L’évolution de la Tunisie, ces dernières années, est représentative des difficultés auxquelles se heurtent les démocrates pour installer une société citoyenne à régime politique représentatif en pays musulman. Voici quel-ques éléments d’analyse pour faciliter une lecture de la situation actuelle [[(You Tube, octobre 2012]])..
Il s’agit tout d’abord de lever une ambiguïté. Le terme de NAHDA (renaissance), employé par Madame Charfi lors de sa conférence recouvre deux réalités historiques fondamentalement différentes.
C’est avant tout un courant culturel du XIXe, principalement égyptien. Des musulmans sincères, lettrés, oc-cupant parfois des positions religieuses (M. Abduh), ou politiques (At-Tahtawi) importantes se sont proposés de moderniser leur société. Secondement, c’est un parti politique tunisien islamiste contemporain, conserva-teur, parfois violent, s’inspirant des Frères Musulmans, qui a pour ambition d’expurger la société tunisienne à tradition musulmane des apports occidentaux qu’elle a adoptés pour se moderniser.
Le fait qu’un parti politique passéiste ait pris pour nom celui d’un courant de pensée, qui ne s’est jamais organi-sé, qui est à son opposé, ne constitue-t-il pas une captation ?
Cette tribune pointera ensuite certains freins à l‘instauration d’une démocratie en pays musulman.
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I- ENNAHDA, PARTI POLITIQUE ISLAMISTE TUNISIEN}}
Ennahda, parti salafiste
Rached Ghannouchi a beaucoup varié dans ses options doctrinales conservatrices avant de se déclarer pro-che des Frères Musulmans dont le slogan est : « le Coran est notre constitution ». Son parti, le « Mouvement de la Tendance Islamique » prend le nom de « Ennahda » en 1989. Légalisé en 2011 après la chute de Ben Ali, son porte-parole le décrit comme non théocratique mais « qui tient aussi sa direction des principes du Co-ran ». Il précise que « Le peuple doit décider par lui-même comment il vit ». Ceci est strictement sous entendu dans « les principes du Coran », puisque le peuple est, et ne peut être, que musulman et le demeurer.
Analyses tunisiennes du parti Ennahda
Pour Mohammed Talbi, théologien, penseur libre, Ghannouchi est anti-progressiste, anti-laïque et ne peut être à la fois salafiste et démocrate. En 2012, Larbi Bouguerra, universitaire, résume ainsi l’ambition du leader Isla-miste : « Il affirme que pour sauver le pays du stupre », le courant Islamiste « s’oppose avec force au travail féminin hors du foyer et à la mixité dans les établissements d’éducation. ». Il prône la polygamie, «devoir reli-gieux et non remède exceptionnel » et « il encourage les femmes à se satisfaire du minimum d’éducation ».
Contradictions entre Ghannouchi personne privée et Ghannouchi personnage public
On a du mal à concilier les thèses publiques de Ghannouchi avec le parcours universitaire des quatre filles du couple Ghannouchi et leurs professions. L’aînée est docteur en sociologie. La deuxième, titulaire d’un master en astrophysique, est porte-parole du parti à l’international et intervient sur les plateaux de télévision. La troi-sième, qui détient un master de philosophie, est chercheuse et signe des articles dans The Guardian. Diplô-mée en droit, la dernière est avocate spécialisée dans la défense des droits de l’homme… Contradictions dans l’homme ? Double langage du politique ? Deux faces trop emblématiquement extrêmes, pour ne pas être quelque peu explicatives du leader et représentatives de la personnalité phare de la Tunisie actuelle.
Démission de Ennahda, échec ? manœuvre ?
Contradictions… Même en sachant que le politique varie toujours entre position doctrinale, paroles tactiques et postures, donc tributaires de l’instant et du calcul, il y a un très (trop ?) grand écart…
Il n’en demeure pas moins que Ennahda a échoué dans son entreprise de s’emparer de tous les rouages de l’Etat et d’étouffer l’ensemble des contrepouvoirs. Ghannouchi est conscient des forces qui pousseront son parti à la démission en 2014. « Les médias, l’économie, l’administration sont aux mains des laïcs. L’armée n’est pas garantie, la police n’est pas garantie [à Ennahda] » . Le projet de Ghannouchi a été stoppé par les structu-res modernisées et les élites modernes de la Tunisie et non par le peuple tunisien des campagnes et des quar-tiers populeux. Echec ? Retraite tactique ? En tous cas, on trouve dans sa famille les raisons de son échec… Heureux présage pour la Tunisie ?
