La barbarie déferle de toutes parts. Les outrances extrêmes du génocide se sont acharnées contre la vie même des humains. La cruauté inter-individuelle devient quotidienne, et de jeunes assassins de l’Hay les-Roses en banlieue parisienne se sont désignés fièrement comme « nouveaux barbares ».
La barbarie passait pour un état social révolu. Pour les Grecs et les Romains, elle disait le mépris pour les peuples voisins ; encore que les invasions « barbares » aient fini par submerger l’Empire romain. De grands penseurs modernes – dont Marx – avaient vu dans la barbarie un stade primitif dont permettait de sortir peu à peu la marche vers la « civilisation ». Historicisme linéaire et quasi-mécanique, que les progrès de l’anthropologie au XX° siècle ont congédié au profit de l’altérité ; la Pensée sauvage de Claude Lévi-Strauss propose un éloge des peuples amazoniens « primitifs ».
Mais la barbarie refait surface dans notre monde contemporain. A Auschwitz, à Srebrenica, au Rwanda, la néo-barbarie génocidaire s’est déchainée, avec une nuance paradoxale de « modernité » technique : chambres à gaz, essence congelée (napalm) que les aviateurs français larguaient vers 1950 sur les villages vietnamiens, communications électroniques entre les criminels du « 11 septembre ».
Ces moments de « barbarie avancée » – terme qui bouscule le vieil évolutionnisme positiviste – servaient un projet exterministe qui restait politique, cohérent. Mais la barbarie s’infiltre aussi comme négation aberrante du vivre-ensemble élémentaire. Le lien social se délite, la férocité gratuite et perverse accompagne les appétits de lucre, les représailles privées, le fanatisme ethnique ou religieux. L’insécurité généralisée s’installe dans la masse même de la société, ainsi en Afrique noire ou dans les mégapoles du Sud. Ainsi s’impose à notre réflexion inquiète la grande question de la régression.
C’en est fini – et ce constat nous coûte – de l’optimisme hérité des « Lumières » du XVIII° siècle, lequel par principe faisait confiance à l’irréversible avancée des idées, des techniques, des luttes sociales, et à leur seule postériorité chronologique. Les résurgences de la barbarie, le mal des banlieues, l’échec des indépendances issues des luttes de libération coloniale, la dégradation de notre environnement naturel, le discrédit de l’engagement politique sont autant de sombres horizons régressifs – mais d’où surgissent de nouvelles exigences et de nouveaux horizons de lutte.
La réflexion critique sur progrès et régression fut longtemps accaparée par des penseurs réactionnaires, acharnés à dénigrer les luttes libératrices du passé ; ainsi Maurras et les gens de Vichy, ou Le Pen. C’est le marxiste indépendant Walter Benjamin (1892-1940), qui le premier a montré qu’un avenir d’émancipation passait par l’analyse réaliste de la régression. Il dénonçait la confiance « placide » (disait-il) que la social-démocratie mettait dans le progrès-en-soi, qui serait libérateur du seul fait de sa postériorité chronologique. Son bilan sévère de la Première Guerre mondiale, de ses gaz meurtriers, de ses avions de combat, signifiait pour lui que « le lit nuptial » entre progrès technique et service de la société « s’était changé en un bain de sang ».
Certes, la barbarie et la régression déferlantes ne doivent pas occulter les avancées positives de notre temps : le mieux-vivre et le mieux-faire (matériel, technique, notamment médical), les poussées de radicalité démocratique (ainsi en Amérique latine), la conscience de la solidarité entre les divers peuples de la terre (tels les « biens publics mondiaux »). Mais les faits de régression sont là et bien là, eux aussi.
Nous ne pouvons nous dérober devant cette tâche historique : comment intégrer le double constat de ces échecs du progrès et de la montée de nouvelles luttes, dans la quête politique d’un avenir à la mesure des capacités et des exigences de l’humanité ?
Est-ce abuser du terme « dialectique », que de voir cet avenir comme l’affrontement toujours exigeant, toujours incertain aussi entre les forces de régression historique, et les forces créatrices qui leur tiennent tête. Nous ne pouvons plus nous en remettre au seul « progrès », comme issue inéluctable