“Actualité de Diderot, philosophe des Lumières”

Intervention de Pierre Chartier (1 heure) sur le thème:
{{{ “Actualité de Diderot, philosophe des Lumières” }}}

-[ Ecouter Pierre Chartier -> http://youtu.be/0KHqZSAVDuQ]

Si Diderot, le « frère Platon » du XVIIIe siècle, a rendu un hommage sincère et constant à Socrate, martyr de la philosophie, il n’en a pas moins pratiqué l’interrogation dialoguée de manière non socratique. Il n’a pas visé une vérité monodique, détenue d’emblée par le sage et à laquelle doive peu à peu se ranger le lecteur identifié à un interlocuteur subjugué. L’auteur censuré du Rêve de D’Alembert et de Jacques, l’auteur plus secret encore du Neveu préfère une formulation qui vaut par le jeu des contrastes, dans sa complexité et son incomplétude : exaltant, fût-ce pour la contredire, la sagesse carnavalesque de ses doubles, touchés par les formes les moins officielles de l’étrangeté, jusqu’au « monstrueux » qui nous habite tous et que grâce à lui nous ne songeons pas à renier. La dimension personnelle, existentielle, de ces intercesseurs n’est pas douteuse ; leur vocation est théâtrale, mais d’abord heuristique ; ce sont des révélateurs à longue portée, des défricheurs d’avenir.

Diderot ajoute aux Lumières, dont il fut le fidèle représentant. Elles affirment en leur principe la suprématie d’une raison tout humaine bannissant la superstition et la magie, pour viser (a) à la connaissance pratique des phénomènes naturels, au cœur desquels se situe l’homme, (b) à l’autonomie morale des individus et à leur bonheur dans la société ; elles supposent en outre sur tous ces sujets (c) des discussions et des décisions réglées, sous le contrôle effectif de l’opinion publique : seule la loi, en termes de savoir comme d’action, garantit l’accès à un ordre naturel sublimé.

À ces principes Diderot joint pour sa part une rubrique décisive, redoublement en forme d’ouverture : (d) tel qu’il le pratique — antidote à l’hyper-rationalisme utilitariste qui menace le siècle — l’esprit des Lumières réside dans la mise à l’épreuve antidogmatique, expérimentale et ironiquement contradictoire des possibilités de l’humanité, au sein de la Nature, force dynamique, unitaire, différenciée et évolutive. Face à ceux qui prétendent au nom d’un mixte de liberté aveugle et de commandements transcendants nous imposer des devoirs chimériques, chérissons notre vie d’êtres naturels civilisés, encore largement à inventer. « Ose savoir », la devise de l’humanisme moderne, déploie avec Diderot toute son ambition démystifiante, toute sa portée prospective.

Ouverture des possibles ; ouverture des débats ; ouverture du sens. C’est répondre au désir d’aménager à la vie humaine en société des ordres de signification et d’action dont tous, sans exception, puissions nous prévaloir. Que chacun, tout en goûtant les plaisirs de ce monde, aie la latitude de chercher le vrai, de changer de préférence ou d’avis, d’hésiter, de faire effort sur soi et appel à autrui sans craindre la honte ou la confusion, sans céder face à l’incertitude, à l’habitude, à l’irrationalité, à la sensiblerie, à la tyrannie et au crime, sans abdiquer. Il faut à l’exécution de ce projet une force peu commune, un parti-pris maîtrisé de sagesse traversé d’une heureuse brise de folie.

Difficile, éprouvant est le rejet des tutelles. Plus difficile encore la fidélité aux devoirs qui nous lient à nos semblables et une fraîcheur maintenue devant l’énigme étourdissante d’exister. Rien n’est donné ; mais rien n’est refusé. Rien ne nous appartient, mais rien ne nous est étranger, surtout pas ce qui nous échappe. Marchons sous ce ciel immense. Élargissons l’espace du présent selon l’amplitude de notre pensée. Osons entreprendre en faveur du genre humain. À sa manière, vive et fraternelle, Diderot le philosophe œuvre au réenchantement de nos vies si vaines et si fragiles, transmettant aux générations à venir l’énergie communicative de son intelligence du monde.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *