commerciales et des caisses qui drainent l’épargne des ménages est surplombé par une multitude d’institutions financières, habillées en banques “d’investisement” ou “d’affaires” et entourées (ou concurrencées) par des “non-banques” aux parures très variées, le tout créant et gèrant des pyramides de financements diversement empilées dont ni les banques centrales des Etats, même les plus musclés, ni les organisations internationales, aussi respectables soient-elles, ne peuvent déchiffrer le contenu, tant les contrôles réglementaires, fiscaux et autres ont été anémiés. Faire la lumière sur les pratiques financières est requis, tant pour sortir l’appareil financier mondial de sa présente catalepsie, que pour permettre ensuite son fonctionnement efficace au service de l’économie réelle.
{{{ Arroser d’abondance ou labourer profond ?}}}
Si j’en crois la note du FMI pour le G20 d’avril 2009, le facteur décisif pour sortir de la crise en assurant une bonne reprise sera “the rate of progress toward returning the financial sector to health” formule qui – comme pour tous les débats internationaux où l’anglais est de rigueur – se laisse mal traduire en français, tant elle est ambiguë. S’agit-il de rendre à ce secteur la santé dont il jouissait, mais quand ? ou bien est-il question de l’assainir en toutes ses parties ? Les conclusions du dit G20 ne lèvent pas le doute, tant leur respect pour la haute finance est entouré de formules évoquant très diplomatiquement les révisions à opérer. Pour garantir une reprise durable, le renforcement de la supervision, le rejet du protectionnisme et la relance de la croissance et de l’emploi sont évidemment cités, sans oublier l’aide aux pays pauvres ou en voie de développement, mais le communiqué tourne court lorsqu’il s’agit de préciser les méthodes et les délais. Si bien qu’il faut remonter de ce discours aux propositions, projets et refus formulés par les principaux Etats associés à son élaboration pour apercevoir ou deviner ce que sont leurs visées réelles.
Eclairées par une presse curieuse et bavarde, autant que par un personnel politique indiscipliné et fort attentif à ses intérêts locaux et à ses influents sponsors, les positions des Etats-Unis, sont interprétables en tenant compte des activités antérieures des principaux financiers de l’équipe Obama. Pour l’essentiel, elles se résument ainsi : le nettoyage des banques oblige encore à transvaser des capitaux publics depuis le Trésor et la banque centrale (FRB), comme sous Bush; mais il faut mieux surveiller leur emploi. Les inévitables immixtions publiques qui en résultent doivent être provisoires et ne pas porter atteinte à l’activité propre des banquiers, car ceux-ci exercent un métier marchand, non un service public.. Il s’agit donc de libérer l’appareil financier du boulet qui le handicape, afin de lui rendre son plein élan innovateur et stimulant. Une surveillance réaménagée – et rendue plus attentive au vaste secteur des “non-banques” – ne devra pas se convertir en une quelconque nationalisation, fût-elle déguisée. Toutefois les faiblesses du too big to fail (pas de faillite acceptable pour les très grosses institutions) doivent être écartées, quitte à chasser quelques hauts dirigeants par trop aventureux ou avides. En tous cas, un retour aux sains principes de l’entreprise privée et aux lois du marché est l’objectif à atteindre dès que possible. Aucune banque ne doit devenir une administration étatique, aucune décision gouvernementale ne peut être durablement substituée au libre choix des actionnaires et à l’action des managers qu’ils ont à sélectionner.
En Europe, les réactions à la crise sont moins fidèles aux principes libéraux, même en Grande-Bretagne où la City londonienne est, en somme, le principal relais de Wall Street et où les paradis insulaires ne sont pas rares. Toutefois la diversité des politiques est canalisée par la Banque Centrale Européenne (BCE) et par une Union Européenne (UE) en voie d’extension dont l’Angleterre est partie prenante. La BCE est une fédération de banques centrales dont chacune contrôle les financiers de son pays, selon la législation locale. Mais l’instance fédérale (qui gère l’euro depuis Francfort) cherche à renforcer et à homogénéiser ces contrôles, au grand dam de l’Angleterre qui a gardé sa £ et du petit Luxembourg qui n’avait pas de monnaie propre et s’est érigé, de longue date, en un paradis fiscal accueillant pour les filiales et succursales bancaires de toutes provenances. Sous l’impulsion de la BCE, stimulée par une France qui aimerait rallier toute l’UE à ses vues et par une Allemagne qui a été vaccinée en 1924 et 1945 contre les poussées inflationnistes; l’Europe n’est pas séduite par les priorités américaines. Accorder aux banques (aptes à survivre) d’abondants crédits publics, afin qu’elles puissent fonctionner “normalement” après avoir provisionné leurs crédits “toxiques”, à moins qu’elles ne les transfèrent à des bad banks créées pour l’occasion, ne convient guère aux banquiers de tradition européenne. Cette solution conduit à une inflation que la BCE combat toujours par priorité : c’est le prix qu’elle paie pour avoir incorporé le deutschmark. En outre, elle annonce de fortes hausses d’impôt quand, l’urgence passée, il faudra assainir des budgets souvent déficitaires, notamment en France. Enfin, elle néglige la forte contribution anti-crise que la plupart des Etats européens procurent par leur soutien légal et financier aux aides sociales (santé, retraites, etc.), qui réduisent assez fortement l’effet des pertes de croissance et d’emploi. Opposés à un arrosage surabondant, la plupart des Etats européens sont enclins à de sévères réformes de l’appareil financier et des contrôles qui l’entourent. Malgré les souvenirs du communisme soviétique, encore vifs en Europe orientale et balkanique, ces Etats ne craignent pas les incursions publiques dans le monde des affaires, spécialement dans les banques. Labourer en profondeur le sol sur lequel poussent les institutions finacières de toute sorte, puis maintenir de vigilants contrôles lorsque le fonctionnement du marché pourra reprendre “normalement” leur semble plus raisonnable que de se fier pleinement à des “lois du marché” dont aucun Parlement n’a délibèré.
L’Amérique du nord et l’Europe occidentale qui composent le G7 ne sont plus en mesure de régler à leur guise les problèmes mondiaux d’ordre financier. La création du G20 résulte de cette évidence, mais les nouveaux venus dans ces conciliabules n’ont pas affiché de positions communes, face au débat entre New-York (plus qu’à demi assisté par Londres) et Francfort (adossé à Paris, Berlin et plusieurs autres grandes capitales). Non qu’ils soient restés timidement silencieux, mais parce qu’ils sont porteurs d’intérêts d’autres types. Le cas le plus notoire est celui de la Chine, détentrice d’énormes réserves de change et principal prêteur de $ au Trésor des Etats-Unis. Naguère, Paulson, dernier secrétaire au Trésor de l’administration Bush, avait fait de fréquentes visites à Pékin pour enseigner l’art de moderniser les banques, notamment en laissant le taux de change du yuan flotter au gré du marché. Un peu plus discrétement, mais de vive force, Paulson avait également fait comprendre que les fonds souverains ne doivent pas acheter des participations dans les firmes et institutions jugées stratégiques. Au G20 d’avil 2009, la Chine a indiqué que l’affaiblissement actuel et potentiel du $ pourrait l’inciter à réduire son stock de bons du trésor en cette devise et que le FMI (où la Chine souhaite élargir son influence) serait bien avisé de créer de nouveaux droits de tirage spéciaux (DTS) et surtout d’étudier le moyen de faire de ces DTS la principale monnaie pour les échanges et les transferts internationaux. Modestement exprimées, mais radicales, ces suggestions annoncent l’un des grands tournants financiers du 21è siècle, la fin du $ impérial.
Le Japon qui est, après la Chine, le plus important prêteur de $ au Trésor américain semble s’être tenu coi sur ce sujet, sauf à appuyer ce qui peut réactiver ses exportations, tout en consacrant environ 3% de son PIB (de 2009 et 2010) à des dépenses budgétaires propres à stimuler la demande intérieure. La distribution par le FMI de nouveaux DTS équivalant à 500 milliards de $ répondra au souhait chinois, si et quand elle sera rendue effective. Elle conviendra également au Brésil, à l’Inde, à l’Afrique du sud et aux autres producteurs de matières premières très courues en phase d’expansion, comme aux nombreux pays d’Afrique et d’Asie où la pire pauvreté sévit encore. Mais, au total, le G20 a formulé plus de belles phrases sur les besoins de capitaux des pays émergents et sur l’aide aux pays pauvres, que de solutions concrètes. Beaucoup des engagements financiers pris par les 20 Etats participants (prêts et garanties commerciales) tardent à se concrétiser, cependant que le FMI retombe parfois dans ses erreurs anciennes. Ainsi, les neuf standby arrangements (sorte de secours d’urgence) qu’il a consentis fin 2008 et début 2009, pour soutenir l’Europe orientale ou l’Irlande et l’Islande, comme quelques autres défaillants non-européens, continuent d’imposer aux Etats concernés des coupes budgétaires qui contredisent plus ou moins les efforts stimulants recherchés par le G20.
Au crédit du FMI, doit-on ajouter son projet d’émettre pour 500 milliards de bons ? Souscrits par des pays comme la Chine, la Russie, le Brésil et l’Inde ces bons leur seraient remboursés deux ans plus tard, le temps de surmonter les objections des membres européens et autres que la réallocation des quotas (et, donc, des droits de vote au sein du FMI) réduirait à un moindre pouvoir ? Au vrai, ces manœuvres retardent une réforme à peine esquissée et pourtant nécessaire, au FMI comme en maintes autres organanisations internationales où l’Europe et les Etats-Unis pèsent d’un poids en partie perdu depuis 1945. Elles font penser aux roueries institutionnelles grâce auxquelles la montée en puissance du Japon ou l’enrichissement de l’Arabie pétrolière ont entraîné un accroissement des concours financiers de ces pays aux bonnes œuvres du FMI , sans modifier leurs pouvoirs en son sein : détail rarement rappelé !
Peut être faut-il critiquer de même la BRI dont le Comité de Bâle souhaite s’adjoindre les banques centrales des quatre Etats précités (ainsi que celles du Mexique, de la Corée et de l’Australie) pour “renforcer la portée globale et l’acceptation de ses normes”. En effet, la transformation desdites normes est souhaitée par la plupart des nouveaux invités, mais freinée par les membres fondateurs de cette institution, née en 1934 et rajeunie en 1945, lesquels n’entendent pas abandonner les traditions de la vraie banque, celles que Washington et Londres ont chantées au G20. On pourra en juger en observant l’évolution prochaine des “paradis” dont la domestication ou même la suppression sont évoquées de tous côtés, y compris au G20.
Leur meilleur connaisseur est le Tax Justice Network (Réseau mondial pour la justice fiscale) qui essaie d’embrasser d’un même regard tous les paradis que l’on dit fiscaix, bancaires ou d’autre farine. Ce Réseau en décompte 72 qui ne sont pas tous off shore, c’est-à-dire insulaires et lointains. Les commodités offertes à l’évasion ou à la fraude fiscale, aux dissimulations bancaires, voire aux opérations clandestines fondent leur caractère paradisiaque. Le dénombrement de ces lieux “confortables” et l’évaluation des dégâts qu’ils provoquent dans maints budgets étatiques, comme dans les échanges économiques sont fort disputés, d’autant que la corruption politique, la délinquance financière et les ruses diplomatiques internationales s’y mêlent aux “simples” dissimulations fiscales et aux habillages comptables dont les firmes multinationales sont à peu près toutes coutumières. Ainsi, on a pu dénombrer 1470 filiales logées en divers paradis, pour les seules entreprises du CAC 40, élite de la bourse de Paris. A elle seule, la Banque Nationale de Paris (BNP) comptait pour 189 cas. Mais le doute n’est pas permis : les paradis gangrènent les budgets des nations riches, même les plus vertueuses, et ils pourrissent maints gouvernements des pays pauvres. Vertueusement mobilisée pour le G20 d’avril 2009, l’OCDE a dressé des listes d’Etats coupables ou complices des turpides “paradisiaques”, mais son secrétaire général a beau affirmer que “celui qui veut frauder n’aura nulle part où se cacher”, on doutera qu’il ait raison de sitôt. Le Parlement européen, bientôt soumis à réélection, pousse le zèle plus loin, sous le regard plutôt bienveillant de la BCE, mais il tarde à élaborer un texte qui ferait taire les partisans d’un quasi statu quo (conduits par le Luxembourg) et il se heurte à une vive opposition de plusieurs des non-membres de l’UE, ralliés autour de l’Angleterre.
