De l’espace public, des musulmans et des libertés…

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Après chaque attentat islamiste, les demandes d’une régulation plus stricte de l’espace public se sont multipliées. Deux discours vont finalement dans le même sens : l’un entend délimiter autoritairement ce qui peut s’exprimer publiquement,
l’autre se veut plus libéral mais définit un lieu de consensus obligé où ne seront vraiment tolérées que des expressions s’inscrivant dans la bande moyenne des sensibilités du moment. Cela tient partiellement au fait que l’espace public n’avait pas d’autonomie au départ et qu’il a d’abord été défini de l’extérieur.

L’espace public s’est en effet formé comme un entre-deux, borné d’un côté par le domaine de la puissance publique (l’espace de l’étatique et de tout ce qu’il régente souverainement), de l’autre par un domaine privé où le particulier prévaut et s’exprime sans entraves, mais en vase clos. Dans son acception la plus générale, l’espace public est d’abord un lieu physique sécurisé (place, voie de circulation, marché ouvert, galerie marchande, parc…) dont l’accès est gratuit, et où les citoyens peuvent flâner ou échanger. Comme lieu d’échanges, l’espace public est aussi un lieu de nature virtuelle où s’expriment des choix individuels ou « communautaires » (options partisanes, croyances religieuses, militantisme associatif, affirmations identitaires, etc.). Défini d’abord par une soustraction (ce que les deux autres espaces délimitent), l’espace public a fluctué au fil du temps pour – depuis la dernière guerre surtout, avec l’élargissement des libertés démocratiques – atteindre à une réalité substantielle. Ont ponctué cette évolution l’extension des droits individuels et collectifs, la promotion d’une presse d’opinion plurielle, la libération des ondes, l’octroi du droit d’association aux étrangers, une conception plus tolérante de ce qu’est l’ordre public et de qu’il peut admettre…[[ Cf. Espace public, Espace privé – Publication du Cercle Condorcet de Paris, 2008]].

L’espace public ainsi défini est un espace largement ouvert qui est tout sauf un lieu aseptisé. Les fêtes nationales, certains enthousiasmes collectifs s’y déploient. Mais par ailleurs, la violence physique seule étant bannie, l’espace public voit s’exprimer aussi des divergences, des oppositions et des conflits de nature diverse. Non seulement il faut accepter cette conflictualité, mais il faut même la souhaiter car c’est à partir du frottement, fut-il rugueux, entre conceptions politiques et sociales, croyances, cultures… que pourront se dégager les compromis pratiques nécessaires à un vivre-ensemble mieux équilibré. La durée est en effet nécessaire pour qu’un groupe avec ses valeurs communautaires s’auto-réforme sous la forte pression de fait du modèle sociétal dominant, que de nouveaux usages et des valeurs mieux partagées s’imposent. À cette démarche progressiste et patiente s’oppose une autre approche, régressive et autoritaire, où la diversité sociétale n’est vue que sous l’angle des interdictions et de la répression. Elle tend à prévaloir aujourd’hui, et c’est à travers une « question musulmane » instruite de bric et de broc que le modèle ouvert qui s’était imposé est maintenant remis en cause.

Le caractère explosif du débat français sur le « voile islamique» surprend beaucoup nos voisins. Depuis longtemps, l’extrême-droite a fait de l’interdiction du voile l’un de ses chevaux de bataille. La droite classique a maintenant durci ses exigences : le Sénat, où elle est majoritaire, veut refuser aux mères portant un voile d’être accompagnatrices dans les sorties scolaires. Les prises de position dans la majorité présidentielle elle-même, celle en particulier du ministre Blanquer sur le caractère peu souhaitable dudit voile en toutes circonstances, ont jeté de l’huile sur le feu politico-médiatique. Loin d’aider à un recadrage républicain, la phrase ambiguë d’Emmanuel Macron – Le port du voile dans l’espace public n’est pas mon affaire – sous-entend paradoxalement qu’il y a un problème, et qu’il n’est pas résolu. Faire du port du voile un signifiant aussi absolument négatif s’inscrit chez beaucoup dans un projet plus général : contraindre le musulman au maximum d’invisibilité. Certains prétendront s’inspirer des valeurs laïques et républicaines pour limiter l’accès des musulmans à l’espace public, alors que n’importe quel autre citoyen peut le faire avec ses particularités identitaires. Cette discrimination travaille négativement la société, de plus en plus profondément. Une addition de faits divers révèle en effet un racisme et une islamophobie de plus en plus décomplexés.

Citons quelques faits inégalement graves, mais qui pris ensemble sont révélateurs d’un climat. Si quelques interdictions du burkini pour trouble à l’ordre public ne furent que ridicules, plus graves sont les demandes récurrentes d’interdiction du voile à l’Université [[ Une prise position en ce sens de Manuel Valls avait, en 2016, suscité la polémique que l’on sait. Le sujet est régulièrement remis sur le tapis depuis]]. Récemment, une prohibition des « listes communautaristes » aux prochaines Municipales a été réclamée par certains : le charivari a démarré lorsque l’UDMF (Union des démocrates musulmans français) a dit vouloir être présente dans quelques villes. [[Il faudrait pour cela réformer la Constitution, ce à quoi plusieurs hommes politiques de droite se sont déclarés favorables]]. N’allongeons pas exagérément notre liste, mais citons encore un incident hautement significatif : ne doit-on pas s’inquiéter du silence qui a prévalu lorsque le directeur adjoint de la rédaction du Figaro a pu benoîtement avouer sur un plateau de télévision qu’il lui était arrivé de descendre d’un bus quand une musulmane portant foulard y montait ? [[Cf. « Le Grand Soir » de LCI, 14 octobre 2019]]. La parole antimusulmane libérée qui veut réduire la visibilité des musulmans dans la cité encourage évidemment ceux qui, à l’extrême-droite, vont au-delà et rêvent d’expulsion. Invoqué à tout bout de champ, le prétendu droit à la continuité historique qui refuse la nouvelle diversité sociétale nie l’acquis des luttes progressistes du passé et fragilise d’autant la nation en tant que communauté républicaine.

Les musulmans seront certes en première ligne pour dénoncer la dérive en cours et refuser de n’être que des citoyens de rang inférieur. Mais ne nous y trompons pas : s’ils sont les premiers visés par la régression des libertés publiques, c’est l’ensemble du corps social qui verra rabotées de plus en plus des libertés qui furent difficilement conquises. Face à une dérive déjà amorcée, il est urgent de restaurer l’espace public – qu’ il soit physique ou immatériel – comme lieu d’expression libre des comportements, opinions et conceptions concurrentes du bien commun. En tant qu’espace physique, les libertés qui pouvaient s’y déployer ont été fortement réduites au cours des dernières années. Les nécessités de la « guerre contre le terrorisme » ont été invoquées, mais l’arsenal répressif va, au-delà, pouvoir être utilisé dans le « combat social » ordinaire (comme on l’a vu face au mouvement des Gilets jaunes). Touchant à l’espace public immatériel, celui où la liberté d’expression devrait par excellence s’exercer, les exemples d’une même dérive répressive sont nombreux. On en est à traquer des signes de mauvaise opinion.

D’une récente proposition de résolution soumise à l’Assemblée, son défenseur dit qu’elle vise à « former enseignants, policiers et magistrats à la détection des signes d’antisémitisme ». [[Le débat a été vif, beaucoup craignant que, en raison de l’ambiguïté de sa source, la définition proposée n’aider à transformer l’antisionisme, opinion politique, en antisémitisme, un délit ]]. Dans la lutte d’État contre « l’islamisme » et le « communautarisme », [[Une circulaire du ministre de l’intérieur (du 28 novembre 2019) en fait explicitement « un nouvel axe fort » de l’action de l’État. « J’assume : mon adversaire c’est l’islamisme » assume le ministre de l’intérieur. Cf. Louise Couvelaire et Élise Vincent : Une circulaire du 28 novembre demande ouvertement au corps préfectoral de combattre le « communautarisme » (Le Monde, 3 décembre 2019)]] .une autre démarche oblique prévaut: l’interdiction pure et simple de certains courants fondamentalistes étant constitutionnellement interdite, le recours à des moyens détournés – signe de détermination à défaut d’un strict respect de la laïcité – a été privilégié. Déjà mal en point en raison de la mainmise des puissances d’argent sur les médias, la liberté d’expression elle-même pourrait être menacée par un Pouvoir prétendant la sécuriser : en témoignent les débats houleux autour de récents textes législatifs contre les « Fake news » ou la haine sur Internet. Un État incapable de s’attaquer aux inégalités sociales et sociétales grâce à un nouveau pacte collectif réellement intégrateur privilégiera-t-il à outrance la carte sécuritaire ? Pointer les signes – bien réels, ceux-là – d’un glissement vers une « société de surveillance » invite à la vigilance. La formule synthétique de Paul Valéry – « Le droit est l’intermède des forces » – synthétise bien l’un des défis centraux du moment : contre le rétrécissement des libertés personnelles et collectives, réaffirmer le volet protecteur du droit et en défendre les acquis.
RB
31.12.2019

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