Ce texte est à paraître dans le
prochain N° de la revue
” Confluences Méditerranée” – N° 72 – Printemps 2010
sous le titre :
“La Palestine en débat” ( Les interrogations en France :1945 / 2010).
Depuis plus de soixante ans, le conflit central du Proche-Orient impose ses images désespérantes. Pourtant, en France, il a fallu attendre longtemps avant que l’opinion soit quelque peu sensibilisée. La diversité des enjeux a empêché de poser les termes du débat en toute clarté. En tant que peuple, les Palestiniens ont vu leur existence durablement niée. L’ignorance ou la méconnaissance de leurs aspirations a tenu d’abord à des facteurs objectifs, d’ordre historique. Mais l’oubli a aussi été le résultat d’un déni organisé de l’iniquité : il s’est traduit par un détournement des discussions du seul terrain où elles auraient dû se cantonner, celui du droit international et de la justice, vers un théâtre d’ombres où l’on a joué de l’émotion.
Au départ, les données historiques sont déterminantes. Province de l’empire ottoman pendant plusieurs siècles, la Palestine passe sous mandat britannique lors de l’effondrement de l’empire et du partage de ses dépouilles. Dans l’entre-deux guerres, les éléments du conflit israélo-arabe prennent pleinement corps avec le développement d’une immigration juive confrontée à des réactions arabes dispersées. Dans une région où tous les Etats arabes sont encore sous tutelle ou influence étrangère, la résistance et l’identité proprement palestiniennes gardent – vu de l’extérieur – une image floue. Après la guerre, lorsque la puissance mandataire remet à l’ONU un dossier devenu politiquement ingérable, les jeux sont faits : la victoire du projet sioniste est acquise. La décision de partager la Palestine arabe intervient alors que cette dernière n’a pas pu se structurer en tant que telle, et encore moins accéder à une quelconque autonomie. L’effacement du pays se poursuit après la création de l’Etat d’Israël et la première guerre israélo-arabe : liées à l’Occident, la Jordanie et l’Egypte mettent la main, l’une sur la Cisjordanie, l’autre sur Gaza. Dans la période qui suit, la montée des aspirations panarabes va paradoxalement minorer le projet palestinien : avant d’être identifiée à une ambition nationale autonome, telle qu’elle s’affirmera ensuite, la cause palestinienne n’apparaît que comme l’un des volets, très important politiquement et hautement symbolique sans aucun doute, mais un volet parmi d’autres d’une démarche arabe tâtonnant vers l’intégration en refusant Israël.
Palestine interdite, Palestiniens gommés. Dans l’imaginaire occidental, l’histoire religieuse a ancré des images fortes de la « Terre sainte » : Jérusalem avec son aura pour les gens du Livre, le désert lieu de ressourcement spirituel… Leur association paraît illustrer un destin : entre la cité mystique et le désert pierreux, le Palestinien a été perdu dans les sables… L’accueil du slogan visant à faire avaliser le projet du sionisme par les opinions occidentales en a été facilité : Une terre sans peuple pour un peuple sans terre … Liée au fait qu’ils n’avaient pas su s’opposer à l’entreprise génocidaire nazie, la culpabilité conduit les Européens à s’accommoder facilement d’une nouvelle injustice pour effacer la tache. De surcroît, la mouvance socialiste va être sensible à l’expérience des kibboutz, magnifiée par l’image de pionniers rescapés de la persécution et vivifiant des terres abandonnées… Beaucoup voudront se persuader que la création de l’Etat d’Israël était porteuse d’un projet progressiste face aux féodalités rétrogrades de sociétés arabes dont il pourrait même faciliter l’évolution (d’ordinaire moins myope, un Michel Leiris tiendra avec d’autres ce discours !). D’autres éléments vont rendre encore plus complexe l’approche française du dossier palestinien. Tout d’abord, des préoccupations relevant du réalisme politique le plus immédiat conduiront les responsables politiques à jouer la carte israélienne pour contrer les soutiens arabes aux mouvements de libération du Maghreb. D’autre part, avec les accessions à l’indépendance des trois pays d’Afrique du Nord, de nombreux juifs vont émigrer, un certain nombre allant en Israël, les plus nombreux venant en France. Ces derniers seront en majorité porteurs d’une méfiance d’ensemble à l’égard des aspirations nationales palestiniennes et d’un soutien de principe à la politique israélienne, y compris dans ses pires errements.
La complexité de toutes ces données explique la lenteur mise à poser clairement les termes du débat sur la Palestine (à savoir : comment répondre équitablement à deux aspirations nationales concurrentes sur une même terre, les deux se réclamant de légitimités de nature très différente ?). Lent à prendre corps, ce débat a d’autre part évolué de manière irrégulière, avec des avancées et des régressions dans la prise de conscience des défis à surmonter. Les données du terrain, et d’abord celles dont la violence a retenu l’attention des médias ont ponctué cette prise de conscience. Les dates marquantes des six dernières décennies de l’histoire du Proche-Orient sont connues et, au regard de l’objectif de la paix israélo-palestinienne, chacune a paru ajouter une nouvelle pierre au mur des impossibilités. [[Après 1948, qui voit la création de l’Etat d’Israël et la Naqba palestinienne, on a en effet été confronté à une désespérante litanie. Rappel illustratif : 1956 (expédition de Suez) ; 1967 (guerre dite des « Six jours » ; occupation par Israël de Jérusalem-Est, de la Cisjordanie et de Gaza) ; 1973 (guerre dite du « Kippour », dont Israël vainqueur ressort dans ses frontières de 1949) ; 1979 (paix séparée entre Israël et l’Egypte) ; 1980 (annexion par Israël de Jérusalem-Est); 1982 (Intervention israélienne à Beyrouth, massacres des camps de Sabra et Chatila) ; 1987 (début de la première « Intifada ») ; 1993 (début du processus dit « d’Oslo », développement de la colonisation israélienne des « Territoires occupés ») ; 2000 (visite d’Ariel Sharon sur l’Esplanade des mosquées, début de la seconde « Intifada ») ; 2002 (destruction des bases de l’autonomie palestinienne : Yasser Arafat bloqué à Ramallah dans la « Mouqataa » partiellement détruite ; construction du mur dit « de sécurité » isolant la Cisjordanie et empiétant sur le territoire palestinien) ; 2005 (évacuation des colonies israéliennes de Gaza ; blocus et étouffement du territoire) ; 2006 (destruction par Israël des infrastructures de Gaza ; bombardement de Beyrouth et du Sud Liban tenu par le Hezbollah) ; 2008 (Gaza encore : destructions massives par l’armée israélienne).
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En parallèle des images diffusées sur les violences faites aux Palestiniens, les médias ont bien sur traité aussi – et largement – de l’insécurité des Israéliens, des attentats et des missiles du Hamas ou du Hezbollah… De tout cela est né, puis s’est renforcé le sentiment moyen que le problème était sans solution correcte : sur un fond d’inquiétude générale, la lassitude, le désintérêt ont souvent pris le pas sur les pressions en vue d’une intervention de paix extérieure. En même temps, des adhésions minoritaires mais fortes à l’une ou l’autre des deux causes ont durci l’affrontement. Dans ce contexte, des évolutions fondamentales du mouvement national palestinien et de l’ensemble des pays arabes n’ont pas eu en France l’écho qu’elles auraient dû avoir. [[ Parmi quelques événements et dates significatifs : Discours de Yasser Arafat à l’ONU qui reconnaît (Assemblée générale) le droit des Palestiniens « à la souveraineté et à l’indépendance nationale » (1974) ; Acceptation des résolutions 242 et 338 de l’ONU par le Conseil national palestinien, reconnaissant implicitement l’existence de l’Etat d’Israël (1988) ; Signature des « Accord d’Oslo » (1993) ; Correction par le Conseil National Palestinien de la Charte de l’OPL (1996) ; Sommet arabe de Beyrouth qui adopte le « Plan Abdallah », lequel offre une normalisation générale des relations avec Israël « contre » l’évacuation de tous les territoires occupés (2002) ; Deux légitimités politiques palestiniennes en conflit à Gaza et en Cisjordanie (2007).
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Ce qui est frappant, sur cette scène confuse, c’est la différence de rythme, le décalage entre les prises de position (pour certains, des simples prises de conscience) des différents acteurs : Etat, partis politiques, médias, intellectuels, groupes de pression et – en bout de chaîne – opinion publique.