Le G20 d’avril 2009 a beaucoup parlé des institutions financières utilisatrices de ces discrets abris. Les Etats-Unis et l’Angleterre, experts en la matière, se sont joints à ce chorus. Non certes pour dénoncer, comme la CNUCED, “un système bancaire fantôme échappant à toute réglementation”, mais pas davantage pour défendre ouvertement ces “banques non-banques”, hier présentées comme la fine pointe d’une innovation majeure. Cet ensemble de private pools of capital, de venture-capital firms et d’autres private equity funds se laisse mal classer, aucune loi ne l’encadre. Sitôt après ce G20, le Secrétaire au Trésor américain, Keithner a détaillé quelque peu les réformes qu’il envisageait, sans doute pour canaliser les initiatives que pourraient prendre d’autres gouvernements. Il s’agirait, en premier lieu, d’enregistrer les plus massifs de ces fonds auprès de la SEC et de ses semblables (commissions de contrôle des bourses), ce qui laisserait à ces fonds l’échappatoire de scissions convertissant un trop gros pool en une fratrie de sociétés passant sous le seuil qui serait fixé. Rien n’est dit, par ailleurs, sur les produits dérivés dont ces “non-banques” peuvent jouer, ni sur les titrisations “structurées et complexes” qui permettent aux banques et aux “non-banques” de se délester vers une clientèle de fonds d’épargne, de collectivités locales ou de particuliers pourchassés par des courtiers. Et surtout, la clé des spéculations dommageables des hedge funds – à savoir les prêts massifs de banques commerciales sensibles aux charmes financiers du leverage – reste ignorée. Le danger est d’autant plus grand que Geithner se propose d’apporter des subventions ou des crédits publics à ceux des fonds qui s’associeraient au Trésor (ou à une entité publique spécialisée à cette fin) pour racheter les créances “toxiques” encombrant les bilans bancaires. Comme il est fort difficile d’évaluer ces créances non cotés et, donc, non liquides, on pourrait s’attendre, en outre, à des roueries dépassant de beaucoup celles que permit la dispersion reaganienne des actifs des Caisses d’épargne, en 1982. La clarté et l’honneteté des bourses de valeurs ne seraient certes pas améliorées par de telles opérations, même si les sanctions envisagées par Keithner incluaient, comme il le suggère, le pouvoir donné à l’Administration de saisir et de vendre à l’encan toute compagnie financière qui mettrait en péril la stablité du système financier. Outre cette menace qui est presque de croquemitaine tant les procédures législatives et les recours judicaires font craindre les délais et les échappatoires, Keithner n’avance guère de propositions pertinentes en ce qui concerne le contrôle des institutions financières de toute sorte et les protections à fournir aux épargnants et clients – spécialement aux fonds de retraite, aux compagnies d’assurance et aux collectivités locales ayant des disponibilités à placer ou des emprunts à rembourser. Que les hedge funds aient à déclarer à la SEC leurs plus gros emplois financiers ou que des clearing houses viennent tamiser le vaste monde des “banques non-banques” n’y changerait pas grand chose. Les principaux périls ne mûrissent pas dans ces lieux semi-publics, ils fermentent dans les bilans et les comptes de tous les opérateurs financiers concernés. Il faut des comptables agréés et des commissaires aux comptes, société par société, des inspecteurs dûment définis par une autorité professionnelle ou publique, marché par marché et des contrôleurs qualifiés et en nombre suffisant, relevant de la banque centrale et de ses antennes régionales ou spécialisées, pour que l’ensemble de l’appareil financier d’un pays ait de sérieuses chances d’être bien contrôlé. Surtout si les voies d’accés au grand large des transactions internationales sont dûment garanties par des accords internationaux et des pare-feux anti-“paradis”. En outre, il n’est pas convenable que les normes comptables à appliquer continuent d’être définies, sans surveillance publique, par des associations purement professionnelles; ni que les cotations (ratings) des titres vendus sur des marchés ou over the counter soient, de fait, le quasi-monopole de filiales des grandes banques, filiales rentabilisées par les prix qu’elles font payer par qui recourt à leurs évaluations ! Keithner a soumis à des “tests d’effort”, les dix-neuf grandes banques américaines ayant reçu d’énormes subventions budgétaires en vue de leur “restabilisation”. Le test porte sur la capacité de ces établissement à faire face durant les deux prochaines années aux chocs que la conjoncture financière pourrait leur infliger derechef. Mais les agences Moody et autres étaient trop décriées pour se voir confier cette tâche, si bien que des fonctionnaires ont été choisis pour ce faire, dans une Administration peu entraînée à de telles fins. Les résultats tardivement publiés, après maintes négociations entre inspecteurs occasionnels et directions financières en place, font l’objet de discussions récurrentes sur leur fiabilité. L’assainissement de l’appareil financier américain et mondial ne sera pas durablement acquis par de telles méthodes.
Dans une crise dont les responsables ont longtemps fait mine de croire qu’elle était causée par une trop généreuse distribution de crédits hypothécaires de médiocre qualité (subprime), il serait cruel de poursuivre l’investigation par un examen détaillé des multiples autres outils du surendettement américain (automobile, achats courants, équipements de toute sorte, financement de la scolarité ou de la santé, modalités de diffusion et d’utilisation des cartes de crédit, transformation des multiples vendeurs à crédit en antennes des faiseurs de telles cartes, etc.), mais la cause est désormais entendue. Le surendettement américain, rendu contagieux par l’évolution du marché mondial et imité d’enthousiasme par maints pays, riches ou non, a été stimulé par la quasi totalité d’un système financier mondial, truffé de filiales bancaires venues de presque partout, le tout sous l’égide de financiers ravis par les impulsions innovatrices qu’ils accumulaient, sous le regard longtemps bienveillant de gouvernements de toute sorte.
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Le monde va changer de base}}}
Un peu rugueux, ce vers d’un hymne bien connu ! Mais peu se souviennent de son auteur qui mourut soixante ans avant ma naissance, cet ex-artisan devenu ouvrier après un séjour aux Amériques. Plus rares encore sont les connaisseurs de l’ouvrier de Fives-Lille qui mit cette poésie en musique, pour le centenaire de la Révolution française. Laissons pourtant Pottier, Degeyter et leur hymne qui connait une gloire internationale, mais intermittente… Seul l’avenir doit retenir notre attention, car, en effet, le monde va changer de base.
Autrement dit, l’énorme crise qui est en cours annonce une transformation majeure du système mondial. Ce n’est pas une simple crise “systémique” comme le pensent les bons esprits dont le regard reste fixé sur l’appareil financier de leur pays ou de la planète entière, c’est une phase décisive de la mutation mondiale qui a débuté en 1990-91, avec l’effondrement du communisme de style soviétique et qui va s’accélèrant en tous pays. Non point parce que les spasmes économiques, les tensions politiques qu’ils entrainent et les secousses idéologiques qui s’entremêlent à leurs poussées seraient promis à de prochains dénouements, car leur calendrier n’est nulle part écrit. Mais parce que la logique structurelle de ces puissants mouvements est de moins en moins réversible : le nouveau système mondial aura fini de mûrir bien avant la fin du 21è siècle.
