Bien triste Ukraine

Les désordres dans lesquels s’enfonce l’Ukraine sont tels qu’il est impossible de se taire. L’ampleur qu’ils prennent est telle qu’elle ne peut être comparée qu’à celle des désordres qui ont conduit à la Guerre entre les croates et les serbes dans le cadre du démantèlement de l’ex Yougoslavie. Le choix de cet exemple n’est pas neutre.

L’Ukraine était un sujet de géopolitique qu’il ne fallait aborder qu’avec la plus grande circonspection. Or l’Union européenne l’a fait comme un « éléphant dans un magasin de porcelaine », avec une ignorance de la réalité sans précédent.

Poussée par une coalition comprenant les Pays Baltes, la Pologne et la Suède, d’une part, les Etats-Unis désireux de renforcer la prépondérance du bloc occidental face à l’« ogre » russe, d’autre part, l’Union européenne, sous couvert du « Partenariat oriental », a fait miroiter à l’Ukraine la perspective d’une intégration. Or, ce faisant, elle a occulté un certain nombre de difficultés s’opposant à la réalisation de ce projet.
En premier lieu, c’était oublier que l’Histoire a fait de l’Ukraine actuelle un pays dont la structure ethnique et politique est extrêmement complexe.

De par les multiples vicissitudes de cette Histoire, la composition de sa population a un caractère mixte. Par toute sa partie orientale, et aussi centrale, l’Ukraine est très liée à la Russie dont elle a même été le berceau. Ce n’est un secret pour personne que les familles à caractère mixte (à la fois russes et ukrainiennes) sont très nombreuses et que beaucoup d’ukrainiens et de russes ont des parents de l’autre côté de la frontière qui sépare les deux pays. Un divorce entre les deux pays parait donc difficilement concevable.

La Pologne peut revendiquer de son côté des attaches avec l’Ukraine, sans qu’il soit facile de décrypter les arcanes d’un passé très complexe et marqué par la rivalité entre ce pays et la Russie. Au demeurant, c’est un monstrueux accident de l’Histoire (le Pacte Molotov-Ribbentrop) qui a rattaché à l’Ukraine soviétique la Galicie, terre polonaise qui, avant de faire partie de l’éphémère Pologne indépendante de l’entre-deux guerres, était intégrée dans l’empire austro-hongrois.

Pour compliquer la situation, on sait que c’est Khrouchtchev, dirigeant russe d’origine ukrainienne, qui a « donné » à l’Ukraine la Crimée qui, auparavant, faisait partie de la République Fédérale de Russie.

Ouvrir cette « boîte de Pandore » était donc plus que maladroit. C’est pourtant ce qu’a fait l’Union européenne (encouragée en sous-main par les Etats-Unis) en faisant miroiter à l’Ukraine la possibilité d’un accord d’association qui a été aussitôt interprété comme une antichambre pour une intégration.

Il aurait été beaucoup plus raisonnable, et moins risqué, d’envisager, pour l’Ukraine, un statut spécial (une sorte de « finlandisation ») entre la Russie et l’Union européenne, plutôt que d’envisager de l’intégrer dans cette dernière. Ceci aurait été d’autant plus judicieux que c’aurait été l’un des moyens d’organiser une future coopération souhaitable entre l’Union européenne et la Russie dans l’esprit du grand espace de « l’Atlantique à l’Oural » qu’avait évoqué, selon l’une de ces formules dont il avait le secret, le Général de Gaulle. Dans cette perspective, l’Ukraine jouerait le rôle d’un « pont » lui permettant de tirer parti en même temps des avantages que peuvent lui apporter des liens renforcés avec les deux ensembles.

On sait ce qu’il en a été. Maladroitement, en s’appuyant sur la Révolution Orange et sa suite de l’Euro-Maïdan, et aussi sur les convoitises d’oligarques navigant en eau trouble entre les deux grands ensembles voisins, l’Union européenne n’a pas eu la sagesse de contenir les velléités ukrainiennes d’intégration.

Cela a été d’autant plus fâcheux qu’il était clair que l’Union européenne, dans la majorité de ses membres, n’était pas prête pour une telle intégration, ayant déjà suffisamment à faire pour absorber plusieurs pays des Balkans Occidentaux.
Certes, on ne contestera pas le désir manifeste et bien normal d’une jeunesse désireuse de s’affranchir du marécage politique ukrainien et attirée par les idéaux d’une démocratie européenne qui lui apparait, comme dans les contes de fées, merveilleuse, mais dont elle ne soupçonne pas les limites et les perversions.
Mais cette jeunesse ukrainienne ne soupçonne pas non plus les difficultés, pourtant bien réelles, d’ordre économique qu’implique cette perspective. C’est ignorer les caractéristiques d’un pays fortement lié à la Russie (au moins autant que la Biélorussie) et dont l’équilibre économique dépend étroitement du bon vouloir de son voisin selon trois axes : la fourniture d’une énergie à bon marché sous la forme du gaz, les débouchés d’une industrie conçue et façonnée pour faire partie du complexe militaro-industriel soviétique et, enfin, comme dans le cas de la Biélorussie, de la capacité de la Russie à jouer le rôle de prêteur en dernier ressort pour éponger ses dettes vis-à-vis de l’extérieur, notamment, de l’Occident.

