Comment susciter le sursaut démocratique?

Si l’on parle de sursaut, c’est qu’il y a menace. Commençons par dire que les menaces sont réelles (nous sommes loin d’en avoir mesuré l’ampleur). Elles doivent être sérieusement analysées et combattues. Commençons par les cerner en posant comme hypothèse que nous n’avons pas seulement besoin d’un sursaut mais aussi d’une réinvention de la démocratie. Si nous n’étions que dans une logique de sursaut, il suffirait de revenir à un état démocratique antérieur. Or – compte tenu des enjeux qui sont ceux de l’humanité, plus spécifiquement ceux de l’Europe et de la France – ce dont nous avons besoin va au-delà du simple sursaut. Mettons d’abord en évidence les menaces qui pèsent sur le fait démocratique au travers d’une question particulièrement actuelle : celle de la confrontation entre logique démocratique et logique financière. Trois aspects de cette dernière sont radicalement contradictoires avec la logique démocratique ; ils conduisent par conséquent à considérer comme parfaitement illusoire l’obsession de la plupart des gouvernements actuels de rassurer les marchés financiers.
La première caractéristique, très peu énoncée, est que l’essentiel des transactions financières sont aujourd’hui faites par des automates (70 % aux Etats-Unis, plus de 50 % en Europe). Ce n’est jamais dit. Si l’on disait aux gens qu’il faut « rassurer les robots financiers », ils comprendraient immédiatement qu’il y a un léger « bug » dans le système. Soit on occulte cette réalité ; soit on l’évoque (rarement) en l’enveloppant dans un jargon qui interdit tout débat. On parle par exemple de « trading algorithmique » ou de « i-trading ». Ces fameux automates permettent des transactions à la nanoseconde (unité de temps qui régit aujourd’hui les marchés). À chaque seconde des milliers d’opérations sont réalisées. Des algorithmes sophistiqués sont au cœur de ces logiciels, au service d’une logique psychologique extraordinairement pauvre, totalement bête – osons le dire ; purement et simplement moutonnière ou, plus savamment, mimétique. Les logiciels ne sont pas programmés pour faire du cas par cas, mais pour faire le maximum de profit en un minimum de temps en cas de hausse ; pour minimiser les pertes le plus rapidement possible en cas de baisse. Incapables bien sûr d’avoir la posture qui était celle des boursicoteurs traditionnels capables, par leur sang-froid, selon le célèbre adage boursier, d’acheter « au son du canon et de vendre au son du violon ».

La présence croissante de ces processus automatiques fondés sur cette hyper-rationalité instrumentale : celle des algorithmes au service d’une logique parfaitement pauvre et contre-productive entre en contradiction avec le processus démocratique. Une société démocratique est incompatible avec un pilotage automatique d’où les humains sont exclus. La science-fiction l’a bien illustré.

Cornelius Castoriadis a énoncé jadis une autre caractéristique : la démocratie a besoin de temps. Pour des systèmes d’automates qui fonctionnent à la nanoseconde, le temps démocratique est totalement insupportable. Le temps démocratique, aussi réduit soit-il, ne sera jamais capable de gérer des situations de l’ordre de la seconde et a fortiori de la nanoseconde.
Deuxième caractéristique : quand des humains interviennent dans ce système, ils le font sur un mode totalement contradictoire avec la logique démocratique – un mode très proche au fond de la maladie mentale. La logique démocratique suppose conscience réflexive et rationalité.
En 1987, à l’époque du krach, un éditorial du Wall Street Journal, (presse peu critique du système financier) disait de Wall Street qu’elle ne « connaissait que deux sentiments : l’euphorie et la panique ». Il suffit de regarder une salle des marchés pour comprendre que les agents de change sont dans un état de stress aggravé par leur concurrence avec les automates. Ils ne peuvent tenir que s’ils sont dans un état plus proche de la toxicomanie que de la capacité d’analyse rationnelle d’un système. Contrairement à ce que la théorie dominante officielle voudrait nous faire croire, ils ne sont pas dans une situation d’optimisation, d’arbitrage rationnel, d’investissement correspondant à un certain nombre de critères, ils sont dans des alternances de logique euphorique/panique. Un exemple : on vous dit que les marchés financiers sont très inquiets et que l’on attend une réaction des gouvernements. Ces derniers voulant rassurer les marchés prennent une ou deux mesures allant dans ce sens et là, tout d’un coup, vous voyez les marchés financiers rebondir de cinq, six, sept points ou davantage alors même qu’on est dans un pur effet d’annonce. Quelques jours ou parfois quelques heures après, ça replonge. Ce syndrome est médicalement proche des symptômes de la psychose maniaco-dépressive. L’une des caractéristiques de cette psychose est une perte de contact avec le réel – notamment le réel économique. Ces psychoses peuvent nécessiter dans la vie réelle des mises sous tutelle ou sous curatelle pour protéger la personne et son entourage. La deuxième caractéristique des marchés financiers est donc d’être dominés par des logiques pathogènes. La question dépasse la simple régulation pour devenir un enjeu de santé publique internationale.