Etat : le cheminement des positions officielles a surtout été déterminé par des enjeux opérationnels immédiats. Au moment où la création de l’Etat d’Israël va se décider à l’ONU, on détecte ainsi des hésitations françaises liées au fait que, pour une France encore coloniale, la partition annoncée de la Palestine risquait de provoquer des remous dans les populations musulmanes outre-mer. Mais, une fois acquise la décision onusienne, la « carte israélienne » sera durablement privilégiée. Déjà évoquées, les difficultés de la décolonisation au Maghreb couplées avec la crainte du panarabisme interviennent pour, droite et gauche françaises confondues, faire de l’alliance avec Israël un socle stratégique. L’année 1956 marquera le pont d’orgue de l’approche avec l’aventure de Suez et l’engagement pris par la France d’aider Israël à se doter d’un armement atomique. Dix ans après, engagée par Israël contre les mises en garde du Général De Gaulle, la guerre de 1967 sera cependant l’occasion d’un réajustement sensible de la position française : quoique toujours soucieuse de la sécurité d’Israël, la France ne l’accompagnera plus dans une démarche autiste tablant sur la seule supériorité des armes, dans le mépris affiché pour les voisins arabes et la négation des attentes palestiniennes. Cette nouvelle ligne politique plus soucieuse d’équilibre demeurera celle des successeurs du Général, et elle s’accompagnera de progrès dans la reconnaissance du fait national palestinien et de ses implications politiques. Cela jusqu’au discours de François Mitterrand à la Knesset où le droit des Palestiniens à un Etat propre est clairement posé. Sans que cette position de principe soit formellement remise en cause, on notera toutefois un infléchissement de la position française au cours de ces dernières années, en particulier sous la présidence de Nicolas Sarkozy. Se sont alors trouvés associés un complet retour dans le giron atlantique et la manifestation d’une bienveillance excessive à l’égard d’Israël, et cela au moment même où une extrême-droite pleinement assumée y accédait au pouvoir (le CRIF en viendra à évoquer une sorte de retour aux beaux jours d’avant la guerre de 1967 dans les relations franco-israéliennes! ). Le dernier indice en date de ce qui est désormais plus qu’un infléchissement réside dans la réserve française à l’égard d’un projet de résolution de la présidence suédoise de l’Union européenne qui, pourtant, ne faisait que rappeler avec netteté la position de principe des Européens. [[ Le projet de résolution appelait à une reprise urgente des négociations, à l’établissement d’un calendrier agréé pour « …une solution à deux Etats, avec un Etat de Palestine indépendant, démocratique,viable (avec une continuité territoriale incluant la Cisjordanie et Gaza, et Jérusalem-Est pour capitale. » Cf. Le Monde, 4 décembre 2009.]]
Partis politiques : jusqu’en 1967, ils ont tous partagé un même souci de défense d’un Etat d’Israël jugé fragile et menacé, avec, en corollaire, une large indifférence à l’égard des droits des Palestiniens et du contexte arabe. Durant la même période, la presse sera presque unanime dans le soutien à Israël. Seuls, Témoignage chrétien, l’Humanité, Libération (celui de d’Astier de la Vigerie)… ont su garder une distance critique. En 1967, les Arabes sont généralement présentés comme les seuls fauteurs de guerre : le Canard enchaîné embouche lui aussi la trompette guerrière en décrétant que Nasser est un nouveau Führer [[ Cité par Dominique Vidal, in : La France et la Palestine, gouvernement et opinion (1945-2009)..]] La victoire israélienne acquise, un net décalage va se creuser entre la position officielle de l’Etat (telle qu’exprimée par le général De Gaulle) et la sensibilité de nombreux politiques et d’une presse demeurés sur leur lancée. La mouvance gaulliste est elle-même traversée de doutes sur le rééquilibrage politique opéré par son chef. Quant à la presse, ses options en large majorité pro-israéliennes ne seront généralement pas révisées malgré une meilleure connaissance des responsabilités et des enchaînements qui ont précédé la guerre. Quelques journaux discordants (L’Express, France-Observateur) savent toutefois s’engager dans un examen critique plus attentif de toutes les données.
