Diplômé de Philosophie et docteur en sciences politiques, Patrick Viveret fut tout d’abord l’un des principaux animateurs de la Jeunesse Etudiante Chrétienne. Militant au sein du PSU puis du Parti Socialiste, il inscrit son action dans la tradition du socialisme démocratique et autogestionnaire.
Magistrat honoraire à la Cour des comptes, il a aussi été actif dans le courant altermondialiste et a participé au premier Forum social mondial de Porto Alegre. Président du mouvement Sol dont il est l’un des fondateurs, il est notamment l’auteur de « Reconsidérer la richesse » et de « Fraternité, j’écris ton nom », dernier ouvrage dont il évoque les principaux thèmes au cours de cette plénière du Cercle.
{{Synthèse par Jean-Michel Eychenne, membre du Cercle}}
Si l’on entend la fraternité comme ce qui donne corps au frater, il faut revenir à l’origine du mot. Ce n’est pas la petite famille, c’est le genre humain. Ainsi considérée, la question de la fraternité est, par excellence, la question du vivre ensemble, de l’auto-gouvernance, de l’autogestion de la famille humaine.
Les autres questions sont des questions secondes par rapport à la question centrale qui est celle des rendez-vous critiques de l’humanité avec elle-même. Cette question, à portée planétaire, a aussi des implications sur des terrains locaux et d’actualité éminente, comme celle des réfugiés.
C’est pourquoi il est préférable de considérer tout d’abord la question du frater comme étant celle des rendez-vous critiques de l’humanité avec elle-même. Poser ainsi cette question implique un changement très profond du rapport au politique. Ce qu’Edgard Morin appelle « la géopolitique de l’humanité » est totalement bouleversé quand on examine le devenir de l’humanité de la même manière dont les pilotes de chasse, devenus astronautes, regardent la terre vue de l’Espace avec l’infini derrière eux. Cela représente dans les deux cas, un changement radical de perspective.
Ceci est vrai de la politique, mais aussi de la religion, tout vient d’une vision spatiale limitée. On nait sur un territoire et l’on veut soit le protéger soit l’étendre, donc, la question qui constitue le politique, c’est la question du barbare, mais du barbare comme étant « l’autre », « l’étranger ». En territoire religieux, c’est l’infidèle.
Le politique est d’abord organisé par rapport à la menace de l’autre. Alors que, là encore, la première réaction des astronautes découvrant la terre dans son ensemble n’est pas la peur ou la rivalité mais plutôt l’émerveillement, réaction qui n’apparait pas généralement en premier lieu dans les ouvrages de géopolitique, la deuxième réaction, c’est un sentiment de singularité, et la troisième, de vulnérabilité.
Au lieu de partir de la rivalité, c’est plutôt dans ce que l’on peut appeler le nouveau réalisme géopolitique, la question de la vulnérabilité qui devrait être première. La question du frater devient alors celle de l’auto organisation de l’espèce pour assurer son vivre ensemble, la recherche d’un mode de vie en commun qui soit respectueux de la planète et des écosystèmes qui vont avec. Ceci entraîne des conséquences considérables, notamment dans la gestion des biens communs.
Parmi ceux-là, les océans et l’atmosphère sont tout particulièrement caractérisés par cette fragilité et par le fait que n’appartenant à personne, on ne peut avancer dans des questions aussi décisives que leur préservation qu’à partir d’une pensée politique et géopolitique qui ne parte pas de la perspective spatiale limitée et de la rivalité. De ce fait, on ne peut plus penser la citoyenneté à travers les formes du politique traditionnel, que ce soit les Cités ou les Etats, puisqu’il faut d’emblée penser la citoyenneté terrienne non pas comme une utopie, mais comme la brique de base sur laquelle construire la politique de l’humanité de demain.
Ceci entraine bien évidemment aussi des conséquences juridiques puisque l’on a, en pareil cas, au moins deux textes en grande partie contradictoires : le creuset de la Déclaration Universelle des Droits Humains, qui reste, en grande partie, un droit potentiel et la Charte des Nations Unies qui, bien qu’elle commence par « Nous les peuples », signifie en réalité « Nous les Etats ». C’est, en effet, moins le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes que celui des Etats à disposer de leur peuple dont il s’agit.