Troisième caractéristique. Dans le circuit, au milieu de ces automates et de ces malades, il existe bien des acteurs rationnels. Malheureusement, ce sont des cyniques. Du côté des back-offices se trouvent des gens qui ne sont ni dans le stress permanent ni dans l’euphorie. Un prototype particulièrement caricatural : la banque Goldman Sachs ; loin d’être la seule à user de ce comportement cynique. Deux exemples récents :

– la crise de 2008 des fameuses subprimes ;

– la dette souveraine de la Grèce dans laquelle la banque Goldman Sachs a joué à plusieurs reprises un double jeu.

Pour la crise des subprimes, elle a incité tous ses courtiers à vendre ces fameux produits toxiques à des ménages américains dont on savait qu’ils ne pourraient pas rembourser par le phénomène des taux variables. Dans le même temps, elle se couvrait par le biais des produits d’assurance, ces fameux produits dérivés devenus hautement spéculatifs.
La banque Goldman Sachs spéculait sur la faillite probable des ménages américains et vendait dans le même temps ces subprimes à ses courtiers. Ces subprimes qu’elle nommait : « bombes à neutrons » ; la caractéristique de ces bombes étant de détruire le personnel en laissant intact le matériel… Goldman Sachs n’a pas été la seule dans cette logique là.
L’exemple de la Grèce illustre une opération similaire. Le maquillage de ses comptes par la Grèce a beaucoup scandalisé. Mais on retrouve là Goldman Sachs qui a donné des conseils : « continuez à vous endetter davantage » ! Il fallait pour cela des comptes plus présentables – « on » a apporté de l’aide ! Logique de surendettement, maquillage et, comme pour les subprimes, spéculation sur une faillite de la Grèce par le biais des produits d’assurance. Encore un double jeu qui illustre ce cynisme à l’état pur. Quand le seul élément de rationalité, au sein d’un système en proie à la psychose maniaco-dépressive ou dirigé par des automates, est cynique, il s’avère difficile d’essayer de « rassurer » ces ensembles.
Certains acteurs rationnels – au moins du point de vue de leurs intentions proclamées – sont de bonne foi. Ils se déclarent capables d’investir dans le moyen terme, de renoncer au court-termisme, de ne pas tenir compte exclusivement de critères financiers mais aussi d’intégrer dans leur jugement des critères de type développement durable avec des variables environnementales, sociales, etc. Mais ces acteurs sont pris au piège d’un système : celui du marché dominé par le court-termisme.
Nous sommes à un moment crucial de cette contradiction entre logique financière et logique démocratique. Problème central pour le présent qui ne peut que s’aggraver à l’avenir.

L’échelle mondiale du problème (due à la globalisation financière), implique une conflictualité pensée et assumée entre logique démocratique et logique financière. Il ne s’agit pas d’un simple problème de régulation mais aussi d’un problème de santé mentale, et de bataille ouverte face à une logique cynique.

Un autre élément alerte sur la mise en cause du fait démocratique. Depuis vingt ans, se formule une véritable théorisation de la critique de la démocratie dans ce qu’on a appelé un temps la révolution conservatrice anglo-saxonne1. Lorsque vous regardez, par exemple la presse et la littérature anglo-saxonne, vous trouvez des théorisations assez pointues2 mettant en évidence que pour traiter les grands problèmes de notre période la démocratie n’est pas adaptée ; elle prend trop de temps, provoque trop d’illusions et n’est pas efficace. Certaines théories vont plus loin ; elles prônent le despotisme éclairé, avec un parti unique. Ex : la Chine. Un tel système serait mieux à même d’affronter les défis du xxie siècle que nos démocraties, jugées trop lentes, etc. Ces théories sont partagées ailleurs, au-delà des pays anglo-saxon.
Un exemple français : Alain Minc, à propos de l’Europe, a dit qu’il fallait arrêter de faire croire au peuple européen qu’il allait pouvoir se prononcer sur les différentes étapes de la démocratie dans son propre espace, et que c’était non seulement idéaliste mais criminel de leur laisser croire ça. Christophe Barbier, rédacteur en chef de l’Express, a parlé d’un « putsch légitime ». Alexandre Adler, à propos de la Grèce, sur France Culture, a évoqué la nécessité d’une « dictature bienfaisante ». Ce qui est aujourd’hui mis en pratique, de manière anti-démocratique, sous le couvert de l’urgence du moment (en fait la pression des marchés financiers), n’est pas seulement une simple réaction de panique empirique à une situation d’urgence, mais répond aussi à une théorisation qui vient de bien plus loin. Samuel Huntington, notamment, dont on connaît la fameuse thèse sur le choc des civilisations, a été un des principaux théoriciens de la critique de la démocratie elle-même. Ces éléments de théorisation critique de la démocratie sont de plus en plus nets dans la presse et la littérature. S’ils se sont faits plus discrets face aux Printemps arabes, n’ont pas pour autant disparu. Cette vision du monde ne fait pas de place à la démocratie. Seuls des systèmes, au mieux oligarchiques sont jugés tenables, notamment pour les deux caractéristiques majeures démocratiques : le rapport au temps et la capacité de faire avec de la divergence et de la division. Ces deux caractéristiques sont jugées insupportables dans les logiques financières, d’où les pratiques de règle d’or : des gouvernements d’union nationale dirigés par des techniciens, de préférence des banquiers.

Autre caractéristique qui menace la démocratie. Cette logique fabrique à terme des logiques guerrières. Quand une économie devient folle, elle transmet sa folie à la société elle- même. Les programmes d’austérité génèrent un phénomène de peste émotionnelle ; ils jettent les gens dans des situations de précarité qui génèrent de la peur ou de la panique. Wilhelm Reich l’avait analysé dans son livre La Psychologie de masse du fascisme. Ceci se traduit dans les classes moyennes par la peur du déclassement. Peur qui justifierait sur le plan rationnel une critique de l’injustice du système mais induit plutôt un maintient de la distinction par rapport aux catégories jugées inférieures3. Les nouvelles classes moyennes adoptent un processus de même type et se sentent plus menacées par les classes jugées assistées. La fraude à la Sécurité sociale, de l’ordre de deux milliards d’euros annuels, se compare à l’évasion fiscale évaluée à 50 milliards. Cette régression émotionnelle nourrit les logiques autoritaires, simplificatrices, binaires. N’importe quel acteur peut nommer les raisons de ce déclassement de façon simple. Ainsi va-t-on pouvoir retourner cette agressivité sur des boucs émissaires : les juifs hier, les Roms ou les Arabes aujourd’hui. Cette logique menace la démocratie et la paix elle même, la paix civile et la paix internationale. La Chine, confrontée à l’explosion de sa bulle spéculative immobilière qui était deux fois plus importante que celle des subprimes américaines en 2008, vit sur une véritable poudrière. Même si le système étatique, bureaucratique et despotique cherche à le masquer, les inégalités au sein de la société chinoise et l’apparition d’une classe de nouveaux riches sont très mal supportées par l’essentiel de la population qui continue à vivre dans un niveau de pauvreté extrême. Que fait un gouvernement oligarchique ou despotique lorsqu’il est confronté à cette situation ? Il organise une dérivation avec le sentiment nationaliste. Le réarmement de la Chine s’apparente aux dérives autoritaires des Républicains conservateurs américains. Dans les années qui viennent Taiwan par exemple pourrait redevenir un élément de conflit potentiel qui monterait en mayonnaise, car c’est la façon pour la Chine de traiter les problèmes de risque intérieur. Pour les mêmes raisons, le gouvernement Netanyaou, confronté à sa crise sociale à Tel Aviv (400 000 personnes dans les rues), peut utiliser une bonne guerre avec l’Iran comme dérivation. Loin de vouloir noircir les choses, je ne fais qu’énoncer les possibilités de mise en cause de la paix, soit dans les logiques civiles, soit dans les logiques internationales, si l’on laisse se dérouler des mécaniques de cette nature. Du point de vue de l’alerte, la gravité est extrême et le risque de mise en cause du fait démocratique va en s’aggravant.

Une fois posée la gravité de ces diagnostics, la question devient celle des stratégies transformatrices positives. Posons-là l’hypothèse que ces stratégies positives ne peuvent se contenter de raisonner en termes de sursaut, de simple rétablissement de l’état antérieur de la démocratie, tel qu’il était dans les années 1970 (avant l’entrée dans la logique de dérégulation mise en œuvre par la contre-révolution conservatrice anglo-saxonne). Si l’on ne peut pas revenir à cette situation, c’est parce que la forme démocratique que nous connaissons correspond à un état intermédiaire qui ne suffit pas à traiter les grands défis de la période, et notamment pour deux caractéristiques majeures.

• La démocratie réduite à sa dimension quantitative (c’est-à-dire la loi du nombre), et la démocratie réduite à la simple démilitarisation de la lutte pour le pouvoir (le service minimal de la démocratie), sont incapables non seulement de traiter les grands défis de l’heure, mais également de disposer d’une énergie créatrice et d’une intelligence suffisante pour contrer la force destructrice des phénomènes analysés plus haut. Ces deux caractéristiques, pour insuffisantes qu’elles soient, sont pourtant un réel progrès historique. La loi du nombre représente un progrès face aux systèmes censitaires et oligarchiques. Mais celle-ci n’a jamais empêché des systèmes despotiques, voire totalitaires, de s’implanter (le coup d’Etat d’Hitler a été fait après son arrivée au pouvoir par des voies légales. Louis-Napoléon Bonaparte a d’abord été président de la République avant de faire son coup d’Etat). La démocratie réduite à la seule expression de la loi du nombre n’a pas la capacité suffisante pour s’opposer à des processus despotiques, surtout, comme je viens de le rappeler, dans des phases de régression émotionnelle.
• Ensuite, la démilitarisation de la lutte pour le pouvoir est évidemment un progrès immense par rapport à la lutte violente. Mais elle reste insuffisante, car s’il n’y a pas de changement de posture par rapport au pouvoir, on reste dans une situation où la démocratie se borne à « limiter la casse » et n’attaque pas fondamentalement la racine du problème. Le problème principal du rapport au pouvoir (une fonction grammaticale peut être éclairante à ce sujet), est qu’écrire le verbe « pouvoir » en tant qu’auxiliaire (en minuscule), n’a de sens que pourvu d’un complément : « le pouvoir de création », démultiplié par la coopération. Ce n’est pas du tout la même chose que le substantif « Pouvoir » écrit en majuscules et qui se suffit à lui-même, mettant en place le couple « domination/peur ». Tant que cette posture-là s’impose, la démocratie va être une limitation de la casse par rapport à des processus de type oligarchique, despotique ou totalitaire. Elle va régulièrement rebattre les cartes, mais in fine, la mécanique conduisant le pouvoir vers la captation, voire la corruption, va se remettre en route en permanence. Ces deux caractéristiques, loi du nombre et démilitarisation de la lutte pour le pouvoir sont un progrès mais ne suffisent pas dans la situation bouleversée et bouleversante que nous avons à vivre. Elles ne suffisent pas à s’opposer aux logiques destructrices à l’œuvre, car elle ne prennent pas en charge la question de la régression émotionnelle et celle de l’intelligence démocratique nécessaires pour traiter les situations. Très peu des problèmes auxquels nous sommes confrontés ne peuvent être traités selon des modalités de types choix binaires. Des éléments de complexité sont à prendre en compte. Au-delà de la simple logique quantitative de la démocratie, la considération de positions minoritaires, voire ultra-minoritaires, comme des ressources (notamment d’informations, de connaissances), est un élément clef de ce que je propose d’appeler un processus de qualité démocratique.

Le désaccord n’est pas un problème, au contraire du malentendu toxique avec son cortège de soupçons et de procès d’intention. La construction du désaccord, crée les conditions de sortie du malentendu. Se mettre d’accord sur des objets de désaccord va produire une situation où la qualité du désaccord de sortie sera bien meilleure que celle du désaccord d’entrée. Tout ça pour dire que l’objectif n’est pas de concilier des positions divergentes. Il arrive très souvent que, lors de la construction d’un processus de désaccord, de nombreux éléments sortent de l’opacité, du malentendu, du soupçon et du procès d’intention, et qu’à la fin, il n’y ait plus de désaccord ou qu’il ne subsiste que des éléments de dépassement dynamique du désaccord. De nombreuses situations font apparaître des situations de réel désaccord au terme du processus de construction. Mais la qualité de ces désaccords représente un point d’appui pour la suite, absolument fondamental car ces nouveaux désaccords constituent des hypothèses construites. Celles-ci permettent d’énoncer les raisons pour lesquelles subsistent les désaccords, qui deviennent alors des hypothèses dont la traçabilité ultérieure, par un processus de type organisation apprenante, va permettre de confirmer ou d’infirmer les hypothèses, dans un processus dynamique. Les grands problèmes écologiques, financiers, sociaux qui nous sont soumis nécessitent une approche de cette nature, une véritable intelligence démocratique. En même temps que cette résistance face aux menaces réelles qui pèsent sur le processus démocratique, il est nécessaire de développer une capacité d’inventivité et d’expérimentation de cette nouvelle intelligence démocratique. Ce « trépied du RÊVE », défini lors des états généraux de l’économie sociale et solidaire. Le R comme résistance créatrice, le V de la vision transformatrice qui permet en même temps de débloquer les imaginaires, de dépasser les logiques dominantes, sans attendre les réformes structurelles liées à la vision transformatrice, le E de l’expérimentation anticipatrice qui dit : « ici et maintenant, avec tous ceux et celles qui le souhaitent, on va aller le plus loin possible dans la direction conforme à nos souhaits ». Les trois éléments du trépied sont indissociables dans le temps, car des résistances coupées de la vision et de l’expérimentation risquent de tourner à la révolte désespérée. De même une vision seule, non incarnée et non reliée à une résistance, demeurera un vœu sans consistance qui risque de mener au désespoir. Enfin, une expérimentation découplée de la résistance et de la vision créatrice risque de tourner sur elle-même et finir au mieux par être dans une limitation de la casse du système et au pire se laisser instrumentaliser par celui-ci. Il faut appliquer cette mécanique du REVE au processus de la mutation démocratique elle-même. Nous avons à l’évidence besoin de résistance par rapport à tout ce que j’évoquais sur les dangers majeurs qui pèsent sur la démocratie et assumer la conflictualité et ce que je disais tout à l’heure à propos du désaccord peut se dire à propos du conflit.