Dans un pays où les intellectuels ont souvent prétendu dire le vrai à des moments où la raison de la communauté vacillait, on aurait pu s’attendre de leur part à un engagement plus précoce dans le débat et, ce faisant, à une sensibilisation de l’opinion publique que les problèmes domestiques détournaient à l’excès des questions extérieures. Pour des raisons déjà évoquées, la position des intellectuels tenant le haut du pavé idéologique avait jusqu’à la guerre de 1967 été en phase avec celle de gouvernements et de partis surtout préoccupés par la consolidation de l’Etat d’Israël. En mai 1967, peu avant le déclenchement des hostilités, Jean-Paul Sartre écrit « {Pour la vérité} », en préface au gros dossier que {Les Temps Modernes} consacrent au conflit israélo-arabe [[ Des points de vue arabes et israéliens y sont présentés en parallèle, de manière arithmétiquement équilibrée, mais sans le moindre échange : un débat organisé s’étant révélée impossible.]] . Dans ce texte Sartre ne tranche pas abruptement comme il le fait d’ordinaire, mais dit sa perplexité sur les conditions de résolution du conflit. Il explicite aussi les raisons de sa solidarité essentielle avec Israël, qu’il fonde sur la tragédie des juifs d’Europe. Il affirme que «{ les Arabes portent la responsabilité de la guerre de 1948} », mais sans s’interroger au-delà. Il avertit : «{ {{ La neutralité que nous avons promise – ou, si l’on veut, notre absence – nous entendons la garder, en dépit des circonstances, sauf sur un point[[ C’est Sartre qui souligne]] qui n’était pas au programme. Nous ne pousserons pas la discrétion jusqu’à entériner une guerre d’extermination.}} } »
Deux semaines après la rédaction de ces lignes pour Les Temps Modernes, où une extermination est considérée comme possible sinon probable, la victoire éclatante d’Israël redistribue profondément la donne au Proche-Orient, et par suite les perceptions en France. L’ouverture des hostilités par Israël, qui avait été présentée comme une nécessité de survie, a abouti à plusieurs conquêtes territoriales avec un effacement de facto de la Palestine.
Des ébranlements du champ intellectuel accompagnent l’aggiornamento gaulliste sur les questions du Proche-Orient, et la diversification des prises de position des politiques s’accentue. Sartre, qui à un certain moment comprendra les méthodes de lutte des Palestiniens, y compris l’action terroriste, s’essaie toujours, pour l’instant, à d’impossibles conciliations. C’est ainsi qu’il s’élève contre l’embargo sur les armes destinées au Proche-Orient, décrété par le général De Gaulle : «{ Si l’on prétend aboutir à une paix négociée en retirant les armes à tout le monde, cela consiste en fait à livrer l’Etat d’Israël aux Arabes.}[[ Cité par Michel Winock, in : « Sartre s’est-il toujours trompé ? », L’Histoire, n°295, février 2005.]] » Ailleurs, les interrogations sont beaucoup plus ouvertes, le soutien à Israël se fait moins aveugle tandis que progresse la perception des dénis de justice qui l’accompagnaient. Dans le monde étudiant, au sein de l’UNEF, dans la mouvance chrétienne où les sensibilités progressistes s’expriment en faveur des Palestiniens, le débat est animé. Les revues (dont ESPRIT) et des hebdomadaires (dont Le Nouvel Observatur) lui font écho et offrent des supports. Autour du GRAPP (Groupement de recherche et d’action pour le règlement du problème palestinien) qui est lancé en Juin 1967, de nombreux intellectuels se mobilisent avec Jacques Berque et Maxime Rodinson…
L’émotion, l’effervescence des solidarités, les controverses ne permettent cependant pas – même alors – de parler de « passion française » à propos des événements du Proche-Orient, une passion d’ordre politique et éthique qui aurait été analogue à celles suscitées par l’Algérie ou le Viet-Nam. L’âpreté des discussions demeure finalement cantonnée, pour l’essentiel, à un cercle assez étroit d’intellectuels et de militants. Dans sa masse, l’opinion semble ne s’émouvoir que parce que l’embrasement du Proche-Orient a touché à de délicats équilibres stratégiques, et donc pu menacer une détente Est-Ouest encore fragile. Mais un Israël vainqueur et des Etats arabes durablement défaits créent peut-être un soulagement à courte vue : aussi peu satisfaisante, aussi annonciatrice soit-elle de guerres futures, la situation s’accompagne dans l’immédiat d’un silence des armes qui est apprécié.
Incapacité d’Israël à dominer sa victoire, effondrement militaire des pays arabes : les deux faits définissent une absence de perspective politique crédible : cette situation va donner une nouvelle impulsion au mouvement national proprement palestinien. On en connaît la longue histoire tumultueuse, y compris dans les relations avec le monde arabe. Après 1967, vu de l’étranger, et de France en particulier, le dossier du Proche-Orient apparaît chaque jour plus complexe. Cette complexité suscite des attitudes diverses, de retrait dans la large fraction de l’opinion qui s’estime incapable de juger et donc de prendre parti, de durcissement des positions chez ceux (intellectuels et militants) qui ont opté inconditionnellement pour l’une ou l’autre des deux causes, enfin d’appui sur le droit (dispositions onusiennes relatives au partage de la Palestine, droit des peuples…) pour asseoir la défense des Palestiniens sans remettre en cause le droit à l’existence d’Israël. Certes approximative, cette distribution éclaire néanmoins la manière dont le débat s’est organisé et les intervenants ont agi.
