Le monde entier semble désarmé face au phénomène que constitue « DAECH ». Pourtant, cela n’était pas totalement imprévisible. Serions-nous assez hypocrites pour imaginer que le capitalisme, tel qu’il s’est développé et répandu à travers le monde, puisse constituer une réponse aux aspirations des habitants de notre planète ? Il faudrait pourtant être bien aveugle. Ce serait oublier que cette forme de capitalisme, si elle enrichit une minorité de privilégiés, laisse une grande majorité au bord de la route.
D’où, comme l’a bien montré Daniel Schneidermann dans son article « L’enfant bourreau qui nous regarde en face » [[publié dans la rubrique « Rebonds » de Libération du 16 mars 2015.]] , en parlant des jeunes tortionnaires de DAECH : « les phrases des jihadistes nous disent que ce ne sont pas des paumés de quartiers, pas des loubards, pas des cas sociaux, pas de braves petits dont la République ne s’est pas occupée, mais qu’ils courent vers un idéal. » Au demeurant, une interview de l’historien Denis Crouzet par Antoine Reverchon [[publiée dans Le Monde daté de samedi 28 mars 2015]], rappelle opportunément que « gagner son salut en exterminant les hérétiques » n’est pas un phénomène inédit et a fait flores en Europe au moment des « Guerres de religions ».
Il serait simpliste de croire que l’on pourra éradiquer, avec « DAECH », le phénomène qui en est le sous-jacent, même en y mettant tous les moyens militaires. La manière dont réagissent les dirigeants actuels à cet égard est caractéristique. Elle dispense de réfléchir aux conséquences – même d’en prendre conscience – de la profonde crise de société engendrée par les dérives du capitalisme et de chercher à y remédier.
La majorité des responsables politiques et économiques continuent de considérer que le capitalisme d’aujourd’hui, sous sa forme mondialisée, serait le système le mieux à même de faire fonctionner notre monde et refusent d’en considérer les failles. Ceci est manifeste, tant aux Etats-Unis où s’accroissent de profondes inégalités, qu’en Europe de l’Ouest avec les conséquences négatives de la « politique d’austérité », et se répand dans l’Asie et le monde, entraînant, à côté de l’enrichissement des privilégiés, la multiplication des laissés pour compte, parias de la société. A une époque où il est à la mode d’exalter les « valeurs », force est de constater que l’échantillon de celles-ci tend à s’appauvrir et se réduire aux plus matérialistes.
Malgré les avertissements, encore trop timides, face au sentiment d’insatisfaction, sous-jacent mais masqué par l’apparence trompeuse d’une prospérité générale, rien n’est fait pour y trouver une réponse appropriée. Aussi n’est-il pas étonnant que le « jihadisme » prospère sur ce terreau en proposant un idéal aussi terrifiant qu’illusoire et tirant profit de l’état de déshérence dans lequel ont été laissés les territoires occupés par les anciens colonisateurs.
Il faut évidemment parer au plus pressé et combattre les esprits égarés qui saccagent l’héritage du passé et multiplient les exécutions les plus atroces. Mais il faut, en même temps, remédier aux profondes tares d’une société mondialisée qui conduisent à ces excès monstrueux en multipliant les laissés pour compte et autres exclus sans leur laisser d’espoir d’en sortir, sans idéal.
La réponse ne peut donc qu’avoir une importante composante d’ordre économique, en vue de remédier aux carences du traitement des crises auxquelles le monde est confronté aujourd’hui du fait des dérèglements de ce capitalisme. Partout, ce traitement favorise les détenteurs de la richesse au détriment de ceux qui en sont exclus, comme en témoignent les politiques d’austérité en Europe qui, derrière le paravent de déclarations vertueuses, pénalisent systématiquement les plus pauvres et les plus démunis, en vue de préserver un système financier dévolu à la protection et à l’accumulation des avoirs des plus riches.
