Contrepoints

« Combien de fois dans le cours de nos voyages n’avons-nous pas rencontré d’honnêtes citadins qui nous disaient le soir tranquillement assis au coin de leur foyer (…) : « Ce monde-ci nous appartient (…) Dieu, en refusant à ses premiers habitants (les Indiens) la faculté de se civiliser, les a destinés par avance à une destruction inévitable. Les véritables propriétaires de ce continent sont ceux qui savent tirer parti de ses richesses.
Satisfait de son raisonnement, l’Américain s’en va au temple où il entend un ministre de l’Evangile lui répéter que les hommes sont frères et que l’Etre éternel qui les a tous faits sur le même modèle, leur a donné à tous le devoir de se secourir. »

« Concentré dans ce but unique de faire fortune, l’émigrant a fini par se créer une existence toute individuelle ; les sentiments de famille sont venus se fondre eux-mêmes dans un vaste égoïsme et il est douteux que dans sa femme et ses enfants il voie autre chose qu’une portion détachée de lui-même. (…) Lorsqu’on se présente au seuil de sa demeure isolée, le pionnier s’avance à votre rencontre ; il vous tend la main suivant l’usage, mais sa physionomie n’exprime ni la bienveillance ni la joie. Il ne prend la parole que pour vous interroger, c’est un besoin de tête et non de cœur qu’il satisfait, et à peine a-t-il tiré de vous les nouvelles qu’il désirait apprendre, il retombe dans le silence. On croirait voir un homme qui s’est retiré le soir dans sa demeure fatigué des importuns et du bruit du monde. Interrogez-le à votre tour, il vous donnera avec intelligence les renseignements dont vous manquez, il pourvoira même à vos besoins, il veillera à votre sûreté tant que vous serez sous son toit. Mais il règne dans tous ses procédés tant de contrainte et d’orgueil, on y aperçoit une si profonde indifférence pour le résultat même de ses efforts, qu’on sent se glacer sa reconnaissance. Il voit dans son hospitalité un devoir que sa position lui impose, non un plaisir. Cet homme inconnu est le représentant d’une race à laquelle l’avenir du Nouveau monde appartient, race inquiète, raisonnante et aventureuse qui fait froidement ce que l’ardeur seule des passions explique, qui trafique de tout sans excepter même la morale et la religion. »

« Nation de conquérants qui se soumet à mener la vie sauvage sans se jamais laisser entraîner par ses douceurs, qui n’aime de la civilisation et des lumières que ce qu’elles ont d’utile au bien-être et qui s’enfonce dans les solitudes de l’Amérique avec une hache et des journaux ; peuple qui, comme tous les grands peuples, n’a qu’une pensée, et qui marche à l’acquisition des richesses, unique but de ses travaux, avec une persévérance et un mépris de la vie, qu’on pourrait appeler de l’héroïsme si ce nom convenait à autre chose qu’à la vertu. C’est ce peuple nomade que les fleuves et les lacs n’arrêtent point, devant qui les forêts tombent et les prairies se couvrent d’ombrages ; et qui, après avoir touché l’océan Pacifique, reviendra sur ses pas pour troubler et détruire la société qu’il aura formée derrière lui. »

 C’est en 1831, que Tocqueville et son ami Gustave de Beaumont embarquent pour les Etats-Unis ; officiellement les deux jeunes magistrats au tribunal de Versailles avaient pour mission d’étudier le système pénitentiaire américain. En fait, ce n’était qu’un prétexte pour les deux amis, avides d’aventure et de connaissances – même si le rapport fut publié. Des centaines de pages de notes que Tocqueville rapporta dans ses bagages, il tira un de ses ouvrages majeur : De la démocratie en Amérique.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *