{{Cet article, qui a fait l’objet du dernier éditorial de la revue “Confluences Méditerranée”, est publié ici avec l’autorisation de l’auteur, Robert Bistolfi}}
Il n’est sans doute pas de dispositif sociétal qui soit autant décrié et autant instrumentalisé que l’institution laïque. Décriée : la laïcité est souvent perçue dans les pays d’islam comme incompatible avec leur enracinement culturel, et parfois même confondue avec un athéisme militant. Ailleurs, dans la France d’aujourd’hui, cette même laïcité se voit instrumentalisée de manière dangereuse. C’est à une dénonciation de cette instrumentalisation que devraient prioritairement s’attacher tous ceux qui pensent que la laïcité offre une approche équilibrée du couple unité-diversité, et qu’à ce titre elle peut faciliter une intégration paisible de la composante musulmane de la société française. Les dérives du moment étant corrigées, la laïcité peut offrir aussi des enseignements utiles aux sociétés arabes qui inventent leur avenir démocratique à travers les écueils que l’on sait : il n’appartient certes pas au « Nord » de leur dire comment, à ce stade, l’ancrage musulman peut ou doit être pris en compte au plan institutionnel. En revanche, pour que l’option laïque soit mieux comprise, il est nécessaire de lutter « chez nous » contre l’extrémisme idéologique de la droite et de l’extrême-droite : ces dernières, après avoir longtemps lutté contre un ordre laïque censé vicier l’enracinement chrétien du pays, veulent en faire aujourd’hui – dans un étonnant et pervers retournement ! – un outil anti musulman.
Pour lutter contre cette instrumentalisation, il faut d’abord se souvenir de ce qu’est, strictement, la laïcité. Elle a été l’aboutissement de longs affrontements politiques liés à l’emprise de l’Eglise catholique sur l’appareil d’Etat et la société civile. La fameuse « loi de 1905 » a été une loi de compromis où l’on est sorti par le haut de ces affrontements. Elle n’a attenté en rien à la liberté de conscience et à la liberté de religion, ainsi qu’au libre exercice des cultes dans le respect de l’ordre public : les tenants d’une philosophie et d’une politique antireligieuse actives n’ont donc pas eu gain de cause. Mais, d’un autre côté, la position jusque-là privilégiée de l’Eglise catholique sur le plan matériel et idéologique a été ramenée au droit commun (avec, ce faisant, une invitation implicite à se recentrer sur la seule mission spirituelle). Le dispositif valait pour toutes les religions, ainsi mises sur un pied d’égalité : c’est cet aspect égalitaire qui fait de la laïcité un outil irremplaçable d’intégration de la diversité. C’est à cet aspect-là que se sont prioritairement attaqués les idéologues et les politiciens de droite et d’extrême-droite lorsqu’ils ont voulu pervertir l’idée laïque pour en faire une arme contre les musulmans.
L’atmosphère, en Europe, est redevenue malsaine, avec des relents racistes et xénophobes qui nourrissent ici et là (aux Pays-Bas, en Autriche, en Suisse, en Hongrie…) des idéologies renvoyant dangereusement à l’entre-deux guerres. Loin d’y échapper, la vision de la France de Nicolas Sarkozy et de Marine Le Pen s’inscrit dans la même dérive. Pour ce qui est du lepénisme, le musulman d’aujourd’hui est insidieusement substitué au juif ou au métèque d’autrefois, et le rejet le concernant est frontal : les prises de position abondent, d’un engagement ancien contre la construction de mosquées à la dénonciation – aujourd’hui – des circuits de la viande hallal (dénonciation dont le message subliminal vise à consolider les préjugés contre les immigrés et les musulmans). Dans la droite qui se veut républicaine, le rejet est plus insidieux et d’autant plus dangereux qu’il fragilise, coup après coup, le socle laïque. L’énumération complète de ces atteintes sous le quinquennat qui s’achève serait fastidieuse : rappelons-nous néanmoins le discours de Latran où Nicolas Sarkozy, en le comparant à l’instituteur, a accordé un poids spirituel supérieur au prêtre ; le discours du Puy où les racines chrétiennes de l’Europe ont été exaltées de manière univoque ; le calamiteux débat sur l’identité nationale ; la pitoyable sortie de Claude Guéant sur la hiérarchie des civilisations… Combien de musulmans ont été conduits à lire un refus de reconnaissance dans ces prises de position au sommet de l’Etat ? Seuls seraient vraiment légitimes et dignes d’appartenir au corps de la nation les Français s’inscrivant dans une lignée chrétienne ? Certes, il serait absurde de nier que le catholicisme a longuement pesé, positivement et négativement, sur la construction de la France… Mais, dans le contexte incertain de la période, lui accorder une telle prééminence en oubliant toutes les autres contributions à l’édification nationale (les apports grecs et latins, ceux du judaïsme, de l’islam, de la pensée des Lumières et du socialisme…), c’est faire œuvre de division en glissant dans le débat politique les ingrédients d’affrontements idéologiques à tonalité religieuse. C’est sur ce créneau-là qu’un groupuscule au nom trompeur : Riposte laïque, agite le chiffon rouge de l’islamisation rampante. Dans ce terreau-là, également, que des actions nauséabondes ont pu s’enraciner : opération « saucisson-pinard », « soupe au lard » pour SDF non musulmans…
De leur côté, les forces de gauche ont peiné à définir une juste approche de la « question musulmane ». En raison des luttes du passé contre une Eglise dominante et conservatrice, en fonction aussi de valeurs ancrées dans la Raison des Lumières et le matérialisme marxiste, la gauche est volontiers méfiante à l’égard des religions. En pratique, elle n’échappera pas toujours à la tentation de glisser d’une application tranquille du dispositif laïque vers une démarche de méfiance inspirée par une philosophie anti religieuse allant au-delà de ce que la loi fixe. À l’égard d’un catholicisme institutionnel en perte d’audience, la méfiance s’est incontestablement atténuée aujourd’hui, mais c’est pour se reporter sur des musulmans auxquels on prête (sans y regarder de plus près) une trop débordante pratique militante. D’où, en visant le seul islam, de multiples pressions pour limiter strictement à l’espace privé l’exercice de la pratique religieuse. Cette conception de plus en plus restrictive des libertés ouvertes dans l’espace public – et d’abord la rue, lorsqu’on y veut traquer le voile – devient préoccupante. Elle l’est d’autant plus qu’elle s’accompagne de fortes réserves à l’égard d’« accommodements raisonnables », – tels que les envisage pragmatiquement une Dounia Bouzar par exemple.1 Voir le Haut Conseil à l’intégration glisser vers une telle laïcité restrictive (et cela contre l’approche intelligemment libérale du Conseil d’Etat) est venu ajouter à l’inquiétude.
Fort heureusement, du côté de ce que l’on appelait autrefois les « forces de progrès », un sursaut semble se dessiner : en délaissant le terrain miné d’un débat abstrait sur les valeurs, l’accent est alors mis sur les luttes sociales égalitaires, et cela dans un cadre laïque accueillant de la diversité, pour surmonter les incompatibilités de départ et renforcer le socle des valeurs communes. Il est réconfortant sur ce point de voir des chrétiens progressistes (Mouvement du christianisme social, Témoignage chrétien) rejoindre le Front de gauche pour faire vivre, contre un esprit de croisade renaissant, un idéal de partage incarné il y a dix-sept siècles par Saint Martin de Tours…
{{Cet article qui a fait l’objet du dernier éditorial de la revue “Confluences Méditerranée” est publié ici avec l’autorisation de l’auteur, Robert Bistolfi}}