Né à la fin de la Grande Guerre, Edgard Pisani aura traversé un siècle de luttes d’émancipation sociales et nationales dont il fut un acteur significatif, et il a aussi été contemporain, avec Auschwitz et le Goulag, de sinistres régressions du processus d’humanisation. Sur des points décisifs – antifascisme, résistance, construction européenne, décolonisation… – il se rangea toujours librement et sans étroit militantisme de parti dans le camp du progressisme, ou plus simplement dans celui des défenseurs du Droit. Dans ses choix, l’opportunité politique ne l’emporta jamais sur l’exigence morale, et sa pensée était libre. Ces toutes dernières années, la maladie l’avait lentement éloigné du débat public; il disparaît alors que les défis inédits se multiplient : face à eux, cette grande voix aurait su s’exprimer et éclairer utilement les choix collectifs à venir.
Intervenue entre celles de Benoîte Groult et de Michel Rocard, sa disparition comme les leurs a déjà suscité de nombreux hommages; mais le temps des médias étant celui de l’instant et des rapides coups de projecteur, la figure d’Edgard Pisani n’a peut-être pas reçu toute l’attention fine qu’elle méritait. Nombre d’articles et d’ouvrages à venir traiteront sans aucun doute de manière plus fouillée de son parcours. Certains évoqueront le grand commis de l’Etat, le ministre et l’élu de la République, le Commissaire européen, le Haut-Commissaire en Nouvelle-Calédonie, le président de l’Institut du monde arabe… Intellectuel à l’aise dans les grands débats généraux, il le fut pleinement aussi dans des domaines plus spécifiques – l’agriculture, le développement… – où il intervint. Concepteur et artisan de la réforme de l’agriculture sous les Trente Glorieuses, il contribua avec Sicco Mansholt à l’élaboration de la PAC. Celle-ci fut longtemps bénéfique, mais Edgard Pisani se reprochera ultérieurement d’avoir contribué à promouvoir une agriculture au productivisme devenu dangereux.
Je ne m’étendrai pas davantage, ici, sur ces points pourtant essentiels. Pour des proches qui l’ont aussi connu, je me bornerai à évoquer quelques faits ou anecdotes qui nous rendirent Edgard Pisani – séductions et défauts confondus – si attachant. Pour me situer : j’ai été son collaborateur à la Commission européenne, avant de devenir son conseiller à l’Institut du monde arabe. Ma rencontre avec lui remonte à une quarantaine d’années, lors d’un colloque mouvementé où deux de ses talents – d’homme de synthèse et d’orateur hors pair – s’imposèrent. Le colloque, dont j’ai oublié les conditions d’organisation, se tenait à Perpignan et, pendant trois jours, « gauchistes » divers, départementalistes contre régionalistes, viticulteurs, militants occitans, catalanistes… ont débattu. La vigueur des interventions et des affrontements semblait interdire toute tentative de synthèse finale ; c’est pourtant ce qu’Edgard Pisani réussit sous les applaudissements. Se révélèrent-là sa confiance dans le verbe, qu’il maniait avec une rare efficacité, habileté politique et habileté sémantique se conjuguant pour lui permettre d’aplanir les rugosités et de donner à chacun l’impression qu’il avait été entendu.
Ces qualités d’orateur et la confiance qu’il avait dans la rigueur de son argumentation, Edgard Pisani en usa dans ses contacts diplomatiques. Parfois, peut-on le dire, il en abusa quelque peu, par exemple avec certains interlocuteurs arabes chez qui l’usage voulait que l’on avançât plus lentement vers le noyau dur des problèmes. Puisée dans ses origines – une ascendance maltaise, une jeunesse tunisoise – sa sensibilité était d’un Méditerranéen pour qui la parole va donner le « la » d’une relation qui s’ouvre. Il croyait à l’authenticité des échanges oraux, aux accords qu’ils permettaient de dessiner et qu’une formalisation ultérieure officialiserait. Ainsi, en Nouvelle-Calédonie, grâce à la relation confiante qu’il sut établir avec Jean-Marie Tjibaou et au schéma d’indépendance-association qu’il remit sur la table, il prépara – au-delà des morts et des provocations qui devaient encore advenir – l’issue politique ultérieure que l’on connaît et qui approche aujourd’hui, en 2017, de son moment de vérité. Ce moment calédonien me permet d’évoquer une autre des qualités d’Edgard Pisani : sa force de caractère et son courage. Il faut dire que sa stature en imposait, tout comme sa voix grave dont il savait jouer. L’un de mes amis l’avait accompagné à Nouméa et directement secondé, un autre vivait là-bas comme enseignant depuis de nombreuses années : les deux m’ont décrit la profondeur de la haine dont il fut l’objet, des insultes et des menaces qu’il dut subir, et dit aussi comment, impavide, il affronta tout cela.