Vouloir faire basculer, d’un seul coup et en un minimum de temps, un tel pays, à l’économie étroitement liée à celle de la Russie vers l’Occident, relevait d’une grande inconscience et d’un fort irréalisme. C’est pourtant ce qui a été entrepris, sans que l’on sache clairement comment et par qui pouvait être financé le coût d’un tel basculement.

On connait aujourd’hui les conséquences de cette tentative de basculement à la fois politique et économique.

La Russie, sous la menace qu’elle imaginait de voir la Crimée se retrouver, avec le port de Sébastopol et l’accès qu’il lui donne aux « mers chaudes », dans l’orbite occidentale, a pris les devants et annexé cette région avec une rapidité et une efficacité telles qu’il n’y a pas eu d’effusion de sang et, il ne faut pas l’oublier, une approbation – même si celle-ci a été sollicitée et non spontanée – de la plus grande partie de sa population.

On sait aussi que, même si ceci n’a pas été réellement contesté dans l’opinion mondiale, cela a ouvert une grave brèche dans les conventions internationales qui excluent un tel procédé (au demeurant pourtant utilisé dans le cas du Kosovo). Sur le plan des règlements internationaux, cette intervention pouvait être difficilement approuvée et d’ailleurs ne l’a pas été (à quelques très rares exceptions près).
Mais les désordres ne se sont pas limités à la Crimée. D’autres sont intervenus dans l’Est de l’Ukraine, facilités par une provocation inadmissible et stupide du nouveau pouvoir de Kiev prétendant enlever son statut de deuxième langue au russe dans la partie orientale du pays à une population dont c’était la langue maternelle.
Depuis lors, c’est une véritable situation de guerre qui s’est installée entre les autorités ukrainiennes à Kiev et des fractions sécessionnistes dans le Donbass.
Il est difficile de démêler l’écheveau de la terreur qui en est résulté avec toutes les exactions qui l’ont accompagnée. Certes, sur le plan de « l’Etat de droit », le pouvoir gouvernemental qui s’est installé à Kiev est dans son droit de vouloir rétablir l’ordre dans le Donbass, mais on peut comprendre que des résistances se manifestent, même s’il est difficile dans cette situation insurrectionnelle d’établir une légitimité à quiconque.

Ce qui paraît évident, c’est que, devant ce que beaucoup dans l’Est du pays considèrent comme un « coup de force » de Kiev, une partie importante de la population locale accorde une légitimité à la résistance qui s’exerce, ceci d’autant plus que la méthode adoptée par le gouvernement ukrainien de faire donner l’armée, plutôt que d’essayer de négocier avec les rebelles, avec des bombardements qui touchent de nombreux civils et leurs habitations, est très sévèrement jugée par ceux qui en subissent les conséquences.

Par ailleurs, un soutien en sous-main, mais d’une grande ampleur, du voisin russe avec le matériel et les armes en conséquence, pouvait difficilement être évité. A ceci s’ajoute la participation au conflit de milices et brigades, plus ou moins internationalisées à l’Est et dans la mouvance de l’extrême droite à l’Ouest. Ajoutons enfin les processus de désinformation volontaire qui, à l’Est comme à l’Ouest, rendent difficile un jugement impartial.

Aujourd’hui, ce conflit parait difficilement pouvoir avoir un vainqueur incontestable et incontesté et l’on ne peut qu’appeler à une négociation, avec le retrait des armes des deux côtés (aussi bien du côté de Kiev qui devrait renoncer au seul recours à la force, que du côté des séparatistes et de leurs soutiens russes).

L’erreur que l’Occident a faite a été de ne pas tenter de persuader, quand il en était encore temps, les autorités de Kiev d’entamer des négociations avec les « rebelles » sur la base de la solution de la finlandisation qui avait alors les faveurs de la Russie. Aujourd’hui, il lui faut reprendre le problème dans le bon sens et essayer de renouer le dialogue avec les « prorusses » et leur protecteur, avant qu’il ne soit trop tard. Cela devient de plus en plus difficile au fur et à mesure que les séparatistes s’enhardissent. C’est un cycle infernal qui est en train de se mettre en place.
La « finlandisation », impliquant que l’Ukraine ne fasse partie d’aucun des deux blocs de part et d’autre, demeure, plus que jamais, la seule issue pacifique possible si l’on veut éviter une partition du pays qui risquerait de s’opérer selon des modalités délétères et sanglantes. C’est aussi dans ce cadre que peut le mieux se concevoir la nécessaire reconversion de l’économie ukrainienne.

Jean-Pierre Pagé 26 janvier 2015

core trop prégnantes.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *