-1. Les élections régionales ont abouti au résultat que l’on sait, et les examens de conscience promis par les partis de “l’arc républicain” ont relevé d’une litanie usée. Les entrechats du ballet politicien ont vite repris, et le tableau offert par les médias annonce un surcroît d’abstentions et de votes frontistes. Même si le boulet est passé près, beaucoup espèrent qu’une fois de plus les habiletés et les alliances contre nature permettront au dernier moment de repousser l’accès du FN à des positions de pouvoir significatives. Mais les pratiques manipulatrices sont essoufflées qui, depuis trente ans, transformaient les électeurs lepénistes en citoyens de seconde zone n’ayant pas droit à une représentation équitable dans les instances élues du pays. Tant que l’extrême-droite n’offrait qu’un abcès de fixation utile pour maréchalistes mal repentis et nostalgiques de L’Empire, personne ne s’était vraiment ému. Il faut dire qu’avec son bandeau de reitre, sa réputation sulfureuse (un souvenir d’Algérie), ses imparfaits du subjonctif et son art de la litote dans le maniement des clichés antisémites, le Jean-Marie Le Pen qui prenait des postures provocantes n’inquiétait pas vraiment. C’est plus par habitude que par vraie crainte que la gauche se posait en rempart en répétant que le fascisme ne passerait pas…
-2. Les vraies grandes instrumentalisations du vote frontiste ont commencé tôt, avec un François Mitterrand qui, on s’en souvient, réforma le système électoral avec l’introduction d’une dose de proportionnelle. L’opération réussit, quelques dizaines de députés lepénistes entrèrent à l’Assemblée, et allégèrent d’autant la pression de la droite républicaine sur le président. Mais ce qui aurait pu être un aménagement du système électoral afin d’assurer une meilleure représentation de l’éventail des sensibilités citoyennes se révéla n’être qu’une manœuvre politicienne. On revint bien vite à l’ancien système, et, durablement, le FN n’eut aucun député. Pourtant, sa passagère entrée en nombre au Parlement avait montré qu’en drainant les votes contestataires de diverses origines, en assurant une fonction tribunicienne efficace, ce même FN pouvait sortir de la marginalité. Arriva ensuite le coup de tonnerre de 2002, lorsque Jean-Marie Le Pen accéda au second tour de la Présidentielle. Il n’était plus possible de lire dans le vote frontiste un simple rassemblement de toutes les nostalgies réactionnaires. Laurent Fabius affirmant que le Front national pose de bonnes questions, mais apporte de mauvaises réponses avait bien pointé le coeur du problème. Mais on ne s’interrogea pas plus avant sur la nature de ces questions. La seule réponse de la gauche fut qu’il fallait voter Chirac : comme un seul homme elle vota donc Chirac, et ce dernier put gérer son second septennat de manière aussi calamiteuse que le premier.
-3. Avec sa liste de références hétéroclites (nation intemporelle, catholicisme pré-Vatican II, néo-paganisme élitiste, libéralisme économique), le carburant identitaire du FN apparaissait figé. Le danger politique était circonscrit, et, outre la dénonciation de l’antisémitisme rituel du Front, la réprobation était unanime de ses positions xénophobes et anti-immigrés. La mutation, c’est-à-dire le passage d’une secte politico-identitaire à un parti politique ayant une assise sociale dont la diversité n’a pas empêché la lente consolidation, n’est évidemment pas due à la seule capacité d’entraînement idéologique du vieux tribun et aux séductions de sa progéniture. Les fameuses questions que la droite comme la gauche avaient éludées ont la forme d’un défi : que fait-on des perdants de la globalisation libérale? Cette dernière aurait de toute façon imposé des choix stratégiques : s’adapter sans plus à la globalisation, ou chercher à asseoir un modèle de développement plus autocentré ? L’existence de l’Union européenne masqua ce choix et maintint durablement l’espoir qu’une adaptation aux mutations de l’économie internationale pourrait s’effectuer sans coûts sociaux prohibitifs. Cette Union européenne, présentée comme une France aux forces démultipliées, avait en effet été idéalisée en acteur capable d’imposer des régulations fortes aux grands acteurs extérieurs, qu’ils soient étatiques ou économico-financiers (ces illusions se sont maintenues tard, avec un Euro à la base fragile qui les avait prolongées). Quand l’UE abandonna toute ambition sociale et se révéla n’être qu’un acteur passif d’une mondialisation destructrice des compromis sociaux atteints dans les décennies de l’après-guerre, la loi d’un marché sans entraves imposa ses évidences. Lorsque tout – en dernière analyse, le Capital et le Travail – est en concurrence, ce sont les systèmes sociaux qui, globalement, le sont aussi : les plus protecteurs sont sommés de s’aligner sur les moins-disant. En bref, en renversant une formule qui fit mouche, un alignement sur le Zambèze semblait désormais proposé à l’égoïste Corrèze d’autrefois.
-4. On ne peut proposer à un peuple un avenir informe, aux normes et idéaux seulement référencés aux exigences d’un marché concurrentiel ayant lentement grignoté tous les espaces qui lui furent autrefois soustraits par les luttes progressistes : la santé, l’éducation… A droite, un dernier sursaut gaulliste avait, avec Philippe Séguin, essayé de combiner souverainisme raisonnable et réduction de la fracture sociale. Jean-Pierre Chevènement, ancré à gauche, rêvera lui d’un républicanisme des deux rives qui le conduisit à des dialogues hasardeux avec Charles Pasqua. Les deux avaient cependant une vision, car, pour les grands partis établis – UMP et PS, tous deux gérants de clientèles bureaucratiques – une navigation à la godille avait définitivement brouillés les traits du projet de société qu’ils proposaient. L’UMP abandonnera tout ce qui ordonnait l’ambition gaulliste aux plan intérieur et extérieur (réintégration dans l’OTAN, abandon de la politique d’équilibre au Proche-Orient…). Quant au PS, empêtré dans un « Bad-Godesberg » rampant, honteux, de surcroît mal géré, il priva le modèle social qu’il prétendait offrir de toute perspective crédible. Il joua avec le sociétal, se rallia en matière économique à une « politique de l’offre » dont les effets ravageurs immédiats au niveau du chômage et des inégalités furent compensés par un assistanat sans perspectives. En fait, UMP comme PS ont eu comme préoccupation première de « coller à l’Allemagne » en rêvant de copier les « réformes Schröder ». Du discours du Bourget de François Hollande à son retour piteux de Berlin, il y a eu l’aveu d’une manipulation des attentes à gauche, une démission et un abandon en rase campagne.
-5. Face à un centrisme sans références mobilisatrices autres qu’un européisme de plus en plus vide de substance, à une droite ayant renoncé à toutes les ambitions gaullistes, les socialistes n’ont donc pas été à la hauteur du double et redoutable défi qu’un réformisme pleinement assumé aurait dû affronter. D’une part, ils n’ont pas su gérer les partages sociaux immédiats dans une période de vaches maigres qui se prolongeait : les inégalités et la pauvreté ont crû. Au-delà, ils n’ont pas réussi non plus à dessiner un autre modèle de développement que l’existant, corseté par un libéralisme destructeur des anciens acquis sociaux et niveleur des identités. Des pansements sociaux pour éviter émeutes et jacqueries, un durcissement des pouvoirs de répression si elles devaient néanmoins survenir: telle fut la réponse au premier défi. Après les attentats du 13 novembre, les armes de l’état d’urgence ont été imprudemment renforcées: a-t-on pensé déjà, touchant à la restriction des libertés que la répression du terrorisme a paru justifier, à d’autres applications dans le champ des luttes sociales? Pouvait-il en être autrement quand, au lieu de s’appuyer sur les forces vives que la flamme mélenchonienne avait sorties de l’anomie et rendues disponibles pour des projets ambitieux, François Hollande a délibérément ignoré les attentes des quatre millions de voix qui avaient assuré son élection? Les structures qui, ailleurs à gauche, auraient pu maintenir mobilisées ces voix réclamant un autre horizon que celui de « la réforme » néolibérale, se sont révélées défaillantes. Au-delà des maladresses de Jean-Luc Mélenchon, la défense de leur pré-carré par des formations crispées sur une dérisoire autonomie, tout comme la gestion boutiquière du PCF, expliquent en partie l’échec du « Front de gauche ». Le déficit organisationnel a joué d’autant plus, ici, qu’un grand flou stratégique a caractérisé une offre politique qui se voulait alternative aux abandons hollandais. Au cœur de ce flou, le projet européen et la question de l’Euro, en bref le rapport au souverainisme. : on en reparlera.
-6. Si la gauche de la gauche, qui a longtemps hésité sur ce sujet central, n’a toujours pas clarifié unanimement sa position, le FN, lui, a su redéployer conjointement, et son idéologie et son implantation. Idéologie : on a beaucoup glosé sur la rupture entre le père et la fille, en se demandant d’abord si elle n’était pas feinte, et seulement destinée à faciliter une « dédiabolisation » du FN. On a pu constater que la rupture était réelle, et la dédiabolisation réussie en ceci que l’antisémitisme congénital de l’ancien Front était, avec la victoire de Marine Le Pen, remisé aux oubliettes. Ne donnons pas pour autant dans l’irénisme : la prudence prévaut dans ce Front nouvelle manière, et si un fond antisémite demeure sans doute présent, la sensibilité du milieu frontiste aux théories du complot doit le conduire à ménager une communauté juive dont il craint le poids dans les médias. Cette relégation de l’antisémitisme comme marqueur identitaire central s’est accompagnée d’un glissement accentué vers un autre marqueur fort : la stigmatisation de l’islam. Comme toujours à l’extrême-droite, le rejet de l’Autre aide à cimenter le groupe : du juif, de l’étranger, puis de l’immigré, on a donc glissé au musulman. L’islamophobie, avec les attentats récents, a renouvelé le grain à moudre. Cette donnée d’un liant collectif d’exclusion ne résume cependant pas l’identité du FN new-look. Elle en demeure certes le soubassement, mais la construction idéologique s’est complexifiée. On a ironisé sur les emprunts sans vergogne que Marine Le Pen, cornaquée par un Florian Philippot qui avait dérivé à droite à partir du souverainisme chevènementiste, a su faire aux « fondamentaux » de la droite gaulliste comme à ceux de la gauche progressiste. A droite : l’emprunt au gaullisme d’une nation comme peuple solidaire devant veiller à protéger ou reconquérir sa souveraineté. A gauche : un picorage sélectif de la défense des acquis sociaux, du service public, du patriotisme populaire, des régulations appelées par le marché… Ces thèmes ont été paradoxalement réhabilités par le FN au moment où la droite se noyait dans l’atlantisme et un européisme informe, et où la gauche – concentrée sur la levée des blocages rencontrés par sa nouvelle politique de l’offre – avait laissé se déliter ses références de classe. On n’a peut-être pas été assez attentif au fait que ce réaménagement idéologique du Front, dont on ne voyait que le caractère attrape-tout, pouvait entrer en phase avec le sentiment de classes populaires se percevant comme abandonnées par les « élites ». Armées pour affronter les adaptations requises par la globalisation, ces dernières ne réservaient au sans-grade que l’horizon des petits boulots et, en bout de course, les restos du cœur. Comment s’étonner – la gauche de la gauche s’étant quant à elle révélée incapable de tracer une vraie alternative – que cette insécurité sociale et culturelle se soit traduite par une montée de l’abstention, puis par des votes FN ? Des études de sociologie électorale permettront de dégager comment le ressourcement idéologique qui est intervenu en mariant, d’un côté le vieux socle identitaire fondé sur des exclusions, de l’autre un discours d’inclusion populaire empruntant son vocabulaire au progressisme, a permis au FN d’étendre sa toile sur l’hexagone. De l’arc méditerranéen aux vieilles terres ouvrières du Nord et de l’Est, des périphéries urbaines aux zones rurales appauvries, les motivations des électeurs frontistes varient sans aucun doute, mais peut-on toujours affirmer que leur vote n’est qu’un geste de protestation ?
-7. Désormais il y a une attente politique dans le vote FN, et non – comme on a voulu le croire trop rapidement – une simple protestation de couches prolétarisées contre leur abandon par la « classe performante », ou encore l’expression d’un ras-le-bol en feu de paille. En se complexifiant, le discours du Front National semble ouvrir aux abandonnés de la République des perspectives qui peuvent les convaincre, et déjà les sortir de l’abstention où le sentiment d’impuissance les avait poussés. Il y parvient d’autant plus efficacement qu’il joue de la nostalgie, celle d’un temps où l’Etat était fort et disposait d’outils – monnaie, budget, taux de change, droits de douane… – permettant de piloter l’économie et de l’orienter pour répondre aux exigences sociales du moment. Le discours souverainiste du FN est simpliste, porteur de dangereuses illusions, mais il est efficace car il joue sur ces regrets. Couplé avec son autre discours, celui du rejet de la diversité culturelle, il offre la perspective d’une communauté nationale restaurée et soudée par une vraie homogénéité, d’un entre-soi sécurisant, et donc d’une capacité d’affirmation collective face à un monde extérieur – Economie mondialisée surdéterminante de tous les projets collectifs, Europe destructrice des vieilles nations – vécu comme intrusif. Astérix doit flotter dans les images subconscientes des adhérents du FN.