Sa confiance dans le verbe et dans les vertus du face-à-face a pu l’entraîner dans de hasardeuses entreprises de conciliation. Ainsi de son engagement malien où, répondant à une demande plus ou moins explicite de Bamako, il voulut s’entremettre entre l’Etat central et les Touaregs. Le dossier était d’une grande complexité, ancré historiquement, culturel et politique, et largement socio-économique : des années de sècheresse avaient déplacé les terrains de pacage et avivé la traditionnelle conflictualité entre nomades et sédentaires. Nous fûmes plusieurs à déconseiller à Edgard Pisani de s’engager dans cette entreprise risquée, d’autant plus que – il était alors président de l’Institut du monde arabe – elle pouvait donner lieu à mésinterprétation. Si les données de base du dossier étaient bien connues de lui, la construction d’un arbitrage solide aurait appelé la durée nécessaire à une exacte connaissance de la complexité des relations humaines, des réseaux tribaux, des projets politiques avoués ou implicites… Il n’en disposa pas, et le Mali n’a toujours pas trouvé aujourd’hui – c’est une litote – la recette magique associant à des liens unitaires forts une reconnaissance confiante de la diversité culturelle. Quoi qu’il en soit, de son aventure Edgard Pisani ramena de riches souvenirs de ses échanges, à la veillée, sous le ciel étoilé du Sahara, avec des chefs touaregs.
Toujours à propos du verbe pisanien, j’évoquerai encore une amusante escapade libyenne. Dans sa recherche de financements additionnels pour l’IMA, Edgard Pisani voulut solliciter Khadafi. Sur la vague assurance qu’il pourrait rencontrer le « Guide », il partit pour la Libye et me demanda de l’accompagner. Nous poireautâmes pendant trois jours de sirocco dans un grand hôtel de Tripoli à la climatisation qui hoquetait : je les mis à profit pour parcourir le « Livre vert » et en extraire une fiche de travail. Edgard Pisani s’impatientait et s’apprêtait à repartir lorsque l’ambassadeur libyen à Bruxelles, notre intermédiaire autorisé, vint enfin le chercher. Toutes sirènes hurlantes, précédés et suivis par plusieurs voitures de police, nous franchîmes plusieurs barrages et, fonçant vers le Sud, nous atteignîmes enfin l’un des camps, dans le désert, où Khadafi aimait à recevoir ses visiteurs. Au sommet d’une dune, une longue tente était dressée ; des tapis bédouins la décoraient, mais le reste de l’ameublement était sommaire : des fauteuils plus ou moins défoncés, des chaises inconfortable, des tables en formica… Vêtu d’un survêtement Adidas, des chaussures de sport aux pieds, Khadafi arriva et – l’ambassadeur servant d’interprète – la conversation s’engagea rapidement. Il dit combien le peuple français avait sa sympathie pour avoir fait la Révolution, mais il déplora qu’il se soit vite laissé voler sa victoire. Par contraste, affirma-t-il, le fonctionnement de la démocratie directe instauré en Libye sous sa direction offrait toutes garanties. Tout cela, débité de manière assez mécanique et confuse, ne démonta pas Edgard Pisani qui, disant son accord avec la primauté de la démocratie se lança avec jubilation dans l’évocation de son action en Haute-Marne où, préfet, puis sénateur, il s’était voulu proche des élus, les réunissant, les écoutant… L’ironie ne transparaissait pas, mais – pendant que le regard de Kadafhi flottait au-delà des dunes – ce fut assez drôle pour l’observateur que j’étais de voir l’ambassadeur peiner avec les sinuosités de la phrase pisanienne qui exposait le fonctionnement concret de nos institutions démocratiques au niveau local. La situation de l’IMA et de ses ambitions fut décrite, et la question financière put enfin être évoquée. La réponse fut ambiguë et nous repartîmes sans engagement formel.
Fut-ce pour des pays lointains et d’assez longs séjours, Edgard Pisani entreprenait tout voyage avec une petite valise et une sacoche dont le vieux cuir témoignait d’un parcours d’aventures. L’accueil qui lui était généralement réservé était empreint de chaleur et de déférence pour son parcours hors normes. Me revient ici à l’esprit une soirée en son honneur, à Beyrouth, où des chefs de partis qui s’étaient mortellement affrontés peu de temps auparavant s’étaient retrouvés là, l’espace d’une trêve, autour de lui. Qui dit voyages dit bien sûr rencontres politiques et séances de travail : tous les soirs, en vue des rendez-vous du lendemain, une brève réunion avec son ou ses accompagnateurs arrêtait une liste de documents préparatoires à finaliser. Edgard Pisani, qui dans la vie quotidienne avait une discipline de vie assez rigoureuse, n’aimait pas les soirées se prolongeant inutilement : couche-tôt et lève-tôt, il accueillait le lendemain ses assistants ensommeillés avec de courtes fiches qu’il venait de rédiger et que ces derniers n’avaient plus qu’à commenter…
Dans l’avion ou au creux des visites, les voyages libéraient des plages d’échanges amicaux. Edgard Pisani, dont nombre de publications – en particulier Le général indivis – livrent maints souvenirs, pouvait évoquer certains d’entre eux de manière plus libre qu’il ne l’avait fait dans un écrit. Avoir assisté à l’exécution de Pierre Laval, s’être trouvé dans le bureau du général De Gaulle, en 1962, au moment de l’indépendance de l’Algérie et avoir pu exprimer là ses sentiments d’alors, avoir dénoncé avec l’éclat qu’on sait à l’Assemblée ce qu’il jugeait être des abandons du gaullisme chez Georges Pompidou… : tout cela constitue une masse de faits significatifs liés à l’histoire générale et à une vie personnelle d’homme public. L’Etat : ce qui frappait chez Edgard Pisani, c’était une conception fortement ancrée que l’Etat républicain a une fonction essentielle, inégalée ailleurs, dans la régulation de l’économie, l’anticipation des choix d’avenir, la cohésion sociale et sociétale… Tout lui est lié, part et revient à lui. Edgard Pisani se disait proche de Michel Rocard, et son accueil confiant de la diversité culturelle du pays semblait confirmer son rocardisme. Mais, en même temps, la fonction centrale qu’il conférait à l’Etat le situait plutôt, fondamentalement, dans le sillage du Général, ou encore de François Mitterrand. Son concours à l’entreprise mitterrandienne, qui s’explique largement par là, ne lui permit pas pour autant d’accéder au cercle des proches du président. Il me semble qu’il s’en désola quelque peu. En même temps, on pouvait avoir le sentiment que s’il admirait chez François Mitterrand l’homme politique exceptionnel, et appréciait esthétiquement son côté florentin, il ne l’aurait pas admis pour autant parmi les Grands Hommes de son Panthéon personnel où, bien sûr, le général trônait tout au haut.
On ne peut pas ne pas évoquer l’impression de force que l’homme dégageait. Elle tenait à sa taille et sa carrure – imposantes – que doublait une voix grave, aux tonalités paradoxalement douces. Sa séduction était réelle, sur les femmes (ici, la discrétion s’impose), sur ses amis et ses collaborateurs, sur les gens de simple rencontre. La force de l’homme public, elle, se traduisait par une vision longue des enjeux liés aux dossiers et politiques qu’il prenait en charge. Capacité d’anticipation des évolutions d’ensemble, définition d’objectifs de long terme, critique d’une organisation opérationnelle (administrative) que l’usage avait rigidifiée, réforme en conséquence de cette organisation et des pratiques liées : à Paris comme à Bruxelles, cette démarche se retrouve dans les nombreuses fonctions qu’il eut à assumer. Réduira-t-on la reconnaissance de ses vertus si l’on ajoute qu’Edgard Pisani était sans doute plus à l’aise – en tout cas plus heureux – dans la définition de grandes fresques d’avenir où son goût de la prospective trouvait à s’épanouir, plutôt que dans la mise en œuvre terre-à-terre, laborieuse, des actions dont il avait démontré la nécessité.
Avec la présidence de l’Institut du monde arabe, Edgard Pisani a rempli sa dernière fonction publique, et offert une dernière illustration de son approche d’une mission d’intérêt général. Dans le bel immeuble que l’on doit à Jean Nouvel, l’Institut somnolait. Il connaissait des difficultés financières, des clivages nationaux, une administration quelque peu artisanale et soumise à pressions pour des passe-droit. Par dessus tout, régnait une profonde indétermination sur ce que devait être la fonction centrale d’une institution aussi emblématique. Les problèmes financiers de base ne furent pas résolus ; un certain relâchement put intervenir dans la gestion vers la fin du mandat d’Edgard Pisani (on en a exagéré la portée et la responsabilité du président). Mais l’essentiel n’est pas là : beaucoup s’accordent à dire, et parmi eux nombre d’anciens de l’IMA, que sous sa présidence l’Institut a connu quelques années réellement dynamiques. Avec de nombreuses et belles expositions, des rencontres interculturelles, des recherches, des formations, des conférences et des colloques… le lieu devint un centre intellectuel comptant désormais à Paris. Certains successeurs ont prolongé l’impulsion due à Edgard Pisani, mais nombre d’administrteurs qui ont depuis essaimé, pensent avec nostalgie au travail et au climat d’équipe exceptionnels qu’il avait su créer.