Les dernières élections tunisiennes sont une réussite technique en terme d’organisation, et politique par ses résultats. Elle ne garantit cependant pas la victoire de la démocratie. Celle-ci a des adversaires nombreux, ou forts de leurs richesses et de toute façon déterminés. Dernièrement deux journalistes ont été égorgés et un policier assassiné. Pour autant, la Tunisie a pour elle ses élites, qu’ils soient penseurs ou acteurs, dans les secteurs modernisés de l’état et de la société civile.
{{II- ENNHADA, MOUVEMENT REFORMISTE PROGESSISTE EGYPTIEN}}
Les hommes de la Ennahda historique
Ennahda, « La Renaissance » a été, plus qu’un mouvement organisé, un courant de penseurs lancés dans une quête culturelle, de la seconde moitié du XIXe, surtout. Ses animateurs étaient des musulmans attachés à leur religion, des lettrés en savoirs Islamiques désireux d’êtres utiles à leurs pays. Ils n’étaient pas non plus sans connaître les réussites de l’occident. Ils y avaient voyagé, séjourné ; ils s’y étaient informés ; certains avaient rencontré Renan, Bergson, Massignon, dialogué, polémiqué avec eux ; certains lu la politique dans Montes-quieu, Voltaire, Rousseau ; certains adhéré à la franc maçonnerie…
Aux profondes inquiétudes pour l’état de la civilisation Islamique, ils avaient joint la curiosité aussi sincère pour l’occident dont ils voulaient comprendre la réussite. Ils avaient noms, At-Tahtawi, Al Afghani, Abdou, Rida, Iqbal…
Les inquiétudes de la Ennahda culturelle
La question que ces penseurs se posaient était simple. La civilisation musulmane avait été, des siècles durant, leader et dispensatrice de progrès dans les savoirs scientifiques, techniques, sociaux. Or elle ne produisait désormais plus rien et leurs pays étaient tous sous la domination politique de l’occident (colonies, protectorats, etc.). Pourquoi un tel affaissement ?
Le diagnostic qu’ils portaient était sans ambiguïté. Leur société avait rejeté tout contact avec les évolutions sociales et les savoirs hétérodoxes à l’Islam. Elle s’était recroquevillée dans un monolithisme culturel extrémis-te qui avait asséché toute sa vitalité. Se faisant, elle s’était coupée de son propre passé. Elle était devenue une société intellectuellement autiste. Tout y était déjà réponse parce qu’il n’y avait plus de question à se poser. Tout se trouvait dans le Coran, parole de Dieu que le prophète s’était contenté de rappeler, et la Sunna[[Sunna : recueil des dits et des faits du prophète rapportés par ses compagnons .]]
Ces penseurs musulmans, pour libérer le message divin des lectures traditionnelles et approfondir la compré-hension, proposaient de le réfléchir avec des grilles issues des sciences humaines occidentales. On peut vala-blement avancer que ce courant perdure encore, en Tunisie par exemple.
At-Tahawi, premier de la Ennahda historique
Il a séjourné cinq ans en France où il avait été missionné comme Imam par le vice-roi d’Egypte. Dès son re-tour, il crée une école d’état des langues, un bureau des traductions, des établissements, prémisses d’un en-seignement moderne qu’on doit dispenser à la fois aux élites et au peuple et, en cela il est le premier, aux filles. Lui-même Ouléma, son œuvre est religieuse, mais il encourage la connaissance philosophique et l’histoire de l’Egypte pharaonique. Il « explique à la fois la supériorité de la révélation Islamique et la nécessité de com-prendre la civilisation moderne.» [[Henri Laurens in Islam, les textes fondamentaux commentés. Le Point/Tallandier, 2005]] . Tout est dit de l’ambition de cette Ennahda réformiste moderniste.
Ce courant de penseurs entend faire sauter les verrous que les lectures nécrosantes du Coran ont posés sur la civilisation Islamique, pour qu’elle retrouve son élan et se réinscrive dans un développement normal.
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III- LES OUTILS DE L’AUTO ENFERMEMENT DE LA SOCIETE ISLAMIQUE}}
Tout s’est joué entre les IXe – XIIIe siècles de l’ère chrétienne.
Rejet de la falsafa (« philosophie ») : L’expansion de l’Islam l’a mis tout de suite au contact, voire en fusion, avec la culture grecque en ce Moyen-Orient dominé et imprégné par Byzance. Les conquérants, de bonne foi ou/et par calcul politique, acceptèrent l’héritage. Pour la falsafa « le vrai ne pouvait s’opposer au vrai ». Il y avait donc nécessairement accord entre le savoir et la raison grecs et la révélation islamique. Mais la pensée démonstratrice des premiers s’opposait au discours dialectique du théologien et des propositions réfléchies des premiers étaient inconciliables avec les dogmes du second (l’éternité du monde, le salut collectif). Une critique religieuse radicale de la philosophie par Al Ghazali… et ce fut la fin de la falsafa.
