De J.-P. Pagé (21.12.05) Mon cher Robert. Merci de ces compléments et de ces précisions au sujet d’un thème et d’une proposition qui, en eux-mêmes, sont intéressants. Je te rappelle que, à la fin de notre réunion, nous avons un peu amendé le thème retenu qui, en fonction des dernières interventions, se trouve actuellement recentré sur le duo “espace public-espace privé”, la ville devenant, comme l’a suggéré Philippe Lazar, un cadre privilégié pour le traiter. Ce faisant, nous rencontrerons certainement le thème de l’Islam et retrouverons, au moins en partie, tes suggestions. Françoise a fait un compte-rendu de notre débat et, comme convenu, je vais m’efforcer d’en tirer une synthèse pour notre prochaine réunion.
De P.Lazar (23.12.05).
Merci, cher Robert, de nous avoir fait parvenir cette note des plus intéressantes et qui précise bien ta pensée. Je n’ai qu’une réserve à son sujet, que j’avais je crois évoquée d’un mot l’autre jour. Evoquant les musulmans tu dis : “Mieux connaître l’autre, le resituer dans sa dimension réelle, pluri identitaire, évolutive., le rendre à nouveau audible : telle est, me semble-t-il, la tâche la plus urgente”. Oui, mais. Car il y a un “mais”. Si l’on veut “mieux connaître l’autre” et sauf à prendre le risque de se placer en position d’ethnologue (ce qui est une position légitime pour un chercheur mais contestable pour un citoyen), pour mieux connaître l’autre, il faut, parallèlement et explicitement, faire effort pour se mieux connaître soi-même. Autrement dit s’exposer soi-même au jugement critique de celui qu’on veut mieux comprendre. Faute de quoi la dissymétrie des positions risque d’être pour le moins ambiguë.
Je partage ton sentiment de l’urgence, mais il ne justifie pas à mes yeux cequi ne pourrait être perçu par les musulmans comme une prise de distance, même si elle est animée par les meilleures intentions du monde. En d’autres termes encore et en ce qui me concerne, je ne suis pas de filiation musulmane mais juive et je ressens fortement que je ne peux parler des (et aux) musulmans que si je dis d’où je parle et en quoi je me sens personnellement concerné par des réflexions d’ordre “identitaire” (j’emploie ce mot pour faire court). C’est bien ce que nous essayons de faire, par exemple, au Cercle Gaston-Crémieux, en ayant des réflexions COMMUNES avec des musulmans laïques sur “judéité” et “musulmanité” en tant que “faits culturels” (donc en tant que biens publics de l’humanité…).
De R.B. (23.12.05)
Cher Philippe,
Avec mes remerciements pour ton message, deux mots pour te dire que je suis sensible à tes observations.
Dans leur prolongement, je vois plusieurs questions à creuser.
La première porte sur le point de savoir “d’où nous parlons”. Mon point de départ est celui d’une défense sans concession des valeurs républicaines, mais une défense qui se veut également autocritique et combat un “communautarisme républicain” qui est trop frileux pour admettre que la République s’enrichirait et se fortifierait si elle se montrait plus accueillante aux expressions de sa diversité culturelle (laquelle résiste à des mécanismes assimilateurs qui se sont essoufflés).
Avancer sur cette voie est difficile en raison des écueils, mais elle mériterait qu’on s’y engage enfin : jusqu’où aller, sous quelles formes, et – éventuellement – avec quelles dispositions institutionnelles progresser? J’avais essayé de clarifier ces questions, pour mon propre compte, dans un papier – “Dynamiques minoritaires et Citoyenneté” – que “L’Événement européen”, dans son N°16, d’octobre 1991, avait ensuite publié (si cela t’intéresse, je pourrais t’envoyer ce texte – que je n’ai pas relu mais dont je crois que je maintiendrais l’essentiel). J’ajoute que toute avancée sur le sujet me semble devoir être étayée par une politique résolument progressiste sur le plan social: il faut en effet prévenir les facilités et les dangers d’une “fuite dans l’identitaire” qui voudrait faire l’économie d’une réflexion et d’une action sur les inégalités sociales de base.
La seconde question touche à ce que j’appellerais les “incompatibilités centrales”. J’adhère bien sûr à la démarche de “Diasporiques” qui aborde les différences comme des “faits culturels” et s’attache à les mettre en dialogue. Je ne doute pas que qu’entre “juifs laïques” et “musulmans laïques” cela soit non seulement possible, mais que, pour difficile qu’il puisse être parfois, l’échange soit toujours fructueux. Les uns et les autres avez pris une juste distance par rapport aux identités “communautaires” d’origine, où l’on cherche trop souvent à vous enfermer. Dès lors, ce qui les dépasse – l’appartenance citoyenne partagée – impose aisément ses exigences.
Dans ce à quoi je pensais, une attitude analogue conviendrait, qui ne serait pas celle d’ethnologues en surplomb. Les uns et les autres aurions une démarche de chercheurs, également engagés dans une réflexion sur les conditions d’un “mieux vivre ensemble”. Il s’agirait de comprendre, dans leur diversité et leurs exigences, les recherches et les évolutions en cours dans le monde musulman français (européen) et d’en apprécier autant que faire se peut les implications socio-culturelles, et donc politiques, pour la société française (européenne). Il s’agirait, en complément indispensable, de s’interroger sur les structures d’accueil, dans nos sociétés, de la nouveauté de ce fait musulman, et sur les évolutions à promouvoir contre les rejets à l’oeuvre
Troisième question: au delà d’un travail premier, de connaissance, la recherche précédente rencontrera sans doute un problème plus délicat, plus difficile à formuler.
Le travail de ressourcement intellectuel et religieux au sein de l’Islam, que l’on constate d’abord dans des sociétés (européennes en l’espèce) ou les musulmans sont minoritaires, peut certes être porteur, nous l’espérons, de rapprochements toujours plus construits avec les autres composantes (religieuses, philosophiques…) de la société. Mais une pensée musulmane qui retrouverait une réelle créativité et une réelle confiance, en bref qui tendrait à nouveau à “s’autocentrer” comme elle l’avait fait dans le passé en produisant une brillante civilisation, pourrait également opposer des exigences fortes, en se référant à son propre système de valeurs, à des valeurs occidentales qu’elle considérerait comme s’autoqualifiant abusivement d’universelles.
Le dialogue, dans ce cas, serait beaucoup plus conflictuel que dans les échanges de “Diasporiques”, et en poser correctement les termes nous obligerait à l’effort autocritique que tu appelles de tes voeux. Tout cela en restant ferme par ailleurs sur la défense des acquis de notre tradition des Lumières (on retrouve le point de départ : Savoir d’où nous parlons). L’exercice d’ensemble serait redoutablement malaisé, et s’y engager exigerait une finesse proprement talmudique…
Une fois de plus, j’ai écrit trop rapidement et t’envoie, sans recul, ce que tes observations ont suscité.
De belles discussions nous attendent…
De P.Lazar (29.12)
Ce mot essentiellement pour t’accuser réception du tien et prendre en quelque sorte date pour un dialogue à la rentrée.
J’ai fait une première lecture, trop rapide, du texte (…) que tu m’as envoyé. Je suis pour ma part convaincu que l’une des difficultés majeures aujourd’hui (tu l’évoques en particulier dans ce texte quand tu parles de la “tolérance”) est de savoir comment concilier ce que j’appelle dans mon livre “Autrement dit laïque” le principe de “reconnaissance de l’égale dignité des cultures” (la définition que je donne d’une laïcité “péri-culturelle”)… et le caractère insupportable de certaines pratiques, notamment sexistes (infibulation incluse)… Je n’ai pas (encore !) trouvé une solution qui me satisfasse vraiment…
Merci de tes commentaires (…) à propos des miens. Je ne les commente pas à mon tour : voyons-nous un jour de janvier, si tu le veux bien.