On le voit en Grèce où la politique imposée par la Troïka a conduit à priver du nécessaire une grande partie de la population sans toucher réellement au patrimoine des plus aisés. On le voit aussi dans les autres pays du Sud de l’Europe, au Portugal et, surtout, en Espagne où le redressement en trompe l’œil que dénonce « Podemos » ne permet pas de mettre fin aux causes profondes de la crise et à ses conséquences pernicieuses sur le bien-être de la population. On le voit encore en Allemagne elle-même où le redressement initié par Gerhard Schröder a profité à une classe aisée, déjà enrichie et avancée en âge, au détriment des immigrés et d’une classe, souvent féminine, de quasi prolétaires occupant de « petits emplois », souvent à temps partiel, dans le secteur des services pour des rémunérations très modestes. On risque de le voir demain en Ukraine où les remèdes à la crise économique, contreparties de l’« aide » de l’Occident, vont très vraisemblablement pénaliser gravement la population « laborieuse », sans toucher substantiellement, malgré les promesses des dirigeants, aux biens des oligarques. On le voit enfin aux Etats-Unis où le programme de soutien et d’extension de la protection sociale aux classes défavorisées du Président Obama se heurte à l’opposition farouche des républicains conduits par les magnats de la finance.
Les remèdes existent pourtant. De nombreux esprits éclairés – parmi lesquels des Prix Nobel – les proposent, mais ils se heurtent aux intérêts des bénéficiaires du système actuel. Et les correctifs qui sont mis en œuvre, au lieu de corriger les défauts de ce système, ne font qu’en différer les effets pernicieux, préparant ainsi les crises futures.
Ainsi en est-il des mesures qui sont prises aujourd’hui, comme le « quantitative easing ». Même si elles ont des aspects bénéfiques en contribuant à relancer la conjoncture, elles risquent fort de ne bénéficier qu’aux plus riches et au système financier pour accroitre leurs profits et non à ceux qui en auraient le plus besoin, construisant de surcroit les dérapages de demain. L’économiste André Orléan [[Cf : Libération du 25 mars 2015, double page sous l’intitulé : « Les marchés jouent de nouveau à la bulle »]]., commentant l’envol récent des marchés financiers, démontre la perversité de ce phénomène. Il explique comment la hausse des valeurs financières s’autoalimente et conduit à des bulles spéculatives qui grossissent, jusqu’à ce qu’elles éclatent. Tout se passe comme s’il y avait une déconnection entre la finance et l’économie réelle. La dynamique haussière que l’on constate aujourd’hui résulte pour une large part de la politique monétaire des banques centrales. Cette politique de baisse des taux et de « quantitative easing » amplifie le mouvement de hausse des marchés financiers et conduit à enrichir les détenteurs d’avoirs financiers, sans produire nécessairement les effets escomptés sur l’investissement et l’emploi. Comme l’écrit Vittorio de Filippis dans le même numéro de Libération, quand « le monde est en butte à une croissance faible, au surendettement public et privé, aux inégalités et au risque de déflation », « au banquet de la finance, on fait ripaille » et « la boulimie des traders est à son comble ».
Tout ceci n’est pas nouveau et était à l’origine de la grave crise financière de 2008-2009. Force est de reconnaitre que les bonnes intentions qui se sont manifestées alors n’ont pas été suivies d’effets. Face à la catastrophe, dans l’urgence, les banques centrales et les gouvernements ont joué les pompiers de service en déversant des tonnes de liquidités dans l’économie, contribuant en cela à alimenter de futures bulles et provoquant dans l’économie réelle une pagaïe qui est à l’origine de la funeste politique d’austérité. Mais les recommandations en vue de modifier le système sont, dans l’ensemble, restées lettres mortes. Ainsi en est-il, par exemple, malgré de timides tentatives, de la séparation entre les banques commerciales et les banques d’affaires qui s’est heurtée à une vigoureuse opposition des milieux concernés (notamment dans notre pays), ou encore de la titrisation qui, après une provisoire mise à l’index, semble repartir comme avant.
Il ne faut donc pas s’étonner de ce que se multiplient dans la sphère réelle de l’économie les zones d’exclusion, non seulement de la richesse, mais aussi de l’activité économique elle-même, des sans grade et des sans espoirs, à la quête d’une finalité et d’une dignité pour leur vie.
Ceci contraste violemment avec la situation qui prévalait au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, celle des « Trente Glorieuses » en France, lorsque la « finance » n’avait pas l’emprise qu’elle a aujourd’hui sur l’activité économique de nos concitoyens et que ceux-ci pouvaient espérer une issue positive aux efforts qu’ils menaient.
Plutôt que de se lamenter devant le spectacle du terrorisme et des monstruosités qu’il génère, il conviendrait de s’attaquer vigoureusement à ses causes réelles. Malheureusement, il est à craindre que l’on se contente d’en combattre les manifestations.
Jean-Pierre Pagé