Un premier test se déroule sous nos yeux, chez les “réparateurs” de l’appareil financier. Si le leadership de Wall Street et de ses alliés quasi inconditionnels (comme l’Angleterre ou, d’autre manière, le Japon) continue de triompher, la réforme s’enlisera jusqu’à de prochains rebonds. Par contre, elle deviendra sérieuse si le FMI pèse bon poids et surtout si l’UE et la BCE canalisent utilement l’Europe et trouvent assez d’alliés dans les rangs du G20. Mais en ce cas, quelle sera sa consistance ? Il s’agit assurément d’adjoindre un principe de transparence aux normes de liquidité et de solvabilité fixées par la BCI, mais aussi de mieux défendre ces règles. Notamment contre les ruses confidentielles du leverage et des produits dérivés et plus encore contre l’opacité “paradisiaque”. Supprimer tous les paradis étant d’atteinte lointaine et difficile, il faudrait user de palliatifs dont je vais donner un exemple, étant bien entendu que d’autres approches, mieux fondées que la mienne, sont certainement envisageables. A mon sens, donc, le minimum requis devrait être d’obtenir des Etats “sérieux” qu’ils imposent aux banques de leur ressort de cautionner pleinement leurs filiales et succursales logées en ces abris off shore. Ces cautionnements devraient intervenir selon des formules dûment publiées et vérifiées. Ainsi, par exemple, les BNP et autres Société Générale devraient garantir à tous leurs clients, (particuliers, entreprises, administrations ou autres institutions) la fiabilité et la solvabilité de leurs antennes dans tout paradis, relevant des listes tenues par la Banque de France.. Il devrait en aller de même pour toute autre banque soumise au contrôle de cette dernière, sauf adhésion à un groupement d’assurance-crédit soumis à ce même contrôle. A défaut de telles précautions, les opérations à destination ou en provenance d’un quelconque “paradis” devraient être mises “en quarantaine” chez une banque agréée par la même banque centrale, le temps de remonter toute la chaîne des vérifications jugées nécessaires par l’un des “douaniers de l’off shore” . Autrement dit, il s’agirait de soumettre les “paradis” survivants à tant de longues et onéreuses tracasseries que les banques logées chez eux s’étioleraient et que les opérateurs s’obstinant à les utiliser y réfléchiraient à deux fois. Certes la rapidité des transactions serait considérablement gênée de ce fait, mais précisément c’est l’objectif à viser : il s’agit de dissuader les operations de toute sorte transitant par un quelconque “paradis”. Le tout étant soumis, par les Etats “sérieux” et par les institutions dites “douaniers de l’off shore” au plus strict des contrôles, quelle que soit la taille, la puissance et la richesse des firmes multinationales, des mastodontes bancaires, des Etats sournois et des gangs de toute sorte qui seraient dérangés de la sorte. Faute de telles réformes, de nouvelles innovations bancaires et financières pourront continuer de mettre en péril maintes économies nationales, voire le système financier dans son ensemble. Un vrai contrôle ou l’inévitable rechute, tel est le premier dilemme à résoudre.
Ceci implique évidemment qu’une seconde catégorie de réformes vienne réguler la dimension “non-paradisiaque” des échanges internationaux et des transactions financières transfrontières. La conférence de l’OMC projetée à Doha (depuis les manifestations de Seattle en 1999) aurait de meilleures chances de se tenir, si elle renonçait à loger les “services financiers” parmi les libéralisations visées, car il n’est pas souhaitable que l’appareil financier en crise puisse se livrer à plus de libre-échange, bien au contraire ! La pérennisation du primat actuel du $ est, elle aussi, contre-indiquée, tant sa gestion par le FRB américain a été asservie, dès les années 1980, aux seuls intérêts de l’économie américaine (tels qu’évalués par Wall Street) au grand dam de l’Amérique latine et de l’Asie orientale. Le retour à un régime de changes fixes, façon Bretton-Woods, ne serait pas davantage souhaitable, s’il devenait possible au cours des prochaines décennies, car le fonctionnement international des monnaies doit être adapté à des économies nationales ou continentales et à un marché mondial en évolution rapide. Il convient donc d’orienter les réformes monétaires vers un zonage bien contrôlé.
Il existe déjà plusieurs zones monétaires souvent informelles. Certaines sont tissées par un entrecroisement d’accords de swaps entre banques centrales, d’autres sont plus permanentes, que ce soit comme séquelle coloniale (tels les francs CFA ou CFP) ou comme union monétaire plus poussée (dont celle des pays européens co-fondateurs de l’euro). Les plus nombreuses sont moins formalisées et parfois fragiles : ainsi diverses monnaies du Proche et Moyen-Orient et d’ex-dominions britanniques s’échangent sur les marchés monétaires par le dérour de la £, alors que maintes autres monnaies d’Amérique ou d’Asie transitent par le $. Le FMI, la BRI et d’autres agences devraient faire en sorte que ces zones soient toutes explicitées et que les pays à devises fortes qui les polarisent avec leur $, leur £, leur yen ou leur € soient rejoints, dès que possible, par la Chine et son yuan et même par la Russie et son rouble. Que ces pays-pilotes aient des responsabilités bien définies vis-à-vis des pays dont ils entraînent la monnaie. Et que, tous ensemble, ils composent une sorte de Conseil de Sécutité monétaire mondiale dont le FMI serait l’hôte et le soutien logistique. Naturellement une telle réforme obligerait les pays membres de la BCE à se choisir une représentation unifiée et l’ONU à faire place à ce Conseil de Sécurité bien spécialisé. A charge pour ce Conseil et pour le FMI de guider chaque zone vers l’explicitation de règles lissant toutes les sortes de transactions transfrontières de son ressort (change manuel, cartes de crédit, distributeurs de billets, chèques, compensation, clearing des valeurs, etc.). Des accords que l’on peut dire de “super-swaps” seraient à expérimenter et à affiner de façon telle que les taux de change entre les “devises fortes” des pays-pilotes de chacune des zones soient abrités des spéculations à terme qui les déséquilibreraient. En effet, il s’agirait de stabiliser les changes entre les principales devises – par une sorte d’accord du Plaza rénové – non pour les fixer rigidement, ni pour resserrer par trop leurs limites de fluctuation au jour le jour, mais pour soumettre à des accords négociés au sein du Conseil de Sécurité monétaire les ajustements indispensables. Le même Conseil de Sécurité pourrait fort bien encourager les zones exposées à des dérapages spéculatifs à utiliser des techniques de blocage ressemblant à celles dont le Chili de 1982 ou la Malaisie des années 1990 ont su faire un habile usage.
Le schéma que je viens d’esquisser à grands traits ne propose pas une panacée. Il pourrait à bon droit se voir substituer d’autres schémas plus pertinents. Mais il aide à concrétiser une question qui pèsera lourd au 21è siècle. Il faudra du temps pour détrôner un $ dont l’effondrement plus ou moins saccadé serait une solution aussi dangereuse que son étaiement contre vents et marées. Un processus plus calme et de réalisation pluri-annuelle (voire pluri-décennale) visant à réagencer les rôles monétaires de plusieurs Etats à devises fortes serait la voie la plus souhaitable. Encore faudra-t-il que les réformes par retouches successives qui encadreraient cette longue transition soient préparées et accompagnées par de judicieux contrôles internationaux. Au sommet de leur édifice, le FMI et la BRI auraient à exercer sans délai une supervision générale. Dès que possible et par étapes rapprochées, les banques centrales des pays à devises-pilotes devraient se mettre en mesure de voir clairement ce qui se passe sur les divers marchés des changes et de percevoir (ou deviner) les implications monétaires des opérations à terme enregistrées par les principales bourses de valeurs ou de marchandises. Ainsi, les ajustements, les contrôles et, le cas échéant, le sanctions à pratiquer (zone par zone ou à une échelle quasiment mondiale) seraient bien fondés et mieux contrôlables. Le climat monétaire international serait assaini, sans être figé.
La troisième catégorie de réformes inéluctables sera n’écessairement d’allure plus décentralisée. Elle concerne la fiscalité et l’équilibrage budgétaire de maints Etats et elle ne peut progresser utilement qu’en maîtrisant leurs dimensions principales : la paysannerie, les multinationales et le protectionnisme. Pour le reste, l’équilibrage entre impôts directs et indirects, entre Etats et collectivités locales, entre impôts stricto sensu et “charges sociales” ou le dosage de la progressivité des prélèvements obligatoires seront à régler selon les rapports de force politique à l’intérieur de chaque Etat. Des trois problèmes qui concernent directement le marché mondial, le plus ancien concerne la pyasannerie, prise ici comme emblème des impôts en compétition directe avec la rente foncière ou minière. Entrer dans son détail encombrerait le présent essai, mais il suffit de noter que les aides et faveurs accordées aux “paysans” d’Amérique du nord et d’Europe et les handicaps qui en résultent pour les pays moins développés sont l’un des obstacles “insurmontables” sur lequel bute l’Organisation Mondiale du Commerce, tandis que la propriété foncière et immobilière est l’un des perchoirs préférés pour l’établissement de “niches fiscales” au bénéfice de contribuables fortunés. On pourrait en dire autant des rentes minières et pétrolières, n’était le fait que, pour l’essentiel, elles concernent désormais des firmes multinationales qui ont été rejointes par bien d’autres groupes industriels, commerciaux ou financiers, adeptes de la haute mer internationale et des paradis les plus divers. De judicieuses réformes fiscales devront nécessairement se mêler à l’éradication desdits paradis, sans se laisser arrêter par les plaidoyers pour la compétitivité internationale qui sont coutumiers en ces domaines. Il restera sans doute longtemps encore des exemples d’inégalités provoquées par l’ineptie fiscale des Etats, même les mieux organisés, mais les réformes à viser devraient les ignorer pour se concentrer sur les firmes multinationales, à commencer par les plus grosses, toutes filiales et faux-nez dûment pris en compte, de façon à les taxer autant que de besoin pour nourrir les budgets nationaux, tout en veillant à ce que l’OCDE, l’OMC, le FMI et la Banque Mondiale soient appelées en renfort pour que des normes et pactes internationaux (fussent-ils de cartel, comme ceux de l’OPEP et de ses semblables) viennent expliciter les orientations anti-protectionnistes à respecter cas par cas et sanctionner autant que de besoin les infractions. Cette mondialisation potentielle de la bonne fiscalité est sans doute l’une des conditions les plus décisives pour l’amélioration du système mondial. Elle contribuerait également à l’allègement du problème le plus délicat que les Etats auront à résoudre au “sortir de la crise financière”, c’est-à-dire lors des embellies successives qui finiront par se manifester au cours de la prochaine décennie et des suivantes : à savoir la fixation de leur propre rôle vis-à-vis de marchés en voie de mondialisation bien avancée.
Bien que l’exemple du Trésor et du FRB – qui ont déversé plusieurs trillions de $ dans des sauvetages financiers – n’ait pas été suivi autant que les Etats-Unis l’auraient désiré, les pays chargés de déficits massifs sont nombreux. Leurs déficits gonfleront encore, par exemple si les acheteurs de créances “toxiques” sont plus rares qu’escompté ou si les dépenses “sociales” afférentes à la suite de la crise s’accumulent. Ils fluctueront assurément, avant que leur résorption puisse devenir une préoccupation majeure. Pour les effacer – sauf miraculeuse reprise d’une forte expansion – il faudra recourir à des impôts supplémentaires ou se résigner à une inflation non négligeable. Ce dilemme pèsera sur les réformes fiscales évoquées ci-avant, mais il infléchira également les orientations politiques des Etats. La mystique du marché qui était naguère de mise cédera la place à une réévaluation des fonctions à remplir par l’Etat ou sous son contrôle. La nationalisation qui était devenue un péché capital n’est plus pour le moment qu’une faute vénielle que l’urgence rend tolérable un peu partout, si elle est provisoire ou à demi déguisée sous des formules de circonstance. L’immixtion de syndicats au conseil d’administration de firmes aussi emblématiques que la General Motors sauvera probablement cette firme du naufrage. On pourra répéter comme au temps de Sloan que “tout ce qui est bon pour la General Motors est bon pour l’Amérique”, mais avec plus de respect pour l’intervention étatique. Car il faut bien comprendre que la propriété étatique de vastes entreprises peut avoir une portée très variable selon la qualité des politiques qui l’orientent et des statuts qui l’organisent. Comme la France et d’autres pays européens l’avaient fait après 1945, la Chine de Deng Xiao Ping en a donné une démonstration,. quel que soit l’avenir de ses banques et de son secteur public industriel.
Budgets et fiscalités, monnaies et transactions, paradis et contrôles : il est sans aucun doute maints autres champs d’action financière à récurer, mais j’ai choisi de centrer l’attention sur ceux dont la réforme est la plus nécessaire pour rendre à l’appareil financier une certaine souplesse. Les errements qui ont prévalu depuis les années 1990 seront corrigés ou cantonnés si les orientations que j’ai suggérées sont mises en œuvre – ou remplacées en temps utile par des visées de meilleure qualité portant sur les mêmes objets. Mais bien des complications peuvent encore survenir avant que les pays prépondérants de notre système mondial en transformation accélérée réussissent à s’équilibrer dans ce nouveau monde. La crise sera bénéfique si elle produit d’abondantes réformes plus ou moins semblables à celles que je suggère..
{{{ Du bon usage de la crise
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Il serait naïf d’escompter une rapide sortie de crise, quelles que soient les péripéties boursières du proche avenir, car les troubles de l’économie mondiale ont à peine commencé de se manifester. La question n’est plus seulement de remettre les banques commerciales en état de graisser normalement les rouages de l’économie réelle, ni même de sauvegarder l’épargne nouvelle en l’abritant des pièges qui continuent de déprécier l’épargne ancienne. En effet, l’effectif des chômeurs va croître dans les pays où l’on sait les décompter et les flux migratoires hors les pays de misère vont se gonfler davantage, malgré les reflux provoqués par les désordres de la production. Aujourd’hui l’automobile et l’aéronautique s’ajoutent à la liste déjà longue des secteurs d’industrie mal en point, demain d’autres branches où l’emploi est massif les rejoindront, jusqu’aux edens du sport, du tourisme et des vacances. L’inégale dispersion de ces cascades d’effets négatifs fera varier leurs incidences sur les budgets étatiques et sur les mécanismes de solidarité sociale, mais leur ampleur sera grande. Parfois même, les “toxines” de la crise financière auront corrompu certains de ces mécanismes de surprenante façons, que les désordres à venir finiront par révéler. Un seul exemple : le sauvetage de ce qui peut être sauvé (= vendu, rénové, etc) de l’énorme groupe mondial qu’était la General Motors aura des ricochets majeurs, des Etats-Unis vers l’Allemagne, l’Italie et bien d’autres pays, y compris pour ce qui concerne leurs chômeurs, retraités et assistés médicaux, ou les actionnaires des sociétés survivantes de cet ex-groupe. Les firmes multinationales les plus notoires, ces “valeurs de père de famille” tant appréciées par les bourses de valeurs, auront à souffrir de l’incurie qui a différé ou désorienté leurs modernisations et de la générosité de leurs dividendes et des primes pour leurs dirigeants. Le Gotha des multinationales devra s’enrichir de nouveaux venus, ce qui prendra du temps. D’autant que les vulnérabilités budgétaires de maints pays – jusqu’aux plus riches – dureront longtemps. Les seules lueurs d’espoir qui soient visibles dès à présent viennent de pays “économes” qui ont su, comme la Norvège ou les Emirats Arabes Unis stocker une part de leurs recettes pétrolières ou, comme la Chine, emmagasiner une fraction substantielle de leurs gains à l’exportation. Mais ces bénéfices n’iront pas sans contrepartie. Ainsi la Chine pourra privilégier le développement de sa demande intérieure et l’acquisition de firmes étrangères favorables à son dynamisme global, mais ce sera aux dépens des Etats-Unis dont elle a souscrit tant de bons du Trésor. Car les difficiles cheminements américains vers le rééquilibrage des budgets et de la balance commerciale sera, pour un temps, de nature à modérer leurs importations qui contribuèrent (à crédit) à la stimulation du marché mondial pendant les “belles années” d’avant-crise.
