par Stéphane Hessel
Ancien ambassadeur de France
LES QUESTIONS IMPORTANTES, selon moi, sont : « L’Europe est-elle en train de s’effondrer ? » et « Comment faire pour que cette formidable avancée historique que représente l’Europe, pour nous, Européens, retrouve l’essor, plus nécessaire que jamais aujourd’hui, dans un monde qui a profondément changé ? »
Autre question, et peut-être la première : « Que faut-il mettre derrière le mot “Europe” ? De quelle Europe sommes-nous les partenaires et même les membres ? Cette Europe occupe-t-elle une place particulière et laquelle, dans ce monde qui a formidablement évolué au cours des deux dernières décennies ? »
Il s’agit de ces deux dernières décennies parce qu’avant la chute du Mur de Berlin, l’Europe était assez clairement l’Europe occidentale. Elle se composait de six, puis de neuf, puis de douze, puis de quinze membres qui avaient énormément de choses en commun sur le plan politique et économique. On pouvait se dire que cette Europe-là était aussi une partie intégrante de l’Occident, qui lui-même avait un rôle précis à jouer face à l’Est ou à l’Orient, face au Sud. Cette Europe-là, on voyait assez bien qu’elle avait deux objectifs majeurs : résister contre l’avancée du monde soviétique, d’une part, et être un partenaire efficace et actif de ce que l’on appelait alors le Tiers-Monde, d’autre part.
Avec la chute du Mur, une nouvelle étape s’ouvre dans laquelle on se dit : « Maintenant, on n’a plus deux Allemagnes » – il y avait même des gens qui disaient méchamment : « Moi j’aime tellement l’Allemagne que je suis encore plus heureux quand il y en a deux ». Il fallait, au contraire, très vite accepter que l’Allemagne unifiée devienne de loin le pays européen le plus peuplé et économiquement, sans doute, le plus fort.
Devant cette Allemagne maintenant réunifiée, il fallait faire une place, non seulement à l’ancienne RDA devenue partie de l’Allemagne, mais aussi aux pays d’Europe centrale et d’Europe de l’Est qui avaient été longtemps plus ou moins parties intégrantes de l’univers soviétique.
La tâche n’a pas été facile. D’abord pour les Allemands eux-mêmes, parce qu’ils s’étaient regardés en chiens de faïence, avec hostilité les uns à l’égard des autres. Dorénavant, ils devaient – tous ensemble – constituer une grande nation européenne. Il n’est que d’avoir voyagé en Allemagne au cours de ces vingt dernières années, comme je l’ai fait, pour se rendre compte à quel point cette tâche était difficile. Je dois vraiment dire mon respect et mon admiration pour la manière dont cette tâche a été accomplie. Il reste des traces, on n’est pas encore tout à fait au même endroit quand on est à Weimar ou quand on est à Francfort-sur-le-Main, mais enfin cela s’est fait, et cette partie-là de l’aventure européenne, à mon avis, est un succès.
En revanche, il fallait trouver dans l’Europe une place pour la Pologne, pour l’Estonie, pour la Lituanie, pour la Bulgarie ou pour la Roumanie. Ces pays ont leurs traditions. Leur donner accès à l’Europe, oui, mais « se comporter en européen », qu’est-ce que cela veut dire au juste ? C’est là que se pose très clairement depuis vingt ans, et plus encore depuis cinq ans, la question : quelle Europe voulons-nous construire ?
À cela deux réponses possibles :
La première, c’est de dire qu’économiquement nous n’avons plus de frontières, et cela peut paraître merveilleux. Un formidable marché a été constitué ; le marché de la Grande Europe, et réjouissons-nous que ce marché se soit étendu. Il s’étendra peut-être encore. Pourquoi ne pas y mettre aussi la Turquie, peut-être un jour y mettre l’Afrique du Nord, parce qu’en somme il n’y a pas de raisons qu’on n’élargisse pas ce marché ? Cette dimension aurait pu être enthousiasmante si nous n’avions pas vécu presque en même temps une expérience très grave pour nous tous : la crise de l’économie néolibérale financiarisée, spéculative. On pouvait espérer qu’elle marche comme sur des roulettes en ayant le moins possible d’interventions des États : « le marché, rien que le marché » ! Mais nous assistons, depuis au moins deux ans, à une véritable crise, même si probablement on la pressentait déjà depuis longtemps.
On peut se contenter de dire : faisons une « Europe du marché », faisons-la la plus large possible, intégrons-la dans le grand marché mondial qui va être dominé de plus en plus par les États-Unis et la Chine, et alors l’Europe pourra avoir une place dans cette construction, pas forcément une place dominante, mais une place. Nous avons des atouts, oui ; nous avons des atouts industriels, une recherche forte, mais nous n’avons pas beaucoup d’atouts de terres, de territoires. Nous sommes « petits » à côté d’autres dans cette économie mondiale merveilleusement unifiée où il y aurait de moins en moins d’État et de plus en plus de marché. Reconnaissons-le tout de suite, il y aurait de plus en plus de « très riches » et de plus en plus de « très pauvres », car c’est cela l’effet de ce marché mondialisé. L’Europe là-dedans serait un peu comme « une Suisse en Europe », une zone avec peut-être des avantages culturels et autres, mais ne constituant sûrement pas une puissance.
Alors l’autre hypothèse pourrait être : nous avons malheureusement fait fausse route. Nous n’avons pas construit une Europe politique sérieuse, c’est-à-dire une Europe qui dispose d’institutions fédératives, pas forcément une fédération, mais des institutions qui ont pour rôle de mettre ensemble les politiques des vingt-cinq, trente ou quarante États et une économie dirigée en partie au niveau européen mise au service d’une politique fédérale au bénéfice d’une large population.
Tout à l’heure, mon voisin m’a présenté en disant que j’avais participé à la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen, il me donnait alors presque deux cents ans de plus que je n’ai, puisque c’était en 1789 ! J’ai participé à la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Il est à remarquer qu’il n’y a plus de « citoyen » dans le titre, et c’est précisément ce qu’il faut regretter : l’Homme doit être citoyen.
Qu’est-ce qu’être citoyen européen si ce n’est d’être partie prenante de la construction d’une institution politique qui serait précisément l’institution de l’Europe avec :
• Un président (on en a un, il s’appelle monsieur Herman Van Rompuy, personne ne le prend au sérieux…) ;
• Une diplomatie européenne (on en a une, elle s’appelle madame Ashton, personne ne la prend au sérieux…) ;
• Un Parlement européen qui aurait vocation à orienter et diriger la politique européenne (nous avons un Parlement, mais il n’a pas encore l’autorité qui serait nécessaire…).
Jusqu’ici, nous n’avons pas réussi cette construction-là. Elle est nécessaire si on veut ne pas se contenter de ce vaste marché qui n’est pas une bonne orientation pour l’Europe. Il nous faut de toute urgence construire une Europe ayant une direction politique et une ambition économique et sociale claires.
Commençons par la direction politique : qu’est-ce qui est spécifiquement européen en matière de politique ?
Il me semble que c’est la prévalence du droit. L’Europe est faite d’États qui sont nés avec une extraordinaire importance du droit. Ce sont des Nations qui, au-delà du traité de Westphalie et aussi de Versailles, se sont considérées comme des instances de droit où l’État est le responsable du respect des libertés fondamentales et des droits de ses citoyens.
Si c’est ça que nous voulons, il faut alors que nous ayons une Constitution (on a voté « contre » il y a quelques années). Il faut que nous ayons une Constitution dans laquelle sont clairement définies les parts de souveraineté que les États abandonnent au profit d’une instance qui, à ce moment-là est capable de porter, vis-à-vis des autres parties du monde, que ce soit la Chine, l’Inde ou les États-Unis, la volonté de faire prévaloir le droit. C’est la vocation des Européens et, sur cette base, on peut établir une Europe solide.
Il faut aussi qu’elle prenne en compte ses expériences séculaires en matière de fonctionnement de l’économie : une économie sociale de marché, c’est-à-dire une économie où le marché existe, mais où, à côté de lui, existe une économie sociale et solidaire y occupant une place importante. L’Europe porte ceci depuis plusieurs décennies maintenant, et il faut le préserver. Il faut faire de cette Europe, quelle que soit sa dimension, un élément important dans un monde qui lui-même évolue. Il faut que le syndicalisme, qui est d’origine européenne, devienne pour l’Europe une force beaucoup plus importante que cela n’est le cas en ce moment. Un vrai syndicalisme européen existe avec la CES (Confédération européenne des syndicats), qui n’a pas encore le rôle qu’il pourrait avoir. Il y a donc à construire un ensemble d’institutions « de désir d’être et de volonté de devenir », qui pour le moment manquent gravement.
Où peut-on trouver ces volontés ?
Peut-on aujourd’hui les trouver parmi nos compatriotes : les citoyens français ? Je n’en suis malheureusement pas sûr. Les mouvements européens en France n’ont pas tenu leurs promesses. Sommes-nous européens ? Oui, nous sommes européens, mais sommes-nous conscients de ce qu’il faut faire pour que l’Europe soit ce que nous voudrions qu’elle soit ? Je n’en suis pas sûr. N’avons-nous pas voté à 54 % « contre » la Constitution qui, avec tous ses défauts, était un pas en avant vers cette construction que je souhaite. Cela montre que l’on n’avait pas bien compris ou, en tout cas, que l’on n’avait pas fait ce qu’il fallait pour que ce soit compris.
Je vous appelle donc à y réfléchir si vous voulez échapper à « l’Europe marché » dans le cadre d’un grand marché mondial qui donnerait une place sympathique mais mineure à l’Europe et si vous voulez au contraire construire une Europe qui ait un pouvoir propre, une identité forte à l’égard des autres cultures et des autres composantes du monde. Mettons-nous très vite en marche pour que le prochain Parlement ait des responsabilités plus fortes. Mettons-nous en marche pour que ceux que nous élirons, nous, Français, au Parlement européen, aient pour mandat de construire, avec les parlementaires des autres pays, une vraie Europe, une Europe vraiment ambitieuse politiquement et capable économiquement de préserver les équilibres nécessaires entre l’État et les marchés.¬