-8. Ce parti que l’on a exclu de l’aire de la démocratie respectable poursuit donc son ascension. On n’en énumèrera pas les étapes, ni les derniers chiffres qui sont présents dans toutes les têtes. Des enquêtes sociologiques montrent qu’il étend son recrutement dans des couches sociales – classes moyennes, cadres, paysannerie – longtemps réticentes. A-t-on noté aussi que dans les mairies qu’il a gagnées, le score atteint aux élections régionales dépasse celui réalisé aux municipales peu de temps auparavant? A cette dynamique ascendante, le gouvernement comme l’opposition n’ont opposé, dans l’urgence, que des actions visant à bloquer à tout prix, dans la plus totale confusion politique et idéologique, l’accès d’un dirigeant frontiste à une présidence régionale. Le but a été atteint, mais avec quelles conséquences? Le FN a bien sûr ironisé sur la dernière collusion “UMPS”. Au-delà, le problème démocratique se trouve posé avec une acuité nouvelle: est-il légitime, et n’est-il pas dangereux pour les valeurs républicaines que l’on prétend incarner, qu’un parti qui n’a jamais été interdit, n’a jamais développé des actions violentes (pas de “ligues” ni de groupes de combat comme autrefois) soit décrété inapte à des responsabilités citoyennes au motif que ses valeurs sont détestables ? Le caractère détestable d’un projet se combat avec des arguments, avec des politiques structurelles appropriées, et non avec des pratiques bureaucratiques qui tiennent désormais du pansement sur une jambe de bois.
-9. Ne faut-il pas d’abord reconnaître que les mesures d’endiguement seront de moins en moins efficaces, que leur forme même pourrait les rendre dangereuses? Et s’interroger ensuite sur ceci : admettre que le FN peut légitimement participer à la concurrence politique ordinaire n’affaiblirait-t-il pas – gain premier non négligeable – son aura de héros antisystème injustement brimé ? La question de la proportionnelle (et de son ampleur) doit ici être reposée. On voit bien les conséquences latérales en chaîne, politiques, voire institutionnelles, d’un changement du mode de scrutin qui ne relèverait pas d’une manipulation à courte vue. C’est sans doute, pourtant, le prix à payer pour une forme de « normalisation pratique » qui est devenue indispensable. Une telle normalisation n’impliquerait en rien une sourdine aux critiques politiques et idéologiques de la thématique frontiste, au contraire pourrait-on dire: l’inanité comme l’odieux de certaines de ses mesures porte-drapeau apparaîtraient pleinement. Pris dans le jeu démocratique, avec les prises de responsabilité que ce dernier exige, la cohésion de la troupe “mariniste” serait mise à l’épreuve. Les observateurs notent déjà, entre ses deux étoiles montantes – Marion Maréchal-Le Pen et Florian Filippot – des rivalités politiques et idéologiques explicites qui vont au-delà de la simple concurrence des carrières. Il faut être attentif, enfin, aux dangers alternatifs de ceux que comporterait cette inclusion du Front dans le jeu démocratique ordinaire. Jusqu’ici, malgré quelques excès dus à des gros bras et skinheads se mouvant à la périphérie du frontisme, ce dernier a veillé à bannir la violence physique de son militantisme politique. Peut-on exclure que, si la crise multiforme d’aujourd’hui s’approfondissait encore, la misère sociale n’obtenant toujours des partis établis que des réponses inefficaces, le FN n’associe demain à sa fonction tribunicienne une organisation opérationnelle plus inquiétante? Cette perspective ne doit pas être écartée trop rapidement lorsqu’on voit le durcissement des populismes ailleurs en Europe. Lorsqu’on sait, également, que 40% des Français seraient favorables à un pouvoir politique autoritaire [[Sondage réalisé pour « Atlantico », où l’on découvre aussi que 67% des Français souhaiteraient que la direction du pays soit confiée à des experts non élus (cité par Laurent Alexandre, Le Monde, 16 décembre 2015)]]. Ces données obligent à considérer de plus près les choix qui, au plan intérieur français, comme au plan de l’Union européenne, prétendent offrir une sortie de crise « raisonnable ».
-10. Au plan intérieur, est-ce aller vite en besogne que de lire, dans mille signes accumulés au fil du temps, la recomposition qu’on nous prépare ? Du candidat Valls qui souhaitait qu’on changeât de nom lors des « primaires socialistes » aux embrassades « républicaines » d’aujourd’hui avec Jean-Pierre Raffarin, de la finance dénoncée au Bourget comme adversaire central aux concessions sans fin aux attentes des marchés, il y a un sillon lentement et obstinément creusé. On est ainsi passé d’un projet socialiste qui n’a pas su se réformer, sinon en abandonnant ses idéaux, à un libéralisme de plus en plus assumé. Deux recompositions l’une politique, l’autre idéologique, sont donc à l’œuvre. Elles ne progressent pas au même rythme. La redistribution des cartes politiques vise – dit en très bref – à donner une base suffisamment large et crédible à un centrisme susceptible de raffermir le pouvoir face aux menaces « extrémistes » : celle constituée par le FN dans un premier temps, celle que pourrait constituer une gauche de la gauche enfin reconstituée. La maturation de cette recomposition politique, dont le modèle de grande coalition à l’allemande est l’inspirateur encore inavoué, est la plus lente : normalement, rien ne devrait se jouer avant 2017 en raison de mille freins collatéraux : la question du leadership et les ambitions personnelles, les freins institutionnels, ceux tenant au système électoral, les résistances dues à la fidélité aux anciens schémas à l’intérieur des noyaux militants… Le rapport des forces entre le candidat du PS et celui des « Républicains » lors de la prochaine présidentielle déterminera le compromis à venir. A ce rythme lent des changements structurels dans le champ politique s’oppose une étonnante accélération des mutations idéologiques. On découvre un pouvoir socialiste gérant de manière cynique la suite des attentats terroristes (Etat d’urgence et ordre répressif, déchéance de nationalité…), faisant ainsi d’une pierre deux coups en tournant sur son flanc droit le dispositif sarkozyste, tout en donnant des gages de fermeté au centre-droit républicain avec lequel il veut composer. De l’autre côté, chez les « Républicains », les savoureux retournements d’un Xavier Bertrand, et plus encore d’un Christian Estrosi, qui donnent dans un œcuménisme progressiste après avoir été ultra-droitiers, disent assez qu’on se pressera nombreux pour les combinaisons de demain.
-11. A droite comme à gauche, la référence de plus en plus évidente au « compromis central » qui s’est imposé en Allemagne et auquel l’on voudrait parvenir en France, se double, pour ce qui est de la politique européenne, d’une identité de vue également manifeste. En résumé : hors des adaptations requises par les normes de Maastricht, point de salut. Quand on sait qu’en 2015 le PIB de la zone Euro n’a pas encore retrouvé le niveau de 2007, on peut au moins avoir quelques doutes sur la pertinence de la rigidité de ces normes. Aux divagations frontistes sur une sortie abrupte de l’Euro et le rétablissement de rigoureuses frontières aux échanges, une gauche et une droite auto-déclarées responsables prétendent cependant opposer le bon sens économique qui impliquerait la simple poursuite des « réformes » et la réduction de la dette. C’est ici qu’un certain nombre d’économistes – Jean Pisani-Ferry [[ Cf. Arnaud Leparmentier : « Cinq révolutions pour sauver l’UE » (Le Monde, 17 décembre 2015) ]], Thomas Piketty [[ Cf. Thomas Piketty : « Changer l’Europe, maintenant » (Le Monde, 20-21 décembre 2015)]]… – dont le discours est ordinairement considéré comme raisonnable, émettent des réserves de plus en plus affirmées non seulement sur la pertinence de la politique européenne, mais, au-delà, sur la survie même de l’Union. En vrac, et sans les référencer à tel ou tel auteur, on retiendra quelques pistes centrales dans la floraison des analyses et propositions. Un sentiment de base : l’Euro, tel quel, n’est plus viable, et, si c’était à refaire, nul doute que le schéma directeur en serait tout autre. Mais cet Euro existe, et le coût du démantèlement serait considérable. Sans compter que le détricotage d’un marché unique qui patine déjà risquerait de s’ensuivre. Est-ce cependant dans sa formation actuelle que cet Euro pourra être sauvé, ou doit-il être redimensionné au niveau d’un « noyau dur » de pays décidés à renforcer leurs liens institutionnels, en renouvelant parallèlement leur approche de la croissance au service de l’emploi ? Dans tous les cas, cette « refondation démocratique et sociale » (Piketty) impliquerait un complet renouvellement de l’approche de la dette, associé à une profonde rénovation institutionnelle d’ordre démocratique de l’Union. Traitement de la dette, cela signifie admettre que la réduction trop rapide des déficits a étouffé la reprise dans de nombreux pays, que poursuivre sur la voie absurde d’un remboursement sur la voie tracée (dont le cas grec a offert une illustration parlante) serait suicidaire, qu’une conférence des pays de la zone Euro sur un allègement drastique du poids des dettes souveraines devrait intervenir au plus tôt. Institutions : l’ampleur de la réorientation appelle une assemblée parlementaire propre aux pays de la zone Euro, que cette dernière soit maintenue ou réduite aux quelques Etats décidés à s’engager dans une sortie par le haut de la crise actuelle. Ce Parlement ad-hoc – que François Hollande a évoqué sans en préciser la nature exacte ni les pouvoirs – n’aurait de sens que s’il avait une capacité d’action sur plusieurs leviers, dont les deux essentiels : le rapprochement des fiscalités pour réduire les concurrences fiscales, et, pour répondre plus finement aux exigences de la gestion conjoncturelle, une gestion des déficits publics libérée de la contrainte mécanique des 3%. Les voies précitées – effacement partiel et gestion solidaire des dettes publiques, capacités financières libérées et gérées par une nouvelle instance démocratique de la zone Euro – signifieraient une rupture totale avec l’ordre établi. Pour ceux qui la dessinent, cette voie apparaît comme la seule permettant de « sauver l’Euro » en prévenant une implosion qui, sinon, deviendrait inévitable.
-12. Sera-t-on trop hâtivement négatif en doutant de l’opérationnalité des sorties de crise ainsi tracées ? Plusieurs raisons à ce scepticisme. Et d’abord une totale opposition de l’Allemagne ; après avoir traité en comptable la question du remboursement des dettes publiques, cette dernière jugera impensable que l’on touche aux fondements d’un Euro dont l’acceptation avait été subordonnée à des normes de gestion mécaniques (ces dernières devant garantir une stabilité analogue à celle du DMark). Réintroduire de la politique dans cette gestion équivaudrait pour Berlin à rouvrir imprudemment la voie au laxisme et à l’inflation. Ces questions ne sont même pas dans le champ des controverses publiques jugées admissibles outre-Rhin. Les faire émerger demandera du temps, beaucoup de temps, tout comme la mise en place pratique – si un consensus politique était atteint un jour à leur sujet – des nouvelles institutions démocratiques de la zone. C’est dire que la crise européenne va encore se creuser. Pour ne parler que de la France, à politique inchangée, l’érosion du tissu productif et l’absence d’améliorations sociales risquent d’atteindre des niveaux insupportables. Ce terreau désespérant faut-il l’abandonner à un FN passé du tir de sniper à la conquête ouverte ? En d’autres termes, la question d’un souverainisme de gauche porteur d’une autre vision européenne devrait aujourd’hui être publiquement reposée. Elle a longtemps été éludée : internationaliste par nature, le progressisme considère comme suspect a priori toute démarche axée sur un intérêt national immédiat. Cet intérêt fût-il populaire et démocratique, on craindra d’affaiblir sur le continent la perception déjà fragile d’un avenir commun, voire de raviver des sentiments germanophobes d’un autre temps. On doit certes entendre toutes ces réserves, mais il ne serait pas raisonnable pour autant de refuser d’examiner ce que pourrait être un « souverainisme progressiste ». Des chercheurs engagés – un Frédéric Lordon ou un Jacques Sapir par exemple – ont depuis longtemps écrit sur le sujet. Des périodiques progressistes – du Monde diplomatique à Politis, en passant par Médiapart – ont ouvert des espaces de discussion. Des hommes politiques – tel Jean-Pierre Chevènement – ont réfléchi aux voies et moyens concevables pour desserrer l’étau de l’Euro sans casser les éléments sains de l’intégration européenne. Mais il demeure que c’est dans un cercle restreint que des interrogations sont audibles et que des débats ont lieu. L’européisme qui continue à prévaloir est certes un mélange instable et inconsistant, fait de sacralisation du marché et de références fédéralistes creuses, mais il tétanise toutes les pensées alternatives en laissant au FN seul l’aura de ses douteuses transgressions.