On touche, ici, à l’une des clés de la relance générale de l’économie mondiale. Quand les effets les plus négatifs de la crise financière auront été surmontés, ce qui prendra pas mal d’années, le tonus de l’économie mondiale dépendra de la vigueur de l’épargne réelle, c’est-à-dire de celle qui débouche sur une formation brute de capital fixe, autrement dit sur des investisements en usines et machines, comme en matières premières et en tous autres équipements contribuant directement à l’efficacité des capitaux ainsi fixés. Les pyramides de titres empilées les unes sur les autres qui ont distrait beaucoup d’épargne au cours des dernières décennies constituent l’exact contraire de ce qu’il faudra faire. En outre, la mondialisation des productions et des échanges qui avaient produit naguère des tensions parfois graves, par délocalisation de firmes, voire de branches industrielles tout entières a été calmée par la crise, mais elle finira par reprendre avec une vigueur nouvelle, si bien qu’en divers pays, la fin de la crise économique mondiale ne sera pas un soulagement. Ce point est à souligner car il signifie que tout examen des perspectives d’avenir doit très attentivement distinguer le local du mondial, sans oublier les niveaux intermédiaires – tel l’européen pour ce qui concerne les Français. A contrario, il faudra réviser, au passage, les notions qui se sont répandues quant aux secteurs “protégés par nature”, tels le bâtiment et les travaux publics ou les sports d’hiver et les rivieras touristiques. Les populations bougeront derechef et sans doute davantage et vers d’autres destinations, à la poursuite des usines, des terres arables et des climats heureux. L’espace-temps mondial n’est pas une donnée immuable.
Mais, à court terme, la rentabilisation des banques qui occupe beaucoup trop de place dans les visées occidentales se satisfera aisément des emplois contre-indiqués de l’avant-crise, si la réforme des réglementations et des contrôles n’y met pas bon ordre. Pourtant, il ne suffira pas que ce bon ordre produise des résultats quantitatifs satisfaisants, car une part essentielle de la véritable “sortie de crise” se jouera sur la qualité des investissements visés par les Etats et les firmes multinationales, comme on va en juger par un bref examen des complications politiques qui vont inévitablement se mêler aux évolutions de l’économie réelle.
Une part, peut être majeure, de ces complications proviendra des catastrophes naturelles qui menacent notre planète, laquelle a été fatiguée par deux siècles d’exploitation industrielle accélérée et se trouvera chargée, en ce 21è siècle, de trois milliards d’habitants supplémentaires. Il est vrai que certaines ressources s’épuisent, à commencer par le pétrole; il est très probable que certains processus naturels sont abîmés par des modes d’emploi industriels, urbains ou domestiques qui saturent l’atmosphère et qui vident les océans; il est vraisemblable que la prolifération satellitaire des dernières décennies commence à polluer certaines zones de la stratosphère; il est possible que quelques moyens d’action multiplient localement les nuisances dangereuses, à grand renfort de pesticides, d’OGM, d’ondes électro-magnétiques et d’autres maléfices. Mais il serait sot de faire masse de toutes ces alertes pour “verdir” d’autorité toutes les politiques ou de sélectionner l’une ou l’autre d’entre elles, pour en faire un diable à exorciser d’urgence, quoi qu’il en coûte ! On est, ici, dans un domaine où la transformation des équilibres naturels est d’ordre décennal, si ce n’est séculaire. La sagesse est d’enrichir sans cesse les recherches scientifiques en toutes ces matières, sans oublier que l’humanité est et demeurera plus riche d’ignorances que de savoirs absolus. A plus forte raison, on doit ignorer les catastrophistes obsédés par la fragilité de notre planète. La Terre est mortelle, certes, mais à l’échelle des millénaires..
Dans un univers où l’éternel et dangereux tourbillonnement de la matière se poursuivra, bien d’autres périls peuvent sembler plus sérieux. Ainsi, le plafonnement de la population qui se répand à partir du Japon entraîne des gémissements mal venus, notamment là où il se combine avec l’arrivée de flux migratoires massifs, moins combattus qu’au Japon. En effet, il est probable – et souhaitable – que le ralentissement démographique s’étende au monde entier. Cette grande transformation imposera à la plupart des sociétés des mutations culturelles et des adaptations politico-administratives auxquelles fort peu d’Etats sont attentifs. On doit donc s’attendre, de ce fait, à maints déplacements de l’axe des luttes de classes et des conflits internationaux dont certains pourraient envenimer les réactions à la crise qui vient de s’ouvrir. Mais il faut comprendre que la perspective que je suis en train d’évoquer se déploiera tout au long des 21è et 22è siècles, si ce n’est sur un plus vaste temps. Un siècle ne correspond plus, aujourd’hui, qu’à la succession de 3 à 4 générations, ce qui est peu pour les changements de mentalité que provoquera cette mutation démographique. Et ceci ne peut comporter qu’une seule leçon pour la crise en cours : mépriser les étrangers, exclure les allogènes, rejeter les immigrés sera de plus en plus contre-indiqué.
