Où vont les États-Unis ?

epuis un quart de siècle, les États-Unis vivent une « révolution conservatrice » qui a déjà profondément bouleversé la structure économique, sociale et politique du pays. Cette expression, forgée par les idéologues néo-libéraux pour baptiser leur contre-offensive, rend très bien compte de la nature et des objectifs des bouleversements initiés dès le milieu des années soixante-dix et poursuivis depuis, quel que soit le parti au pouvoir. D’une « révolution », cette contre-offensive a bien la forme : un assaut frontal contre l’ordre établi par le New Deal rooseveltien qui, grâce à l’utilisation de la politique budgétaire et du pouvoir de réglementation de l’État, avait permis une relance de l’accumulation capitaliste et l’établissement d’un contrat social garantissant une répartition un peu moins inégalitaire de ses fruits. Mais son objectif avoué était bien conservateur malgré le recours abusif au langage de la modernité : revenir à un ordre ancien mythique, où les lois « naturelles » du marché pourraient fonctionner sans entraves et où la poursuite des intérêts individuels bien compris garantirait le bien commun.

Profitant de l’incapacité des politiques keynésiennes à juguler la crise structurelle du début des années soixante-dix, et sous la pression des intérêts du capitalisme financiarisé, la contre-offensive néo-libérale s’est attachée à libérer le capital de tous les contrôles qui en limitaient la mobilité, à réorganiser la gestion de l’économie en fonction des attentes à court terme des investisseurs, à démanteler et affaiblir toutes les institutions et organisations qui protégeaient les travailleurs des effets du cycle économique, et à imposer la discipline du marché à l’ensemble des rapports sociaux.

Si la logique même du projet économique néo-libéral imposait la marchandisation de toute l’existence, encore fallait-il le légitimer aux yeux des citoyens avec d’autres arguments que les seules exigences du profit maximum. Reprenant les idées de leur inspirateur Friedrich Hayek, et mobilisant les énormes ressources financières mises à leur disposition par leurs bailleurs de fond, les idéologues de la révolution conservatrice ont monopolisé à cet effet le débat public pour substituer aux notions d’équité et de justice sociales, celles de liberté économique et responsabilité individuelle. Toutes les solutions collectives aux problèmes des travailleurs furent dénoncées, non seulement comme autant d’entraves à la libre concurrence, mais comme autant de contraintes bridant la liberté de choix des individus. C’est au nom de cette liberté de choix que furent justifiées toutes les mesures menant à l’atrophie des politiques sociales, ainsi que les campagnes prônant l’individualisation et la privatisation des retraites, de la santé, de l’école même. Alors que le pouvoir économique connaissait une concentration et une liberté de décision sans précédent, il avait désormais face à lui une force de travail de plus en plus atomisée, dont la seule liberté se réduisait à accepter les conditions d’emploi et de salaire qu’on lui imposait.

Les récents scandales qui ont éclaboussé Wall Street ont mis à nu la dynamique délictueuse d’un modèle économique dont l’accumulation individuelle de richesse est la seule justification et où l’argent est la mesure de toute chose. Mais les discours officiels sur la faillite morale de quelques opérateurs et sur les standards éthiques qui devraient guider tous les autres détournent bien opportunément l’attention de la réalité économique et sociale issue d’une révolution conservatrice qui reste plus que jamais à l’ordre du jour. On n’entend guère parler, en effet, de la faillite éthique d’un système où 75% de la richesse produite est accaparée par 10% de la population, où les taux de profits se sont accrus de 50% depuis 1989 alors que les salaires réels de la majorité des Américains n’ont pas encore rattrapé leur niveau de 1973, où la précarité et l’insécurité de l’emploi sont la règle, où 42,6 millions de personnes n’ont pas d’assurance maladie, où 32 millions de personnes – dont 12 millions d’enfants – vivent dans la pauvreté et où les infrastructures publiques sont à l’abandon. Mais l’idéologie conservatrice s’accommode fort bien de ces inégalité accrues. Mieux encore, elle les justifie à partir de son discours naturaliste affirmant, à l’instar du darwinisme social de la fin du XIXème siècle, que l’accumulation de la richesse est la récompense du mérite individuel, et la pauvreté le résultat de faiblesses personnelles, quand elle ne vient pas des gènes.. Ainsi, toujours au nom du respect de la « loi naturelle » – qui, aux États-Unis, équivaut souvent à la volonté divine – si les tentatives du gouvernement de régenter le fonctionnement du marché sont néfastes, ses prétentions à corriger les inégalités sociales sont inutiles. Au mieux peut-il chercher à contrôler les classes dangereuses en renforçant le bras pénal de l’État.

Qu’il s’applique à l’économie ou aux questions sociales, ce discours naturaliste a pour objectif – et pour effet – de disqualifier la politique et de déposséder les citoyens des seuls outils dont ils disposent pour chercher ensemble des solutions collectives à leurs problèmes. Pourtant, l’offensive conservatrice a été une véritable contre-révolution politique. Elle s’est appliquée à démanteler tous les programmes visant à introduire plus d’égalité sociale qui étaient le résultat des mobilisations et des luttes politiques des syndicats dans les années trente, du mouvement pour les droits civiques dans les années cinquante, et de tous les mouvements sociaux des minorités et des femmes dans les années soixante. Mais elle ne s’est pas arrêtée là. Les grandes entreprises, qui contrôlent les médias, financent les partis et dictent leurs programmes ont entrepris une véritable opération de colonisation de la sphère publique dont les effets – recherchés – se font sentir dans l’apathie grandissante des citoyens, conscients que le jeu politique est pipé par l’argent, frustrés face à un système totalement déconnecté de leurs préoccupations, et convaincus de leur impuissance à le changer.

Cette analyse fait écho à nombre de débats actuels en Europe et en France , où les politiques néo-libérales sont appliquées à des degrés divers quelle que soit la couleur des gouvernements en place. Si le « modèle » américain n’y est pas importé tel quel – et ne pourrait l’être, compte tenu des traditions politiques, sociales et des rapports de force différents – il est clair qu’il sert de véritable boîte à outils conceptuelle et programmatique aux responsables économiques et politiques. Il n’est que de considérer par exemple nombre de propositions avancées en France et en Europe en matière de flexibilité de l’emploi, de réduction du coût du travail, de baisse des impôts, de privatisation des services publics, d’individualisation des retraites, du traitement sécuritaire de l’exclusion ; avertissement s’il en est contre les conséquences de toute capitulation face au fatalisme économique et à l’atrophie de l’horizon du possible.

· Auteur de : Les dégâts du libéralisme, les États-Unis : une société de marché

Ed. Textuel -Paris 2002.

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