Modernité de Diderot, philosophe des Lumières

Le trois centième anniversaire de la naissance de Diderot nous donne l’occasion de nous pencher sur son œuvre multiforme et novatrice, qui rejoint celle de Condorcet dans son universalisme joyeux

{{{Modernité de Diderot, philosophe des Lumières}}}

{Synthèse de Fabrice Benoist}

{{{[ Ecouter Pierre Chartier -> http://youtu.be/0KHqZSAVDuQ]}}}

Diderot est issu d’un environnement familial bourgeois marqué par le catholicisme conservateur (frère chanoine et sœur religieuse ursuline morte au couvent). Ses études chez les Jésuites de Langres puis au collège d’Harcourt à Paris le font bénéficier d’une solide formation classique, malgré les lacunes en sciences et en philosophie. Des études de philosophie et de théologie à la Sorbonne complètent son parcours.

Son départ pour Paris en 1728 le met au cœur de la capitale intellectuelle de l’Europe de l’époque, carrefour foisonnant d’échanges ouvert sur le monde. Son père, opposé à son mariage avec Anne-Antoinette Champion, lui imposera en 1743 quelques semaines d’internement dans un monastère proche de Troyes. Denis Diderot, qui a refusé la tonsure et vu sa sœur mourir de folie au couvent, aura subi des expériences religieuses des plus traumatisantes.

Faisant ses premières armes de passeur d’idées, il traduit en français certaines œuvres d’auteurs anglais comme Temple Stanyan , Shaftesbury … Ces penseurs britanniques du début du XVIIIe siècle – Sterne et Swift comptent parmi les plus connus – constituent une influence majeure pour Denis Diderot. Incarcéré à Vincennes pour ses positions matérialistes formulées dans la Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient, il est confronté à l’arbitraire et à la censure. Cette expérience nourrira sa vocation d’écrivain des libertés et du savoir tout en le faisant adopter la prudence de ne pas publier de son vivant certains écrits.

Ces débuts lui ont sans doute permis de tisser parmi les libraires du Quartier Latin certaines affinités et l’un d’eux, Le Breton, le charge d’entamer en 1746, avec d’Alembert, la traduction de la Cyclopædia anglaise d’Ephraim Chambers dont il a obtenu privilège d’impression. Cette entreprise considérable va achever de former Diderot et lui permet de forger sa propre méthode. Le prospectus de 1750 illustre la pensée sous-jacente à ce projet titanesque : « Le but d’une encyclopédie est de rassembler les connaissances éparses sur la surface de la terre, d’en exposer le système général aux hommes avec qui nous vivons et de le transmettre aux hommes qui viendront après nous. J’ai dit qu’il n’appartenait qu’à un siècle de philosophes de tenter une encyclopédie et je le dis parce que cet ouvrage demande partout plus de hardiesse dans l’esprit qu’on en a communément. Il faut tout examiner, tout remuer sans exception et sans ménagement. Il faut fouler aux pieds toutes ces vieilles puérilités, renverser les barrières que la raison n’aura point posées, rendre aux sciences et aux arts une liberté précieuse . » Un véritable manifeste de la philosophie des Lumières en opposition aux systèmes de pensée absolutistes et catholiques en même temps que l’exposition de la méthode expérimentale qui préside à l’élaboration du projet éditorial de l’Encylopédie.

«?L’homme d’esprit voit loin dans l’immensité des possibles?; le sot ne voit guère de possible que ce qui est .?» L’intérêt pour les mathématiques – et en particulier la statistique – va amener Diderot à formuler une série d’hypothèses matérialistes sur la position de l’homme dans l’univers, non comme centre, mais comme donateur de sens. «?Sans l’homme, l’univers est vide, éteint .?» Un aboutissement de ses pensées qui génère une forme de matérialiste joyeux. «?Elargissez Dieu?», disait-il à ses adversaires dans les Pensées philosophiques, tout en aboutissant en fait à élargir la pensée.

Son universalisme joyeux comprend aussi les sciences naturelles et l’économie, comme en témoigne son intérêt pour les sciences du vivant, la chimie, la médecine. Il est en effet au premier rang pour mesurer les avancées de ces sciences et techniques dans ce XVIIIe siècle qui embrasse alors la notion de progrès, comme en témoignent ses dialogues avec les économistes physiocrates. Cette vision optimiste du monde est caractéristique des Lumières. Ce sentiment d’explication possible par la science du monde semble entrer en résonance avec les outils actuels numériques de diffusion du savoir.

Il a été diabolisé lors de la Restauration, qualifié de «?terroriste?» et d’«?enclin au matérialisme?» par les adversaires de la Révolution française. Cette instrumentalisation abusive – par certains côtés très actuelle dans la critique des Lumières – lui attribue la paternité de textes qui ont inspiré Babeuf et les ultras alors qu’il s’est toujours opposé aux dogmes quels qu’ils soient. Son appréhension fraternelle du monde comme une énigme joyeuse en fait foi, rejoignant le gai savoir humaniste.

Homme d’un théâtre novateur, précurseur du roman moderne, inventeur de la critique d’art, défenseur des libertés individuelles, Diderot s’inscrit pleinement dans ce tournant du siècle qui, à défaut d’être celui des philosophes, reprend cette mise en cause des idéologies et exalte toutes les formes de liberté. Il nous apprend encore aujourd’hui à poser une critique systématique des idées, qu’elles soient les nôtres propres ou celles des autres. ?

Synthèse de Fabrice Benoist

Pierre Chartier est l’auteur des Vies de Diderot, trois volumes, éd. Hermann, 2012.

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