Anéantissement du mutazilisme. Aux dogmes majoritaires de l’inscrutabilité du pouvoir divin et du Coran incréé, coéternel à Dieu, les mutazilites opposaient la responsabilité du croyant sur ses actes et le Coran créé. Leurs thèses créaient un espace certain pour des opinions rationnellement construites. Mais, bénéficiant un moment du soutien politique péremptoire d’un calife, ce mouvement se fit intolérant, inquisitorial. Il révolta les couches populaires qui mirent brutalement fin à son très court règne.
Fin de l’ijtihad (effort de réflexion)
Depuis le Xe siècle, cet effort est définitivement réservé à quatre oulémas que leurs prédécesseurs et les savants, leurs contemporains, avaient déclarés aptes à interpréter les textes initiaux de l’Islam et à en déduire les règles de droit. Ils sont les fondateurs des quatre écoles juridiques du sunnisme. Depuis lors, toute réflexion, règle, sentence, avis, ne peut s’articuler que dans leur cadre et l’Islam est devenu légaliste. Deux types de penseurs demandent qu’on ouvre les portes de l’ijtihad : des réformateurs modernistes et des acteurs salafistes. Pour Mohammed Talbi, historien tunisien, l‘« ijtihad personnel est un droit pour tout musulman. » Donc il faut suivre le hadith[[Hadiths : dits du prophète rapportés par ses compagnons]] qui ordonne : « Lis le Coran comme s’il était révélé à toi-même. » et des penseurs issus des frères musulmans qui fondèrent l’Islamisme violent et passéiste
Rejet de la bid’ah (idée nouvelle, innovation). Voici trois hadiths à ce sujet. « Le Prophète a dit « Si je vous dis une parole, ne rajoutez rien » » ; « Le livre d’Allah véhicule le discours le plus vrai, et l’enseignement de Ma-homet est le meilleur et les pratiques (religieuses) innovées les pires.». ; « Faites attention …, car toute nou-veauté est une innovation, et toute innovation est un égarement, et tout égarement mène à l’Enfer. » L’innovation est rejetée parce qu’elle est sans exemple ou modèle la précédant.
Ijma (consensus, unanimité) si un acte ne trouve pas sa solution dans le Coran, les hadiths ou la jurispruden-ce, comment décider de la licéité d’un acte ? Pour certains, le consensus est une des sources du droit ; pour d’autres, elle ne fait pas droit et on ne sait pas qui fait partie de l’unanimité ? Les compagnons du prophète ? Les oulémas ? La ijma, faute de réflexion, se transforme en pression sociale.
Cette construction intellectuelle est bâtie pour que toute émotion, pensée, comportement, situation, soit le cal-que d’un exemple qui l’a précédé pour être validé, parce que tout doit être licite. Si on s’en éloigne d’un rien, il y a la peur de s’écarter de la lettre Coranique et d’être rejeté de la communauté des croyants (la oumma). La honte d’être mis à part, parce que pas comme les autres, est une autocensure très puissante voire insurmon-table dans les campagnes et les milieux populaires. Un exemple typique de ce comportement spontané a été fourni par la conférencière : cette maman disant « Je veux mettre mon enfant à l’école Coranique comme ma voisine parce qu’au moins on y apprend la religion… »
Fitna (la discorde, la cassure, la brisure) Ni comme prophète, ni comme chef naturel de sa communauté, Mohammed n’a laissé de testament réglant sa succession. Qui devait alors lui succéder ? Cette question poli-tique dégénéra vite en une inexpiable guerre civile brisant la Oumma en trois fragments irréconciliables : le sunnisme, le shiisme, le kharijisme. Il y eut d’autres fitna douloureuses. D’où la crainte paralysante devant tout sujet pouvant entraîner l’oubli du bien commun et l’émiettement violent de la communauté.
Tels sont les verrous posés sur le quotidien, l’âme, l’intelligence, les émotions, les pensées de l’Islam. Ajoutons que l’histoire musulmane n’est pas un passé fait de souvenirs mais est vécu comme un perpétuel présent cou-rant le risque d’être perdu. D’une certaine façon, le siècle du prophète et de la prophétie n’est pas séparé d’aujourd’hui par quatorze siècles. C’était hier. Il est encore là. Pour les croyants, répéter la geste prophétique n’est ni une incohérence ni une impossibilité mais seulement fidélité et volonté à portée du quotidien.