Ceci bouleverse donc le logiciel politique et géopolitique, le logiciel juridique, et le logiciel des traditions religieuses puisqu’une bonne partie d’entre-elles partent aussi des conséquences de cette vision spatiale limitée. D’où la question centrale du fait religieux car il y a toujours, dans ces concepts, des notions de terres promises et de peuples élus, sous des formes diverses, et de celui d’un Dieu qui est toujours du côté du peuple. La question centrale qui en découle, c’est celle de la menace, de la rivalité et de la difficulté pour les religions de traiter les questions de la réalité qui ont trait notamment à l’amour et à la compassion et que l’on trouve sous une forme souvent hybride, incluant leurs propres peurs, leur propre peuple et leur propre terre, et ce qui ne leur appartient est considéré comme du côté des infidèles.
Et, évidemment, le logiciel économique aussi, car cette rivalité est complètement improductive par rapport au devenir de la famille humaine, a fortiori si ce n’est pas seulement de la compétition mais de la guerre économique. Les conséquences de l’approche de cette économie, c’est un creusement des inégalités sociales, c’est une incapacité à traiter l’essentiel des créativités humaines et une sous-estimation de ces possibilités créatrices.
Tous les communs [Biens gérés collectivement] actuels seront concernés par cette question du devenir global du frater, les questions concernant le devenir de la planète alors que s’ouvre la COP 21, certes, mais aussi, plus globalement, le devenir du genre humain, seront de plus en plus prédominantes, car la géopolitique de puissance classique sera de plus en plus inapte à y répondre. Si elle y parvenait, ce serait en tous cas au détriment du frater, du genre humain. Peu importe en effet de savoir quelle sera la super puissance du 21ème siècle si la puissance nucléaire fait qu’il n’y aura peut-être pas de 22ème siècle.
A ce titre, il est intéressant d’étudier le discours qu’a tenu Joschka Fisher aux Allemands lors de la crise grecque, face aux tenants de l’approche rigoriste et d’une Europe allemande, ce dernier expliquant que si l’Allemagne a pu retrouver le rang qu’elle a aujourd’hui, c’est parce qu’elle a su progressivement regagner la confiance des Européens et qu’elle risquait de faire perdre ce gain acquis par 50 années de labeur en appliquant une prétendue « real politique ».
Pourquoi alors une pareille tentation ? C’est parce que nous sommes dans une période où toute position d’ouverture altruiste, ou même humaniste, est d’emblée discréditée comme étant idéaliste ou romantique alors que c’est en fait le seul moyen pour l’humanité de réussir son auto gouvernance.
Une telle démarche implique donc un changement de posture non seulement sur les plans juridique, économique, politique et religieux, mais c’est aussi un travail anthropologique qui permet de mobiliser les nouvelles approches en matière de sciences humaines et les neurosciences sur l’ambivalence humaine.
L’être humain est à la fois vulnérable et empathique. Empathique et pour le meilleur, avec des hommes tels que Gandhi et Martin Luther King, mais vulnérable et capable d’engendrer le nazisme et le fascisme. A l’opposé du rationnel, des collectifs humains peuvent basculer dans des stratégies qui provoquent une résonnance émotionnelle très forte, rendant possible le pire et le meilleur.
La prise en compte de cette dimension émotionnelle est donc un enjeu fondamental. Les milieux progressistes ont longtemps identifié l’émotion comme étant du côté du danger et ont essentiellement travaillé sur la seule rationalité.
Sans abandonner en totalité cette approche rationnelle, la question de savoir s’il ne faut pas aussi tenir compte de l’intelligence émotionnelle, ce que le Bouddhisme appelle aussi les trois intelligences, [Corps, cœur, esprit] est éminemment politique.
Quel que soit le domaine, politique, économique, religieux, on retrouve ce phénomène de la démesure qui engendre le mal être, la peur et la logique sacrificielle. Cette démesure est évidente : démesure de l’économie spéculative par rapport à l’économie réelle, démesure écologique, notamment en terme de bilan carbone, qui engendre les mêmes méfaits au plan sociétal qu’au plan individuel. La consommation croissante de drogues dures en est un signe avec des montants financiers supérieurs à ceux qui permettraient de répondre à l’ensemble des besoins vitaux de l’humanité.
Nous devons aller vers la société du « Buen vivir » [Bien vivre] et cela devient un enjeu fondamental. Le Forum social de Belém qui a développé cette notion est aussi la grande vision politique de l’humanité, car le mal vivre, le stress, le mal être, conduisent à la guerre, à la crise économique.
Ce qui fait dire à Patrick Viveret, en conclusion de son exposé, que le choix d’être heureux est un acte de résistance politique.
Synthèse par Jean-Michel Eychenne, membre du Cercle