Deuxième texte
Françoise Renversez
Ancien Recteur – Professeur émérite des universités en économie
C’est à penser autrement la fiscalité que nous invite le texte de Maurice Bertrand et Jean Lyon. Il leur semble que la classe politique recule devant la remise en cause du système fiscal et se contente de mesures partielles inefficaces dont ils soulignent les injustices actuelles contraires aux principes républicains?: loin de contribuer à l’égalité, la fiscalité dans sa structure actuelle ménage les très riches, notamment au niveau de la transmission des patrimoines et pèse lourdement sur les autres.
Pour Maurice Bertrand et Jean Lyon, le système fiscal a une fonction structurante de l’ensemble du système économique par la répartition du revenu qu’il organise et d’une certaine façon affiche. En particulier par le maintien à travers les générations de la hiérarchie des fortunes.
Ils sont ainsi conduits à énoncer des propositions de réforme fiscale et des propositions sur la politique budgétaire. Si les premières ouvrent des pistes suggestives les secondes paraissent, quoique leurs auteurs se défendent de proposer une utopie, inadaptées à la situation actuelle.
{{Un regard critique sur la situation actuelle
et des pistes de réforme}}
Maurice Bertrand et Jean Lyon proposent une réflexion critique sur la seule fiscalité mais s’ils élargissaient leur sujet à l’ensemble des prélèvements obligatoires, c’est-à-dire en ajoutant aux impôts les cotisations sociales, le jugement qu’ils portent ne pourrait qu’être aggravé.
En effet, si l’on se réfère à l’ouvrage –?qui a le mérite de la cohérence statistique?– de Landais, Piketty et Saez et qui présentait en 2010 un projet cohérent de réforme de l’impôt sur le revenu, les prélèvements obligatoires représentaient alors 49?% du revenu national. La part la plus lourde était celle des cotisations sociales, avec 23?% du revenu national ; les deux composantes de l’impôt sur le revenu – IRPP et CSG – n’en totalisant que 9?%, l’impôt sur le capital 4?% et les impôts sur la consommation 13?%. Or les cotisations sociales pèsent principalement sur le travail, logiquement en ce qui concerne les cotisations retraite et chômage, de manière plus discutable en ce qui concerne l’assurance maladie et la politique familiale.
Le même ouvrage aboutit à une conclusion voisine –?quoique légèrement différente?– de celle de Maurice Bertrand et Jean Lyon.
En ce qui concerne l’ensemble des prélèvements obligatoires, le système fiscal français est faiblement progressif au sein des classes populaires et moyennes, légèrement régressif pour les classes aisées et franchement régressif pour les classes très aisées.
Cet effet déjà structurant de la fiscalité au niveau du revenu courant, puisqu’il permet aux revenus les plus élevés d’être proportionnellement moins frappés que les revenus moyens, est accru par l’impôt sur les successions qui, au nom de la transmission du patrimoine productif, introduit des allègements sous forme d’abattement de 75?%. S’il est vrai que l’État peut aussi craindre la mise sur le marché d’entreprises et ses conséquences pour l’emploi, l’effet conservateur de la stratification sociale est indéniable.
En ce qui concerne l’impôt indirect et sa principale forme en France – la TVA –, Maurice Bertrand et Jean Lyon contestent l’idée selon laquelle l’impôt direct serait seul équitable. Mais si l’on se réfère à la recherche déjà citée on constate que la TVA et la taxe sur les carburants prélèvent 15?% des revenus des plus pauvres et à peine 5?% des revenus des plus riches. La charge de la fiscalité indirecte est donc inéquitable. La solution proposée par nos auteurs serait d’introduire un taux spécifique élevé pour les produits de luxe. Ils en espèrent une structuration différente de la demande globale au profit des produits de grande consommation induisant une évolution de l’offre industrielle. Il n’est pas certain que cette analyse puisse être maintenue en économie ouverte, les pays émergents s’étant spécialisés dans la satisfaction de la demande de masse dont la grande distribution leur ouvre le marché en Europe. Il faut aussi observer que –?selon les spécialistes?– si l’industrie automobile allemande est aujourd’hui plus prospère que l’industrie française, c’est parce qu’elle s’est située dans le haut de gamme.
Enfin, mais le point n’est pas mineur, Maurice Bertrand et Jean Lyon rappellent que la mise au point de mesures efficaces contre la fraude et l’évasion fiscale est cruciale mais qu’elle ne peut porter ses effets que si des moyens significatifs lui sont affectés. Un progrès important serait déjà opéré si la concurrence fiscale était réprimée dans l’Union européenne.
{{Une proposition contestable
sur le déficit budgétaire et son financement}}
Là où il n’est pas possible de partager l’analyse de Maurice Bertrand et Jean Lyon c’est sur la remise en question totale de l’emprunt public, y compris sous sa forme monétaire auprès de la banque centrale, bien que quelques économistes éminents, au premier rang desquels Maurice Allais, partagent leur point de vue.
Selon Maurice Bertrand et Jean Lyon, le recours à l’emprunt public est une facilité permettant de réduire les prélèvements fiscaux. Sur ce point, leur analyse est incontestable, que l’objectif puisse être de l’éviter on peut l’admettre, mais l’écarter par principe c’est nier que développement économique et crédit sont liés. L’activité humaine et plus encore l’activité des sociétés modernes se fonde sur l’anticipation des résultats. La croissance et le crédit sont historiquement liés, pourquoi les États y renonceraient-ils??
Suivre Maurice Allais lorsqu’il préconise que le crédit soit totalement couvert par des ressources de même échéance, c’est renoncer à la pratique de transformation des échéances des ressources fondée sur l’hypothèse vérifiée de la loi des grands nombres qui veut que hors des périodes de panique les retraits n’excèdent pas les dépôts. C’est renoncer à toute la pratique bancaire qui a permis en particulier l’essor de l’Europe. Et à supposer que l’Europe ne soit plus un lieu privilégié de croissance, la conversion énergétique suppose aussi des investissements. Certes Maurice Bertrand et Jean Lyon n’écartent pas la possibilité de grands emprunts européens ou plus larges encore. Mais c’est fonder la possibilité de l’investissement sur un progrès politique et institutionnel de l’Europe qui se réaliserait plus sûrement dans un environnement économique plus favorable.
Il faut d’abord remarquer que l’on n’observe pas actuellement d’inflation malgré les vannes ouvertes de la création monétaire par financement de la banque centrale aux États-Unis ou par l’abondance de liquidité offerte aux banques par la BCE.
Il faut aussi admettre et Maurice Bertrand et Jean Lyon citent eux-mêmes Olivier Blanchard (du FMI), qui avance qu’une inflation modérée serait préférable au chômage et à la récession. L’inflation érode surtout les patrimoines et les revenus inactifs. Il est vrai que le nombre des retraités va croître, mais les expériences passées montrent aussi que les actifs tirent profit de l’inflation qui leur permet de s’endetter et de voir leur dette s’alléger. Une société en croissance démographique devrait le cas échéant préférer cette solution à une stabilité qui laisse une partie de la jeunesse sans emploi.
D’autant que sa mise en œuvre facilite le respect de quelques principes de solidarité sociale. ?
Françoise Renversez