Plus que jamais, les choix politiques devront adosser aux connaissances les mieux établies des précautions discutées publiquement et réévaluées périodiquement. Ils devront également faire place à des politiqus culturelles de portée décisive, notamment en deux domaines : l’éducation et la consommation. Pour l’éducation, le virage se dessine déjà dans les nombreux pays qui découvrent l’énorme difficulté du passage à des études de très longue durée pour de grandes masses de leur population, à partir de formules élitiques jadis efficaces. Ailleurs, c’est-à-dire pour la majorité de la population mondiale, le risque à écarter est celui d’une imitation, contrainte ou naïve, de formules venues d’un Occident “plus avancé”. Risque que de dangereuses boucles viennent aggraver, quand des madrassas, des jésuitières et d’autres “bonnes œuvres” se mêlent “d’instruire le peuple”. Pour ce qui est de la consommation, les dangers sont peut être plus graves, car le temps de la boutique ou du supermarché est beaucoup plus court et frénétique que celui de l’école et de l’université. En effet, il importe de bien comprendre ce qu’a de diaboliquement perturbant l’économie d’endettement popularisée, à partir des Etats-Unis, par les décennies de production publicitaire de la demande, surexcitée par un incessant pelotage informatique. Quand la consommation n’est plus rythmée principalement par les revenus, mais par une offre incessante de crédits, quand le collège, la santé, l’équipement domestique, les loisirs, la maladie et la vieillesse sont de plus en plus entraînés dans ce style de vie “à crédit”, une infinie fuite en avant se dessine. Les réformes requises non pas pour “assainir l’appareil financier”, mais pour sortir vraiment de la crise vont inéluctablement se heurter aux automatismes de la consommation, là où elle a été plus ou moins façonnée de la sorte. Entre les Etats-Unis profondément corrompus par cette euphorisation du couple marché-crédit et les milliards d’hommes bavant d’envie devant la “vie si riche” dont l’image leur parvient, il n’est guère qu’une petite dizaine de pays qui, comme la Chine, ont encore échappé au dérapage de la surconsommation marchande. Mais, à l’échelle mondiale, le dérapage est un énorme risque, de grande portée “procyclique” comme disent ceux des économistes qui croient que les cycles économiques sont une loi de la nature humaine.
Il est vrai qu’en d’autres régions du spectre idéologique, de bons esprits, comme l’était mon ami André Gorz, estiment qu’il est temps de préparer la “fin du travail”, c’est-à-dire le cantonnement dans un espace dûment rétréci par de sages politiques redistributives, le nombre des humains ayant à travailler pour “gagner” leur subsistance, afin qu’ils puissent consacrer le meilleur de leur temps et de leurs facultés à vivre librement leur vie. Cette utopie n’est pas sotte, mais elle implique que des sociétés riches comme la suédoise et précautionneuses comme la norvégienne – mais non prodigues comme l’islandaise – puissent devenir les prototypes d’une civilisation plus avancée, elle-même accessible au reste de l’humanité et presque partout acceptable. J’en accepte l’augure, si l’horizon est à plusieurs siècles et si les travaux d’approche en sont sagement cadencés à la Gorz. Mais j’en vois mal la portée contre la crise actuelle, sauf à savoir multiplier les “intermittents du spectacle”, les bourses artistiques, les longs voyages d’études et, tout aussi bien, les héros du sport non-mercantile, les olympiades de tous ordres jusqu’aux plus triviales d’apparence, etc. A savoir et à pouvoir le faire, ce qui requerrait d’amples ressources et de patients savoir-faire. Bref, ceci m’apparaît comme une contribution possible à l’endiguement de la “consommation-à-l’américaine” dont je crains les retours de flamme.
Les réflexions précédentes ont omis ce qui pèse d’un grand poids dans les comparaisons à la mode, entre la crise de 2009 et celle de 1929. Celles-ci se contentent trop souvent de remarques positivistes rudimentaires. Tel est, par exemple, le cas des locations étatiques de vastes superficies de terres arables situées sur le territoire d’Etats étrangers et parfois lointains, pour les faire exploiter par des migrants venus des Etats loueurs, faute de main-d’œuvre locale (ou, ce qui est pire, en ses lieu et place).. D’ores et déjà la Chine et la Corée (du sud) ont loué, chacune, plus de 20 millions d’hectares dans des pays parfois aussi lointains que le Mexique ou Madagascar, cependant que des pays arabes, riches et quasi désertiques font de même jusqu’en Indonésie. Cette colonisation d’un genre nouveau, esquisse certaines des conséquences surprenantes à attendre des poussées démographiques, des crises alimentaires et des aléas climatiques majeurs qui vont infléchir la géopolitique mondiale. Faute de foyers tels que le nazisme allemand et le communisme soviétique et grâce à une dissuasion nucléaire-spatiale qui semble pouvoir gendarmer les Etats trop dangereux, le risque de complications politico-militaires envenimant et prolongeant la crise est généralement sous-estimé, voire inapperçu., à moins qu’il ne soit réduit à des menaces plus qu’à demi fantasmées (terrorisme, drogue, épidémies, etc.). C’est oublier les incendies qui couvent en Asie orientale et au Proche et Moyen-Orient, qui crépitent autour de l’Afghanistan et du Pakistan, qui irritent les confins de l’ex-URSS, qui mitonnent en Asie du sud-est et en Afrique centrale et que des appêtits pétroliers et autres pourraient activer, par surcroît, dans divers Nigeria ou dans quelque Chaco aussi imaginaire que celui pour lequel fut ravagé le Paraguay des années 1930 . C’est perdre trop vite le souvenir des explosions balkaniques des années 1990 qui enflammèrent une région entourée de tels garde-fous qu’on pouvait la croire durablement pacifiée. C’est surtout oublier que la réhabilitation de la Russie, l’habilitation de la Chine, de l’Inde ou de l’Iran, l’affirmation du Brésil et, peut-être, de l’Indonésie ne s’accompliront pas sans délais, ni secousses. Pas plus que la détumescence du militarisme étatsunien ou la poursuite d’une unification européenne aujourd’hui claudiquante. En outre, à trop regarder le nucléaire et le spatial comme les seuls réservoirs de risques bellicicistes, on perdrait de vue des menaces terre à terre qui n’ont pas toujours besoin d’armement lourd pour se concrétiser en révoltes, quand des sectes, des gourous ou d’autres prophètes s’en mêlent. L’ingérence humanitaire ou sanitaire qui est souvent de mise dans un monde où maints drames la sollicitent n’est pas non plus un remède d’emploi facile. La mobilisation des bonnes âmes ou celle des “hommes de bonne volonté” n’est pas une solution en soi. On peut rêver à un monde où les meilleurs exploits des Etats bien bâtis, les meilleures performances de l’industrie capitaliste, les plus généreuses promesses du socialisme, les nouvelles avancées de sciences nourries de moyens substantiels et les bienfaits d’une éducation universelle se manifesteront à l’issue de la crise profonde qui va transformer le monde au cours des toutes prochaines décennies. Mais ce serait faire l’impasse sur les intérêts bien retranchés dans des firmes dont la rentabilité est le moteur, des églises obsédées par leurs visions du salut, des syndicats crispés sur la santé des “droits acquis”, plus que sur la création d’emplois et la réinvention de l’école.
