EMERVEILLEMENTS ET ANGOISSES DE LA SCIENCE

Le Cercle Condorcet de Paris se réunit en séance plénière le premier lundi de chaque mois. Chaque réunion est consacrée à une question qui fait l’objet d’un débat après une introduction d’un ou plusieurs spécialistes.
Evry Schatzman, astrophysicien, et Albert Jacquard, démographe et généticien, ont bien voulu introduire le 24 juin 1987, le débat sur le rôle de la science aujourd’hui.

Après une introduction de Mi­chel Paty (chercheur au CNRS), Evry Schatzman souligne combien notre société est confrontée au pro­ blème politique de la maîtrise de son développement scientifique et tech­nique. En raccourci, “ce qui caracté­rise une . découverte, c’est qu’on ne sait pas en quoi elle consiste avant de l’avoir faite”. Aussi, vouloir l’obte­nir “à partir des besoins de la société est absurde”. Or, ”la classe politique ignore la science et la recherche fon­damentale et n’en voit pas le rôle, ni en elle-même, ni pour la formation des enseignants et des cadres, ni pour ses applications”. Pire : les hommes politiques parlent de la science “comme de quelque chose d’obscè­ne”. Or, de quoi s’agit-il? “Non pas d’enseigner les sciences, tâche dé­ mesurée, impossible (…) mais d’en­seigner la science, c’est-à-dire d’abord un besoin humain, ce que Freud appelait en 1905 “la pulsion du savoir”, besoin gratuit… ”. Mais sans oublier qu’elle “se satisfait aisé­ ment de savoirs mystiques, de croyances diverses, de magie…” La science, conclut l’orateur, “c’est avant tout une représentation abs­traite de la réalité du monde qui nous entoure, représentation opératoire sans doute, mais représentation sans cesse remise en cause” et par là même
“école de liberté”. Peut-être est-ce “de cela que certains hommes politi­ques ont peur”.
Albert Jacquard va dans le même sens et pose le dilemme efficacité­ lucidité. Ce qu’on demande le plus aux scientifiques aujourd’hui, y compris et surtout dans les œuvres de mort, c’est l’efficacité’. Or, ils ne souhaitent pas l’efficacité à n’im­porte quel prix. Le vieux détermi­nisme a vécu : “…nécessaire pour rai­ sonner (il) aboutit à la nécessité de raisonner en probabilité”. D’après la science contemporaine, l’homme”se trouve recevoir individuellement de la nature le pouvoir de s’attribuer collectivement des pouvoirs”. D’où notre émerveillement ; ” …il n’y a pas eu de premier homme, car pour faire des hommes, il faut des hommes”. Mais le politique, constate le scien­tifique, “n’a rien entendu de mon dis­ cours sur la lucidité, et il me deman­de d’affecter mon efficacité à n’im­porte quoi, en particulier au pire”. Il
évoque des notions absurdes : indé­pendance, puissance. D’où notre an­goisse. “Tant que nous n’aurons pas, dans nos écoles, un regard émerveil­lé sur tout (…), alors nous n’aurons pas fait un bon enseignement”. Je suis, conclut l’orateur, à la fois Michel-Ange, Einstein, Mozart… et Barbie : “…l’éducation, ça consiste
à faire passer la frontière en moi, et à me faire basculer du côté de la mer­veille.”
Les deux premières interventions sont à ce point critique à l’égard des hommes politiques que le débat s’engage avec quelque vivacité sur ce point. Les hommes politiques n’ont pas tous les torts, et bon nombre de leurs carences proviennent de la dé­ mission des scientifiques eux­ mêmes, qui ont une grande respon­sabilité sociale. Il reste, dit Claude Julien, “que le scientifique est da­vantage un citoyen que l’homme po­litique moyen n’est un scientifique”. Pourquoi les scientifiques accepte­ raient-ils cette perversion moderne de la démocratie qu’est la constitu­tion des groupes de pression ? “Je voudrais d’abord faire appel à la raison plutôt qu’au simple rapport de forces tel qu ‘il se manifeste à la longueur des cortèges.”
Le débat s’engage également sur un parallèle sciences exactes-sciences sociales. Ne faut-il pas réhabiliter la philosophie, l’épistémologie, et se souvenir que Condorcet lui-même était mathématicien et philosophe?
Michel Paty, après avoir noté que le mouvement de la science peut être autant dynamisme stimulant que fo­lie et fuite en avant, insiste pour ter­ miner sur l’importance de la philo­sophie, et la nécessité d’une culture qui ait intériorisé les problèmes évo­qués. Science et culture, science et éthique, science et démocratie : la question de la science est avant tout une question de civilisation.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *