Alors qu’à coup de surenchères démagogiques, Droite et extrême-Droite exploitent des faits tragiques (les tueries de Montauban et de Toulouse), le thème de la diversité culturelle s’impose dans le débat. Dans un contexte très sensible, l’article que Michel Wieviorka a publié dans Libération : Sarkozy, la République et les juifs, doit être étudié attentivement. Dans le sillage d’Alain Touraine, figure dominante de ce que l’on nommait autrefois la « deuxième gauche », Michel Wieviorka est un sociologue attentif aux évolutions sociétales. Il occupe aujourd’hui une place importante dans le milieu intellectuel qui, autour de François Hollande, aide le candidat à se positionner idéologiquement sur des dossiers « qualitatifs » de la société française. Dans l’article précité, il démonte efficacement l’opportunisme de Nicolas Sarkozy, avec ses priorités changeantes. Confronté aux drames de l’école juive Ozar Hatorah, sous l’œil décapant des caméras le comportement du Chef de l’Etat avait déjà été mis en lumière. Mais l’émotion générale face à l’horreur des faits avait aboli toute distance critique et interdit d’en prendre alors l’exacte mesure. Il était donc nécessaire, un certain calme revenu, de poser un regard froid sur une dérive sarkozienne qui remonte loin. Sur ce point, la démonstration de Michel Wieviorka est irréprochable ; ce sont les conclusions qu’il en tirera ensuite qui sont contestables.
L’analyse des faits est convaincante : elle met en évidence les instrumentalisations et l’absence de principes qui caractérisent la pratique présidentielle, avec le caractère bancal des « trois éléments qui structurent (son) discours : l’appel à la République, la mise en cause des immigrés et de l’islam, et la pleine reconnaissance de l’identité juive ».
L’appel à la République : avec des références lancinantes aux valeurs républicaines et laïques qu’il affirme vouloir dresser plus haut que jamais pour combattre les communautarismes et les dérives identitaires, la posture sarkozyste de la dernière période est en opposition frontale avec celle des débuts du quinquennat. Elle fut illustrée par de nombreuses prises de position controversées : ne rappelons sur ce point que son affichage catholique ostentatoire et, lors du discours de Latran, l’affirmation qui choqua que le prêtre était supérieur à l’instituteur comme porteur de valeurs…
La mise en cause des immigrés et de l’islam : dans la triste course à l’échalote opposant Droite et extrême-Droite, le discours est ici constamment porteur de connotations subliminales négatives concernant tout ce qui n’est pas européen, chrétien ou juif (discours de Dakar, stigmatisation des Roms, affirmations du ministre de l’intérieur sur l’inégalité des civilisations, porosité de la frontière entre dénonciation des « intégristes » et suspicion antimusulmane…)
La pleine reconnaissance de l’identité juive : à l’opposé de la méfiance manifestée à l’égard de l’islam et des musulmans, l’identité juive fait l’objet d’une attention plus que favorable. Sans remonter aux dîners rituels du CRIF , les trois faits que relève Michel Wieviorka à propos du drame de Toulouse ont pu être visualisés par tout observateur objectif : école confessionnelle mise sur le même plan que l’école publique, participation à des cérémonies dans des synagogues de représentants de la puissance publique, absence d’interrogations sur la double nationalité des victimes et le lieu de l’inhumation.
C’est à partir du constat plus que fondé d’une politique intenable parce que trop évidemment contradictoire, que l’analyse de Michel Wieviorka devient contestable. Elle l’est dans ses conclusions, et cela à un double titre.
En premier lieu, elle acte comme un progrès cette reconnaissance « de la ou des communautés juives » et de la démonstration faite « que la République peut s’accommoder d’un particularisme visible dans l’espace public ». Si cette évidence qui ne vaut pas raisonnement ne vous convainc pas, c’est que vous relevez d’un républicanisme dépassé. D’autant plus dépassé que « les plus républicains des responsables politiques, les plus ardents pourfendeurs du communautarisme » n’ont pas fait entendre de réserves au cours des derniers jours sur la reconnaissance quasi-institutionnelle du communautarisme juif. Un minimum de raison étant de nouveau possible après la sidération provoquée par l’événement, ceux qui exprimeraient aujourd’hui des interrogations sur le sujet sont invités à les taire. En définitive, sous le prétexte de dénoncer chez Nicolas Sarkozy un amalgame intenable « entre la reconnaissance d’une communauté juive et le refus du communautarisme », c’est à la Gauche (et aux socialistes en particulier) que Michel Wieviorka s’adresse en enjoignant de ne plus « s’enfermer dans un républicanisme incantatoire » et de ne plus refuser la « reconnaissance des particularismes identitaires ».
Dans le prolongement – et c’est la deuxième réserve forte qu’appelle son analyse – Michel Wieviorka propose que pour sortir de la contradiction du discours sarkozyen l’on ne s’attarde pas à un approfondissement du discours républicain traditionnel (lequel serait par nature négateur des identités), mais que l’on traite avec la même ouverture que celle dont on a fait preuve avec les juifs la demande de reconnaissance communautaire des musulmans dans l’espace public. L’expérience juive aurait ouvert la voie : la citation est longue mais mérite d’être intégralement reprise « L’articulation des valeurs républicaines et de la reconnaissance des particularismes s’ébauche en France, depuis plusieurs années, sous la double impulsion, jamais théorisée, des juifs de France et de la puissance publique lorsqu’ils s’efforcent, ensemble, d’agir contre l’antisémitisme tout en admettant le rapport singulier des juifs avec l’Etat d’Israël ou le développement de leurs écoles confessionnelles. »
La théorisation à laquelle s’essaie Michel Wieviorka est incertaine, et partielle dans ses conclusions. On en voit certes la préoccupation égalitaire (bienvenue en soi) lorsqu’il préconise d’étendre à d’autres communautés – à toutes ? – la bienveillance dont la République a fait preuve à l’égard de la communauté juive organisée. Il considère ainsi comme résolues correctement pour cette dernière des questions qui continuent à interpeller tout Républicain moyennement dogmatique. L’acceptation de « liens singuliers des juifs de France avec l’Etat d’Israël » impliquera-t-il, comme certains l’ont déjà préconisé , que l’on traque comme relevant de l’antisémitisme (délit pénal) une critique, serait-elle forte, du sionisme (idéologie politique) ? La bi-nationalité largement admise doit-elle conduire à considérer comme normal qu’un citoyen franco-israélien porte les armes en Israël, pays qui occupe la Palestine en contrevenant au Droit international ? Considèrera-t-on comme souhaitable le développement des écoles confessionnelles juives sans se demander si – au-delà du respect formel des programmes de l’Education nationale – l’idéologie particulariste qui peut y être promue va consolider le socle des valeurs républicaines en partage ?
Dans la logique que développe Michel Wieviorka, transposons les interrogations précédentes au cas de la « communauté musulmane » (avec ses liens extérieurs possibles), communauté dont il pense qu’elle devrait être traitée de manière analogue. Admettra-t-on, ici aussi, des liens organiques, forts et charnels, consolidés avec un autre pays, qu’il soit d’origine ou autre ? Croira-t-on également, dans ce cas, à une égalité établie des fidélités dans le cas de bi-nationalités indéfiniment reconduites : dans un monde pacifié elle serait acquise et bienvenue, mais dans un monde incertain où l’ami peut se muer en adversaire ? L’école enfin : veut-on que, comme dans le cas juif, les écoles musulmanes – encore peu nombreuses, les agréments étant ici soigneusement pesés – se multiplient ?
On le voit, l’apparence égalitaire de l’approche recouvre des pièges : pour reprendre une formule qui a fait florès : Là où il y a du flou, il y un loup… Le flou porte sur la plupart des termes : « identité », « particularisme », « communauté » … Sur chacun d’eux, il est dit trop ou trop peu. La matière, il est vrai, est évanescente. Identités : elles se font, se défont, sont vécues individuellement ou se confortent dans des réseaux associatifs… Communautés : le mot désigne une collectivité plus ou moins structurée, dont les membres partagent des références, une histoire plus ou moins mythique, des aspirations… Formulés ainsi, de manière générale comme il se doit, les termes renvoient à une diversité infinie des situations et à des fondements hétérogènes qui ne peuvent pas, sans abus, être traités collectivement : la religion, l’origine nationale ou ethnique, la région, la langue minoritaire… appelle chaque fois une approche spécifique. Michel Wieviorka pose les problèmes en termes très – trop – généraux, ce qui justifiera qu’on l’interroge sur les nécessaires différenciations de base. Par ailleurs, il traite essentiellement de la mouvance musulmane et de son accueil : c’est donc à elle qu’il faut revenir, et à son sujet que porteront les interrogations. Ce sur quoi il met l’accent, et il le fait sur le ton de la résignation, c’est sur l’essoufflement supposé d’un modèle républicain déclaré incapable de réguler la diversité culturelle croissante de la société : « Notre république n’est plus capable de refouler les particularismes identitaires dans le seul espace privé, voire de les sommer de se dissoudre dans l’espace public ». Il ne pense vraisemblablement pas que la reconnaissance de la diversité doive aller jusqu’à l’acceptation d’un « multiculturalisme vrai », avec des droits personnels différenciés par communautés comme ce vers quoi l’on tendait à glisser dans certains pays. Toutes les interrogations de Michel Wieviorka et son appel à l’ouverture du modèle républicain se résument alors à une seule question : Comment gérer différemment l’espace public, en permettant aux particularismes identitaires de s’y déployer plus libéralement, et tout d’abord en transposant au particularisme musulman le traitement d’ouverture réservé au particularisme juif. Cette question mérite certes d’être posée car, s’agissant des musulmans, prévaut une conception de plus en plus restrictive de la gestion des libertés dans un espace public normalement ouvert à la diversité, à la confrontation, aux apprivoisements réciproques… Sous couvert de défense de la liberté des femmes, l’approche du « voile » se révèle emblématique d’une méfiance diffuse à l’égard de l’islam et des musulmans pratiquants.
Pour pertinente qu’elle soit, la question de l’égalité de traitement doit-elle être approchée dans le sens proposé par Michel Wieviorka ? En bref, doit-on se satisfaire d’une simple acceptation résignée de la différence identitaire ? On peut au contraire penser que ce n’est pas contre un modèle républicain déclaré épuisé que l’ouverture à l’autre doit être consentie : la réaffirmation et la revivification du modèle permettra de trouver des réponses conviviales à des affirmations identitaires éclatées et concurrentes. Autrement dit : c’est en consolidant en surplomb le champ des valeurs républicaines en partage que l’on progressera : les particularismes n’ont pas a être acceptés à l’état brut, comme des droits ; ils doivent être interrogés sur leur acceptation et sur leur contribution à l’affermissement des valeurs civiques en partage. Cela ne se jouera pas seulement au niveau des nécessaires débats d’idées, mais en tablant sur une dynamique républicaine concrète, avec une laïcité qui ne sera plus instrumentalisée comme outil antimusulman, un traitement strictement égalitaire des pratiquants de toutes les religions et l’abandon des pratiques de gestion administrative de l’islam, une prééminence (contre les enfermements des écoles confessionnelles) de l’école publique comme lieu d’apprentissage des valeurs de la raison critique et de la compréhension des différences… Et, surtout, la confiance dans les luttes sociales égalitaires comme voie de dépassement des conflits entre particularismes… Est-ce faire preuve d’un optimisme inconsidéré que croire d’abord aux vertus de ces dernières, en les adossant aux idéaux de la République sociale ?
Il y a, dans l’analyse et les perspectives dessinées par Michel Wieviorka, un pessimisme fondamental, masqué par un discours d’ouverture généreuse à l’autre. Si l’on glisse maintenant au terrain politique, est-ce donner dans les dérives du soupçon que de s’inquiéter des convergences de son analyse avec celle de « laboratoires d’idées » d’une certaine « Gauche sociétale » (Terra Nova en particulier) ? On connaît l’antienne : la classe ouvrière et, plus largement, les travailleurs de base précarisés s’étant détournés de la politique ou ayant succombé aux sirènes du lepénisme, les socialistes devraient délaisser quelque peu leur base sociale traditionnelle pour asseoir plus résolument leur assise électorale sur la diversité sociétale avec ses profuses aspirations minoritaires. Une conception arithmétique et trop plate de la démocratie y trouverait son compte, mais la République ? Et l’idéal de l’égalité réelle, qui a toujours été la colonne vertébrale idéologique de ce que l’on n’ose plus appeler le camp du progrès? La campagne des Présidentielles voit sur ce point, avec une netteté inédite, deux « gauches » porteuses de sensibilités et de projets relevant de ces logiques différentes. Dans le « cercle de la raison économique immédiate », le social-libéralisme propose une gestion plus équitable des sacrifices liés à la crise. En revanche, dans sa volonté d’insuffler une espérance vraie au projet d’un profond changement égalitaire, la seconde ne craint pas d’assumer les risques de l’utopie (ce que, en 1981, dans un contexte international autrement dangereux, on avait osé appeler « rupture avec le capitalisme »).
Faut-il changer le pansement ou penser le changement : cette formule, elle aussi connue, retrouve une pertinence certaine. Penser le changement, c’est peut-être, dans un « passéisme » assumé, revenir aux fondamentaux républicains : le mot d’ordre de Révolution citoyenne qui est celui du Front de Gauche en résume l’ambition et la voie. Est-il illusoire de penser que c’est dans ce cadre là, aussi, que tous les particularismes raisonnables, c’est-à dire subsumés par un rapport vivant aux valeurs républicaines, pourront le mieux trouver à s’épanouir ?
Dans « Rêverie de gauche », petit livre nostalgique de Régis Debray, Marc Bloch est abondamment cité : peut-on résister, en conclusion, à l’envie de reprendre un court passage de son testament qui traite de l’identité ? Juif non croyant, Marc Bloch refusait que fussent dites les prières hébraïques, mais il ajoutait qu’il trouverait odieux que « dans cet acte de probité personne put rien voir qui ressemblât à un lâche reniement. J’affirme donc, s’il le faut, face à la mort, que je suis né juif ; que je n’ai jamais songé à m’en défendre ni trouvé aucun motif d’être tenté de le faire. Dans un monde assailli par la plus atroce barbarie, la généreuse tradition des prophètes hébreux, que le christianisme, en ce qu’il eut de plus pur, reprit pour l’élargir, ne demeure-t-elle pas une de nos meilleures raisons de vivre, de croire et de lutter ? Etranger à tout formalisme confessionnel comme à toute solidarité prétendument raciale, je me suis senti durant ma vie entière, avant tout et très simplement, français. »
Robert Bistolfi
28.03.2012