En attendant mieux – et en travaillant aussi à concevoir ce “mieux” – le plus puissant des outils utilisables à ces fins est de nature étatique. Non que le renforcement des Etats soit toujours souhaitable, car l’un des progrés à viser est de conduire les Etats les plus riches et les plus expérimentés à laisser tout un univers d’associations s’emparer pleinement d’un ensemble croissant de tâches décisives pour la vie quotidienne du plus grand nombre. Mais le “dépérissement de l’Etat” ainsi visable est un luxe à doser prudemment, à mesure que les savoirs, les initiatives et les capacités des peuples aptes à le conquérir et à le construire aura mûri dans une dialectique où liberté et discipline auront à se marier constructivement. Sauf exceptions rarissimes comme des Canada ou des Suède, notre monde en crise porte encore peu de promesses d’une telle maturation plus que citoyenne. Par contre, le bâti d’Etats aptes à tenir debout à d’autres fins que les commodités des dirigeants locaux est un besoin très actuel dans presque toute l’Afrique et dans plusieurs vastes régions d’Asie ou d’Amérique. Toutes les organisations internationales doivent être jugées selon leurs performances à cet égard, notamment à l’occasion des réformes – financières et ultérieures – que le traitement de la crise requerra. Les quelques signes encourageants enregistrés, pour ce qui est du FMI notamment, méritent d’être renforcés et étendus en maints autres domaines, pour que l’action contre les famines, les épidémies, les trafics illicites, les paradis de toute sorte et les pousse-au-crime de toutes provenances soit partout une cible prioritaire. Non pour créer de nouvelles agences d’action lointaine et de nouveaux transferts financiers vers des Etats aux caisses poreuses, mais pour étayer des opérations locales et faire vivre des administrations précises, en les arrosant avec de prudents goutte-à-goutte, tout en laissant au “pouvoir central” des Etats-en-devenir peu de chances de s’engraisser ou de se surarmer. Entre, d’une part, un G20 qui commence à représenter la réalité du monde actuel mieux que ne le font le Conseil de Sécurité de l’ONU ou, pire encore, l’Assemblée Générale de cette même ONU qui assemble serviettes, torchons et serpillières, la distance est telle qu’un grand nettoyage serait bénéfique pour tirer un maximum de bénéfices de la crise. Les réformateurs de l’ONU qui avaient courageusement amorcé une telle entreprise sitôt après l’implosion de l’URSS mériteraient d’être aujourd’hui relayés par des successeurs ciblant mieux leur objectif. J’appelle de tous mes vœux un plein succés pour tous les Stéphane Hessel qui s’y emploieraient. Descendant de ces sommets onusiens, je pense néanmoins que, pour l’essentiel, la bonne utilisation internationale de la crise se jouera dans (et depuis) les rapports de force internes des pays du G20 et de quelques autres Etats déjà prometteurs. Dans cet ensemble décisif, il est besoin partout de calmer les armées, surtout les plus puissantes et les plus marquées par des doctrines américaines ou des méthodes russes, mais sans affaiblir les polices gardiennes de l’ordre public (à ne pas confondre avec l’ordre moral). Besoin également de puissants syndicats aussi unifiés que possible pour “dialoguer” avec un patronat rarement très désuni et pour nouer des coopérations transfrontières permettant d’étendre ces “dialogues” aux territoires déjà drainés par les principales firmes multinationales. S’agissant des partis, des églises et des associations d’autre nature, des orientations analogues sont souhaitables, tolérables ou à combattre, selon leurs vertus propres, à juger cas par cas sans se laisser piéger par des jeux d’étiquettes : la “société civile” internationale n’existe pas hors le cas où un pouvoir international bien organisé (Etat, Communauté, alliance) la polarise effectivement; les ONG sont un ramassis d’excellences et de n’importe-quoi; même avec une “papauté” explicite, les églises sont rarement des pouvoirs véritables – et véritablement utiles à la recherche d’une bonne utilisation de la crise; etc.
Ainsi, vues de France, il est deux urgences tout-à-fait prioritaires. L’une est d’y reconstruire un parti socialiste, en partant de ce qui est le plus difficile, mais aussi le plus nécessaire : une unification syndicale, aussi vaste que possible – dont la CGT et la CFDT seraient les pilotes – après quoi la méthode du “contrat socialiste” pourrait reprendre vie. L’autre est de faire progresser l’Union Européenne en renforçant ses capacités politiques, ce qui implique une profonde et rspectueuse alliance germano-française et, pour ce qui est des socialistes, une intégration modeste et disciplinée d’un parti français en voie de rénovation dans un Parti Socialiste Européen lui-même de mieux en mieux “suédisable”.
Quant aux moyens d’action à mettre en œuvre dans tout l’espace décisif, ils sont ceux que les avocats de “la démocratie” rangent volontiers sous cette rubrique généreuse, mais à condition d’en juger sans nominalisme. La liberté des élections, de la presse, des autres medias, des télécommunications, des déplacements, des manifestations, etc. est à apprécier de fait et non selon les formes légales et les présentations politiques qui habillent ces divers domaines. Mais aussi ceux que le mouvement socialiste a déjà inventés (mutuelle, coopérative, syndicat, grève collective, action municipale, etc.). Le point essentiel n’est pas les propositions et programmes soutenus par les uns ou les autres, mais bien les actions pratiques donnant vigueur à leurs démarches discursives. Les outils multimédias propulsables par l’internet sont évidemment l’une des forces principales à employer, mais il importe tout autant d’utiliser tous les filtres, écrans et réseaux qui permettent d’extraire du brouhaha d’internet, de l’information certifiable, des résultats vérifiés et des plans et modes d’action bien ciblés.
En dire plus préjugerait du tour que prendront les luttes politiques des prochaines années et décennies tant que l’après-crise n’aura pas véritablement commencé. Pour que cette orientation soit bien fondée, il serait essentiel que les novations théoriques produites par les sciences sociales des 19è et 20è siècles soient reprises, prolongées et enrichies en diverses directions. Je pense notamment à Ricardo et Marx comme à leur valeur-travail (qui n’a rien à voir avec les bavardages de Sarkozy), à Hilferding et à son capital financier, à Gramsci réel découvreur de la société civile en ses formes moderes, à Keynes et à son bancor, à Polanyi et aux suites actuelles de sa “grande transformation” dans un système mondial informatisé, à Galbraith et aux “stabilisateurs automatiques” et à maints autres qui, de Weber à Braudel, ont donné une vigueur nouvelle à la théorie sociale. Car, sans théorie éprouvée des décennies durant, jamais oubliée et toujours enrichie, il n’est aucune politique qui puisse être bien fondée.
Les jeunes générations des années 1960 et 1970 – qui abusaient, alors, de l’hymne évoqué en tête de la présente section et qui proféraient aussi bon nombre d’âneries — chantaient volontiers un : “ce n’est qu’un début, poursuivons le combat !” que – tout octogénaire que je sois – je reprends volontiers, car l’utilité de la crise de 2009 tiendra tout entière dans les résultats de ces combats et non dans le “redressement” des banques – croyez-en le banquier que je fus.
Andresy, le 15 mai 2009
Robert Fossaert