Fadila Amrani
Docteur en Sciences politiques – Consultant en ingénierie sociale
{{{La laïcité à l’épreuve des radicalismes religieux : nouveau rapport de force}}}
Actuellement les remises en cause de la laïcité de nos institutions émanent de fait, entre autres, d’habitants se revendiquant de l’islam et souhaitant pouvoir pratiquer leur religion dans l’espace public (ou profane) en prenant appui sur la notion de laïcité comprise comme la garantie de la pratique religieuse. Rien que de très légitime au demeurant.
Depuis quelques années, ma pratique professionnelle m’a amenée à faire plusieurs constats qui me semblent préoccupants?:
1. La multiplication de pratiques dites «?cultuelles?» qui deviennent des pratiques sociales en ce qu’elles se répercutent sur le fonctionnement social au quotidien?: revendications alimentaires qui vont crescendo dans les lieux d’accueil des enfants et des jeunes, multiplication d’incidents dans les consultations des hôpitaux (exigence de soins réalisés uniquement par des femmes pour des femmes, phénomène dont la presse s’est faite écho), difficulté à aborder certaines thématiques comme la sexualité dans certains établissements publics du secondaire (les cours d’éducation sexuelle reportés en fin de programme, programme qui n’est jamais fini). Avant l’interdiction du voile intégral dans l’espace public, le développement de ce code vestimentaire n’avait rien d’un phénomène marginal, même si le nombre de femmes le portant n’était pas élevé. Le hijab (ou jilbab) est très fréquent dans certains quartiers et transports en commun.
2. L’absence de positionnement clair de certains représentants des pouvoirs publics et des collectivités locales qui ouvre un champ à des revendications religieuses de plus en plus nombreuses et précises. L’arrêt récent, dit Baby Loup, de la Cour de cassation pose à nouveau la question de l’entrée du phénomène religieux dans l’aire publique pour ne pas dire dans l’espace public.
Si l’on considère la laïcité comme le «?noyau dur?» de nos institutions traduisant la sécularisation de notre société, en quoi ce rapport de force nouveau qui se manifeste à travers des tentatives d’imposition de valeurs et de comportements revendiqués comme religieux, menace-t-il notre pratique de la laïcité?? Tolérer ces pratiques sous prétexte de ne pas isoler du corps social les femmes voilées (cf. scolarisation, activités sportives, etc.) revient à ne pas considérer l’enjeu sociétal qu’elles impliquent. Les dénoncer n’est pas une forme d’islamophobie, loin de là, mais renvoie à une analyse de ce qui motive au fond ces revendications et amène à s’interroger sur la relation qu’elles entendent créer entre le politique et le religieux.
Or il n’y a pas un islam, mais des islams. Comme toutes les religions du Livre, l’islam, dès la mort de son prophète, a connu un certain nombre de schismes d’origine politique qui ont entraîné la création de plusieurs courants, les plus importants étant celui des sunnites et celui des chiites, eux mêmes se divisant en plusieurs branches et écoles. Le monde islamique n’est pas monolithique, il y a plusieurs sortes d’islam et de manière de considérer la religiosité?; l’islam s’est diversifié en fonction des circonstances historiques, géographiques, culturelles, économiques et politiques, le Coran étant la base de l’islam universel auquel chaque courant se réfère et donne ses interprétations. Les pratiques culturelles sont parfois différentes et surtout les relations entre le versant religieux et le versant politique de la révélation plus ou moins marquées. Ce dernier aspect est certainement celui qui a conduit le plus à diversifier l’islam car c’est celui qui prête le plus à interprétations. Ainsi est-il difficile de considérer «?les musulmans?» comme une entité et plus réel de parler de «?musulmans?».
Or toute interprétation de la «?parole divine?» au niveau du comportement sociétal transforme les obligations religieuses en une force politique car elle a des répercutions sur les aspects civils et temporels du pouvoir et l’équilibre entre l’autorité religieuse et l’autorité politique.
La fonction de la mosquée permet d’appréhender l’évolution de la relation entre religion et politique au travers du temps. Au temps du prophète Mohammed, la mosquée était à la fois un lieu de prière et un lieu où se débattaient les questions de vie quotidienne, d’organisation de la société musulmane à ses débuts, de guerre et de paix. Elle est bien un lieu qui permet à une communauté de croyants d’échanger et de se «?relier?», mais sa fréquentation et la prière collective ne sont pas obligatoires. Le rapport entre Dieu et le musulman est, plus que tout, un rapport intime et personnel, ce qui explique l’absence de clergé institué et de médiation entre le croyant et Dieu dans la plupart des communautés musulmanes.
{{Un facteur ostentatoire de clivage}}
La question du hijab ou «?voile islamique?» est également intéressante à analyser car elle révèle les contradictions et donc les tensions qui traversent actuellement notre société. Tout d’abord pourquoi le qualifier de voile «?islamique?»?? Le port du voile (sous toutes ses modalités) a été très répandu dans les sociétés méditerranéennes indépendamment des religions pratiquées, alors que d’autres musulmanes comme les Berbères et les Africaines sub-sahéliennes ne l’ont jamais porté. D’autre part, le hijab (ou le jiljab) n’est pas un signe religieux comparable à une croix ou une étoile de David (beaucoup de musulmans portent une médaille avec un verset du Coran), il n’est pas intime et occupe l’espace public d’une manière très visible et ostentatoire.
Le hijab a été avant tout un marqueur social dont l’introduction dans le Coran en tant que recommandation peut être, d’une certaine manière, appréhendée comme un constat d’incomplétude de la construction de la nation musulmane (Umma). En effet, la recherche de l’égalité entre l’homme libre et l’esclave, entre le riche et le pauvre, entre l’homme et la femme peut être considérée comme un fondement théorique du Coran, même si des déterminants économiques, sociaux et politiques ont amoindri la portée de ce fondement.
La sourate 24, verset 31?: «?Ô prophète, recommande à tes épouses, à tes filles et aux croyantes de rabattre leur voile sur le front. Cela permettra de les distinguer et les mettre à l’abri des démarches incorrectes ?» est arrivée dans «?la révélation?» durant le contexte très particulier des années qui ont suivi l’Hégire et l’insécurité dans la ville de Médine . Il permettait d’identifier les femmes libres par rapport aux esclaves soumises à la pratique du ta’arrud , considérée dans ce cas comme licite. Les femmes libres devaient se protéger parce que les hommes étaient incapables de maîtriser leur sexualité dans le cadre d’une société normalisée.
Pour Fatima Mernissi «?le hijab incarne, exprime et symbolise ce recul officiel sur le principe de l’égalité?». Or ce «?rideau?» a eu des conséquences historiques importantes puisqu’il a conduit durant de nombreux siècles à l’exclusion des femmes de la sphère publique dans les nations musulmanes.
Quelle signification donner à la revendication d’une certaine catégorie de musulmans et de musulmanes en et de France?? Pourquoi demander actuellement aux femmes de se couvrir?? Les femmes doivent-elles encore être protégées (pas «?à se protéger?») de la concupiscence masculine?? En quoi le hijab qui séparait les femmes aristocrates et croyantes des femmes du peuple et des esclaves laissées comme cibles aux appétits des sufahas (insensés), pourrait être un élément de la restauration de la dignité et de la citoyenneté des femmes musulmanes ou… pas??
Là encore le hijab est un marqueur social interne et externe. Interne car il positionne les femmes qui le portent par rapport à l’ensemble des musulmanes en affirmant une «?dite supériorité?» dans la pratique religieuse, culpabilisant les autres musulmanes. Externe car il affirme une revendication identitaire par rapport à la communauté nationale. Cette revendication identitaire prend corps dans une crise économique, sociale et idéologique profonde, une crise du sens. Or la revendication identitaire de cette catégorie de musulmans ne se réfère pas aux racines historiques, culturelles ou religieuses de leurs ancêtres, mais se tourne vers des nations aux pratiques vestimentaires, culturelles et sociales autres.
Cette démarcation d’avec les aïeux et les parents, d’avec la grande majorité des musulmans de France et en France, d’avec le reste de la population est facteur de scission du corps social tout entier. De marqueur social, le hijab devient un marqueur politico-religieux. Comment envisager le métissage républicain lorsque le facteur religieux devient le marqueur le plus important, que cette petite communauté n’admet pas la différence et fonctionne de manière endogame?? L’utilisation du sacré articulé aux problématiques économiques et sociales par une minorité très active afin de faire émerger un projet politique et religieux, peut mettre en danger la signification pratique de la laïcité. Comment garantir aux autres musulmans l’exercice de leurs modalités religieuses, le libre exercice de la pensée et de la pensée critique?? Sur quelles forces peuvent-ils et pourront-ils s’appuyer lorsque leur pratique religieuse ne sera pas considérée comme suffisamment «?pure ?»??
{{Conjuguer laïcité et exégèse du Coran}}
De retour d’Inde, je m’interroge sur la possibilité de maintenir une communauté nationale face à des tentatives et des tentations de communautarisme de plus en plus revendiquées. L’entrée des pratiques religieuses dans l’espace public risque de conduire à une diffraction de la population, caractérisée par l’application de droits et d’un droit civil communautaires comme la demande en a été faite en Grande-Bretagne et comme c’est le cas en Inde.
Certes il n’est pas question de restreindre la liberté de culte et de non culte, mais de réfléchir à la signification du métissage, à l’intégration des apports des autres cultures et modes de pensée dans notre patrimoine culturel et symbolique. Mais il s’agit de rester ferme sur l’application du principe républicain de laïcité – seule garante d’un vivre ensemble – et d’encourager, faire connaître et reconnaître les travaux d’exégèse du Coran et de tous les textes sacrés qui lui sont rattachés pour que certains principes directeurs s’en dégagent et convergent vers les universaux au sens que lui donne le Cercle Condorcet.
«?Le rôle de la lumière est en effet de guider, mais lorsqu’elle est détournée de la bonne voie, elle devient fausseté et ténèbres, ou pire encore car les ténèbres ne mènent nulle part?; elles ne conduisent ni à l’erreur ni à la vérité .?» GHAZALI
Fadila Amrani