• Le conflit comme alternative à la violence. Construire le conflit est une condition pour résister à la violence. C’est lorsqu’un conflit n’a pas été formé à temps (notamment ses parties prenantes n’ont pas pu exister), que l’on arrive à des situations dures, comme les émeutes urbaines en France et au Royaume-Uni. Construire du conflit fait partie des formes de résistance et de lutte démocratique. On peut définir la démocratie comme étant l’art de transformer des ennemis en adversaires. Même si des auteurs comme Alain Badiou gardent l’idée qu’il faut à tout prix avoir des ennemis. « L’ennemi » dans sa véritable radicalité, dans sa forme réelle ou fantasmée est quelqu’un dont on souhaite l’éradication. Un adversaire est quelqu’un dont on dissocie la personne physique du statut qu’elle occupe et que l’on combat. La possibilité de transformer des ennemis en adversaires consiste à construire un rapport – qui peut être extrêmement conflictuel – mais non violent. De la résistance oui, mais qui construit de la conflictualité non violente. Une vision transformatrice doit intégrer le fait qu’on ne se contente pas d’être dans le sursaut, et considérer ces éléments de qualité démocratique, du point de vue de la citoyenneté.

Je terminerai, en parlant de l’Europe, en disant que tout ceci est valable à toutes les échelles de territoire. Il s’agit également d’un enjeu mondial majeur car la grande question du devenir de l’humanité est la question de la constitution d’une gouvernance démocratique mondiale qui passe par une citoyenneté des terriens. Le grand projet considéré comme utopique d’une citoyenneté terrienne devient un enjeu déterminant de la construction d’un processus démocratique mondial, sinon on aura de fait des schémas du type G20, des gouvernances oligarchiques. Tout ce qui est né au cours de ces dernières années, ce qu’on a appelé la société civile mondiale, dont les forums sociaux mondiaux sont une des briques de manifestation, est un élément très important dans cette perspective.

L’Europe est en train de réaliser ce qui était considéré comme totalement utopique, irréaliste, idéaliste par ces acteurs pluridisciplinaires de haut niveau. Elle le fait à reculons, empiriquement, sans savoir et sans vraiment le vouloir – et c’est vraiment là tout le problème. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, une tentative à une échelle tout de même extraordinairement consistante, a commencé de se réaliser, avec des effets non négligeables. L’Europe doit dire que ce n’est pas dans une nostalgie de puissance dominatrice sous des formes coloniales, impériales, guerrières etc qu’il y a une voie possible, mais au contraire assumer une logique de puissance créatrice et non dominatrice. C’est l’autre rapport au pouvoir évoqué précédemment. Cette Europe-là peut apporter une contribution majeure aux grands problèmes de l’humanité qui ont besoin de paix et d’intelligence démocratique. Cet espace qui a payé un lourd tribut sait que – au cœur même de grandes civilisations – peut naître la barbarie et que le grand problème de l’humanité ce ne sont pas les barbares extérieurs, mais la barbarie intérieure. L’Europe peut être en situation de puissance créatrice jouant un rôle mondial dans cette perspective. Ceci suppose pour l’assumer pleinement d’avoir des forces démocratiques qui osent ce basculement de posture, soient prêtes à l’assumer et sortent de l’entre-deux dépressif dans lequel elles sont actuellement.

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