-13. Au-delà des blocages psychologiques et idéologiques, de la manipulation des craintes (Hors de l’Europe telle qu’elle est, nulle refondation progressiste n’est concevable : vous aurez sinon la Corée du Nord), on voit bien toutes les raisons objectives pour lesquelles le débat sur un souverainisme progressiste n’a pas pris corps dans un large champ politique. Sur ce point, les dissensions au sein du Front de gauche expliquent en partie qu’après les Présidentielles de 2012, où les linéaments d’une politique alternative avaient été dessinés, ce débat a avorté. C’est surtout l’ampleur des défis liés à une telle option dont il conviendrait de prendre la mesure. Le défi central tient aux délais liés à la récupération de certains des instruments d’une politique économique et monétaire plus autonome. En effet, en attendant qu’elle ait un impact positif sur la croissance, sur l’emploi, sur le contenu du modèle de développement et de consommation… toute renégociation sous tension du dispositif monétaire et budgétaire de l’Euro aura transitoirement un coût économique et social très important. Affronter cela suppose une mobilisation populaire qui non seulement serait assez déterminée pour ne pas se déliter face aux épreuves immédiates, mais, au-delà, pourrait se renforcer en accroissant ses exigences de réformes sociales égalitaires. On songe ici – mais comparaison n’est pas raison, bien sûr – à un « 1983 » où l’on aurait fait un choix inverse. Les sujets problématiques sont ici légion. Quel peuple ? Un salariat affaibli par le chômage et atomisé par un « marché du travail » n’offrant que des CDD. Une classe ouvrière peinant à intégrer sa composante issue de l’immigration. Par ailleurs un syndicalisme affaibli qui ne tient que grâce à l’armature des vieux appareils. N’oublions pas, enfin, une population urbaine devenue majoritaire dans le pays. C’est dans la cité en effet que toutes les contradictions d’une vie quotidienne façonnée par les valeurs du marché sont vécues pour l’essentiel : cette donnée qui n’a pas encore induit une critique d’ensemble de l’ordre existant, ne produit toujours, au mieux, que des actions associatives ponctuelles… Le Front de gauche est moribond, et un renouveau organisationnel ne pourrait se faire sur l’ancienne base plurielle qui a épuisé sa crédibilité. Les frondeurs du PS ont eux aussi épuisé leur crédibilité entre réserves politiques marginales et soumission finale à la volonté élyséenne. Le climat politique en Europe est tout aussi décourageant : l’échec de Syrisa a démontré la détermination des couches dirigeantes à casser tout espoir alternatif dans un pays ; le renouvellement politique en cours en Espagne est caractérisé par un rejet des vieilles oligarchies, mais la visée stratégique de Podemos demeure floue. En France, l’accumulation des fragilités permet-elle d’imaginer une mobilisation souverainiste à visée progressiste qui échapperait au repli nationaliste, à la confusion dans les alliances de classes, aux risques d’emballements politiques désordonnés ? Nulle garantie à ce stade ; pourtant le débat sur un souverainisme progressiste doit être plus largement porté dans l’espace public, et cette ouverture même pourrait faciliter les décantations et ressaisissements nécessaires à gauche. Entre la politique établie qui n’annonce qu’une dislocation sociale sans fin, et un projet frontiste au ciment douteux, une refondation du projet progressiste s’impose dans tous les cas. Du retard a été pris, et l’urgence est évidente. Certains – Jacques Sapir, par exemple – considèrent que l’urgence est telle qu’elle justifierait un rapprochement opérationnel avec le Front National pour affronter une sortie de l’Euro sans dommages majeurs! Ce piège-là dit plus que toute autre considération l’urgence d’une clarification à gauche de la gauche établie, et la nécessité d’un rebond. Sinon? L’histoire montre maints dénouements par la violence de crises sociales qu’un approfondissement démocratique n’avait pas su régler à temps. La prochaine fois, le feu ?
31.12.2015