{{IV- CONCLUSIONS}}
Dans les premiers siècles de l’expansion de l’Islam, l’intelligence musulmane était perméable à la philoso-phie et à la science grecque, et demandeuse. Elles lui étaient accessibles parce que déductives, se nourrissant d’observations inopinées (« euréka !») ou conduites avec attention, subtilité (la rotondité de la terre), mais dont la preuve matérielle était loin d’être systématiquement recherchée et possible. Elles étaient essentiellement déductives, syllogistiques. La preuve était interne au discours, dépendait de la rigueur du raisonnement. La notion moderne de science s’inscrit dans la cohérence avec les savoirs acquis. Elle est inductive. Elle pose son hypothèse ; elle monte et décrit l’expérimentation qui va la démontrer ; elle indique les résultats attendus. Elle les confronte, en termes de relations mathématiques, au réel qui décide en dernier ressort de leur validité. Cet-te vérité est scientifique car elle reste réfutable par un autre résultat scientifique. La logique d’une proposition religieuse ne possède aucune de ces caractéristiques. Elle est tenue par un postulat incontrôlable dont elle déduit des conséquences. Elle n’est pas relative. Elle est non-réfutable. Elle est métaphysique.
A ces difficultés culturelles s’ajoutent des éléments de notre actualité politique mondiale :
– L’échec de la politique dans le cadre de la nation et de la démocratie à trouver des solutions aux problèmes des peuples : pauvreté, guerres, dominations intra et extra nationales et l’échec des systèmes éducatifs à éle-ver le niveau culturel général et des savoirs scientifiques, sauf en Tunisie. La science qui ne peut plus être vue, et uniquement vue, comme le vecteur du progrès de l’humanité sous réserve de déclarer progrès les consé-quences découlant des technologies qui pérennisent et renforcent le fossé gouvernants/gouvernés, la loi de la domination des plus forts sur les plus faibles.
Cet état des faits politiques actuels a eu sa déclinaison en pays musulmans.
– Le nationalisme arabe, concept hétérodoxe à l’Islam, a échoué dans les pays qu’il a eu à gouverner : dans son ambition de couper les populations de leur religiosité millénaire et à la supplanter ; dans ses promesses d’améliorer leur niveau de vie ; dans sa lutte contre Israël. Bref, les populations musulmanes se sont senties un peu plus humiliées, un peu plus appauvries, un peu plus spoliées de leurs repères ancestraux, grandement oubliées et méprisées. Elles sont entrées en résistance silencieuse, en révolte feutrée, parfois en guerre ouver-te contre leurs castes dirigeantes qui, affichant une nouveauté moderniste de façade, les désespéraient de plus en plus tout en leur devenant de plus en plus étrangères.
Cette fracture et la difficulté à dialoguer qu’elle entraîne entre le petit peuple traditionaliste et la bourgeoisie occidentalisée moderniste libérale, dans un pays à cheval sur deux cultures mais partageant, au moins nomi-nalement, la même religion qui a été tournée vers le passé, n’est pas chose aisée à porter.
– Dernier défi, et non des moindres, pour construire une représentation politique : en France, c’est le citoyen qui élit ses représentants, hors de l’intervention de tout corps intermédiaire. Avec l’Islam, la notion de représen-tation n’existe pas. Le croyant est seul dans son tête-à-tête exclusif et constant avec Allah ; personne ne peut plaider pour lui, aucun sauveur ne peut se substituer à lui et le représenter. En conséquence, pour le commun des mortels musulmans, l’idée d’une démocratie représentative ne vient pas à l’esprit : ce corps intermédiaire étranger romprait le face à face divin qui seul le préoccupe et occupe toute sa vie. Et l’Islam, se voulant mono-théisme rigoureux jusqu’en ses plus extrêmes limites, est un et unique. Il n’y a donc pas d’Islam tunisien et pas davantage un Islam français. La société musulmane est une société religieuse de croyants, répétitive, qui ne reçoit de leçon que de son passé, non une cité de citoyens responsables de son devenir.
Voici ce que dit Rachid Benzine du « chercheur indépendant » tunisien Abdelmajid Charfi : « il a intégré de manière profonde et critique les apports de la modernité sous ses aspects philosophiques, scientifiques et technologiques. Pour lui, celle-ci représente d’abord « un système intellectuel fondé sur la créativité, le fait de sortir des sentiers battus, l’audace de découvrir sans hésitation et sans peur, l’attachement à la relativité de sa vérité, la capacité de critiquer et de se mettre en question pour aller de l’avant et explorer des choses étranges et singulières. » [[page 216, Rachid Benzine, les nouveaux penseurs de l’ Islam – Albin Michel, espaces libres- 2008 et
page 220, idem]]
Bel optimisme raisonné pour la Tunisie future. Surtout qu’il n’y est pas seul nouveau penseur reconnu : Mo-hammed Talbi, Hichem Djaït, Mohammed Charfi, etc.… Rachid Ghannouchi est bien isolé.
Guy Benedetti, membre du Cercle