Situés pour l’essentiel à l’extrême-gauche, les défenseurs inconditionnels de la cause palestinienne en épouseront le développement et soutiendront tous ses moyens de lutte (pour les délégitimer, la dénonciation d’une alliance entre « Rouges » et « Bruns » sera beaucoup utilisée, avant de faire long feu).
Avec le temps, et alors même que les Palestiniens en étaient venus à admettre l’option des deux Etats, les défenseurs modérés d’une solution où les droits à l’existence d’Israël et de la Palestine (réduite à ses frontières de 1948) seraient également assurés, ceux-là n’ont pas vu pour autant leur audience croître de manière décisive. Le paradoxe se comprend mieux si l’on examine les moyens utilisés par les défenseurs inconditionnels de la cause israélienne pour empêcher que le débat progresse en toute clarté.
Il faut Ici repartir de la politique israélienne et de sa visée stratégique au-delà des postures conciliantes (démarche d’Oslo, évocation de deux Etats…) : empêcher à tout prix l’édification d’un Etat palestinien viable à côté d’Israël. Tôt entreprise, poursuivie sous toutes les majorités politiques de la Knesset, accélérée dans la période récente par un gouvernement dont une des principales composantes rêve de purification ethnique, la colonisation des « territoires occupés » révèle désormais la vérité d’un sionisme dominé par l’extrême droite et dont l’inspiration messianique freine toujours plus les chances d’un compromis politique raisonnable avec les Palestiniens. En France, les évolutions de la politique israélienne, ses changements de majorité comme ses sinuosités ou ses aventures extérieures ont toujours été suivies et solidement soutenues par des représentants auto proclamés d’une « communauté juive » dont ils nient abusivement la diversité (nombreux sont encore ceux qui ne veulent pas dissocier le soutien d’Israël de la fidélité à des valeurs universelles). Tout le monde sait quel est le poids du CRIF (Conseil représentatif des institutions juives de France), les approbations complaisantes qu’il obtient de beaucoup d’hommes politiques et de membres du gouvernement, les prises de position surprenantes de certains de ses dirigeants : son ancien président Roger Cukierman qui avait critiqué, es-qualités, en 2005, lors du dîner annuel de l’organisation, la politique extérieure de la France ; son président actuel Richard Prasquier qui pose la relation à Israël comme essentielle pour une « communauté » qu’il définit comme un corps politique différencié au sein de la nation républicaine… [[Richard Prasquier : « Une complémentarité entre les identités juive et française », Le Monde, 20 novembre 2009.]]
Sur ce soubassement, les défenseurs inconditionnels d’Israël, et parmi eux des intellectuels et des personnes qui, par leur position professionnelle dans les médias ou l’édition, contribuent normalement à l’organisation et à la transparence des débats, en ont en fait voilé les données dérangeantes. Une vision plus contradictoire et plus juste des faits n’a certainement pas été facilitée. Ce constat ne se réfère pas à un quelconque complot organisé : nulle allusion à un lobby à l’américaine, ni même – si l’on excepte le CRIF et quelques associations[[ France-Israël, « Avocats sans frontières » …]] – à des groupes de pression affichant leur pavillon ; simplement l’invitation à mieux percevoir les procédés mis en œuvre par un réseau très informel du champ intellectuel pour faire silence sur les informations défavorables à Israël ou en atténuer l’impact. Une connivence réunit là des intellectuels mettant en exergue leurs attaches juives comme des non-juifs ayant une relation forte avec Israël : leurs interventions, leurs arguments sont loin d’avoir satisfait à l’exigence de vérité. Au fur et à mesure que, dans les faits, Israël a progressé dans son refus d’un avenir viable pour les Palestiniens, rendant par là plus difficile le travail de ses propres défenseurs, dans les contre-feux dressés par ces derniers on en est venu à utiliser des bois douteux : confusion, amalgame, diffamation… Et d’abord étouffement de l’information : on sait les calomnies et les pressions exercées sur Charles Enderlin dont les reportages et les analyses sur le conflit israélo-palestinien honorent la profession de journaliste[[ Correspondant de France 2, Charles Enderlin a publié plusieurs livres sur le conflit israélo-palestinien. Voir en particulier (Ed. Fayard, 2002): « Le rêve brisé : Histoire de l’échec du processus de paix au Proche-Orient (1995-2002) »]].
Déjà mentionné, le rapprochement abusif des « Rouges » et des nostalgiques du nazisme a été le premier – et grave – glissement opéré dans la distorsion des faits : en confondant l’antisionisme (catégorie politique) avec l’antisémitisme (faute éthique et délit), le rapprochement visait à interdire de parole des militants dont l’antisionisme affiché se fondait sur un internationalisme progressiste aux antipodes de l’ordre brun.
La formule magique « antisionisme égale antisémitisme » avait été trouvée et sera désormais utilisée pour neutraliser tous les intervenants critiques de la démarche d’Etat israélienne. Elle sera utilisée de manière tout à fait déraisonnable à des fins d’intimidation. Après avoir publié dans Le Monde du 4 juin 2002 une tribune intitulée : « Israël-Palestine : le cancer », Edgar Morin et ses co-signataires (Danièle Sallenave et Sami Naïr) sont poursuivis pour propos antisémites. Leur condamnation pour « diffamation raciale » soulèvera l’incompréhension et suscitera, de Laure Adler à Jean Daniel, de Stéphane Hessel à Edwy Plenel, de nombreuses protestations. Mais l’objectif était atteint : critiquer Israël devenait dangereux (de filiation juive, on est accusé d’être un « Juif honteux » ; non-juif, on est antisémite). Pascal Boniface et Daniel Mermet ont aussi fait l’expérience de l’accusation infamante parce que, dans un livre ou un reportage, ils n’ont pas tenu le discours conformiste qui était requis.
Malgré tous les brouillages, la connaissance du dossier israélo-palestinien a finalement progressé dans une opinion publique mieux informée. Des sondages ont montré qu’Israël est en passe de perdre la bataille des esprits et des cœurs. Écrasement de Gaza, éradication méthodiquement poursuivie du caractère arabe de Jérusalem-Est, idéologie du « Grand Israël » qui sous-tend les partis au pouvoir : il apparaît de plus en plus nettement que tenir la balance égale entre un Etat surpuissant d’un côté, et des Palestiniens atomisés de l’autre, est hypocrite. Ce que l’on peut considérer comme un basculement de l’opinion en faveur de la cause palestinienne n’incite cependant pas à l’optimisme. Ce basculement intervient sans doute trop tard et, de surcroît, il ne donne pas lieu à des mobilisations militantes. qui pourraient peser sur une option gouvernementale plus pro-israélienne que jamais. En outre, quand on sait que seule une intervention internationale pourrait modifier radicalement la donne au Proche-Orient, les hésitations et les reculs américains accroissent le pessimisme.
En janvier 2007, après un séjour au Proche-Orient, Régis Debray avait résumé ses conclusions politiques sous le titre : « Palestine : pour une cure de vérité ». À partir de ses constatations sur le terrain et de la documentation de l’OCHA (Office for the Coordination of Humanitarian Affairs), il concluait que « …les bases physiques, économiques et humaines d’un « Etat palestinien viable » sont en voie de disparition, en sorte que la « Two-States solution », le « divorce juste et équitable » (Amos Oz), le territoire partagé entre deux foyers nationaux, l’un plus petit que l’autre, démilitarisé, mais souverain, viable et continu, ressemblent désormais à des mots creux, à écrire au futur antérieur. » Le non-paper que Régis Debray a transmis aux autorités aura été « un caillou dans l’océan » : On me fait savoir en haut lieu, à Paris, que ces choses sont vraies, mais pas du tout bonnes à dire… Trois ans après, que pourrait-on ajouter qui ne noircisse un tableau déjà noir?
En France, le débat sur la « Question palestinienne » a peut-être été perdu par ceux qui, sans conserver une distance équitable, ont défendu Israël jusqu’à l’inacceptable. Mais il est possible aussi que le résultat qu’ils recherchaient ait été atteint : une Palestine indépendante et viable à côté d’Israël n’est-elle pas aujourd’hui un projet plus improbable que jamais ? L’histoire ne tolérant pas durablement le vide, la formule d’un Etat bi-national étant encore plus improbable aujourd’hui, on n’ose imaginer l’alternative.
RB