Espace public/Espace privé : un état des lieux. *

En quoi les variations et les transformations constatées
des deux espaces considérés – espace public et espace privé –
ont-elles affecté le « vivre ensemble », le lien social, d’une part,
la nature et l’exercice de la vie démocratique dans notre pays, d’autre part ?
(F.LB.)

I Un état des lieux

1 Pourquoi nous sommes nous intéressés à un jeu de concepts aussi étrange ?

Parce qu’il nous a semblé que le destin de notre pays, voire du monde, se jouait au nœud de ces deux concepts. Derrière le couple « public/privé », il y a le couple « collectif/individu ». Et (l’histoire nous le démontre), ces deux pôles sont en tension permanente, le territoire de l’un ne se définissant que par rapport à l’autre, et , parfois, au détriment de l’autre. Il y a là un paradoxe. L’avènement de l’individu s’origine au Siècle des Lumières. La lente conquête de l’autonomie, de l’esprit critique, de l’affirmation d’une pensée autonome, de la liberté individuelle, est, à juste titre, considérée comme une avancée importante dans l’histoire des Hommes. Toutefois – et nous touchons là à une limite des idées des Lumières – si l’individu devient l’alpha et l’oméga, il n’est plus de vie sociale possible, ni de démocratie vivante. Or, à quoi assistons-nous – surtout depuis ces dernières décennies – sinon à une hypertrophie de l’individu conduisant au repli sur soi, au repli sur la sphère privée : à l’« individualisme ». Cette évolution a été amplifiée par le système économique (le capitalisme triomphant), les avancées technologiques, les progrès de la médecine et l’évolution des mœurs qui en découle, l’urbanisme. Dans ces conditions, la sphère publique – la vie en société et la vie politique – ne peuvent qu’en avoir pâti. Or, ce que visaient les philosophes des Lumières en améliorant, en valorisant l’individu, c’était l’enrichissement et la revitalisation de la démocratie- là est le paradoxe. (F.LB.)

Depuis la Révolution Française, après l’abolition des « Privilèges, l’Espace public est devenu le lieu par excellence de l’exercice de la démocratie, qu’il s’agisse de l’Assemblée Constituante puis Nationale, lieu de la représentation du peuple, de l’Ecole laïque, lieu de l’enseignement pour tous, censé placer chaque individu à égalité face à la transmission du savoir, ou de la Ville. L’espace public est un lieu physique, normalement sécurisé (voies de circulation, marchés publics, parcs…), dont l’accès est gratuit et où les citoyens peuvent avoir des activités de flânerie et d’échange…C’est aussi le lieu des réjouissances communes, de la protestation, des manifestations culturelles, de l’expression des diverses appartenances (communautaires, religieuses, politiques…). (R.B. cité par M.C.G.) Cet espace public est ainsi le lieu de la fabrication de l’opinion publique, le lieu de l’élaboration du symbolique qui unit les membres d’une communauté humaine. (F.LB)

Pour François Barré, l’espace public peut être défini sous quatre aspects : l’espace comme lieu physique (dont l’archétype est la ville), l’espace comme flux d’idées, vecteur de leur circulation, plus récemment, l’espace d’Internet (espace-temps universel et synchrone), enfin, l’espace comme champ d’une conscience collective. En d’autres termes, l’espace public se présente sous deux formes, une forme matérielle et une forme immatérielle.

Dans cet espace public, la Ville joue un rôle central. C’est pourquoi on peut lier, comme le fait François Barré, la naissance du « politique » à la naissance de la ville, ce « politique » se concrétisant par des aménagements et des lieux « prévus pour ». La puissance publique construit ou finance des bâtiments : sièges du pouvoir démocratique (mairies, hôtels de région et de département, administrations…), lieux de culture et d’éducation (écoles, musées, bibliothèques, théâtres, maisons de la culture…). L’aménagement urbain décide de leur ordonnancement, des circulations qui les lient et des frontières qui les séparent. Il gère aussi l’insertion et la répartition des lieux d’habitation, des lieux marchands, des lieux de production…(M.C.G.)

Par opposition, l’espace privé a été longtemps celui de l’échange direct entre individus…échanges familiaux, amoureux, sexuels, amicaux…un espace, sinon « confiné », en tout cas délimité. (M.C.G.) C’est le lieu de l’« intime », le lieu du partage avec quelques-uns, la cellule familiale, le cercle d’amis…le lieu de l’expression de la liberté individuelle. (F.LB.)

Robert Bistolfi introduit une distinction intéressante en écrivant que l’espace public peut être défini comme un « entre-deux »…qui reçoit ses déterminations, au départ, des deux pôles qui le bornent. D’un côté, l’espace de la puissance publique, de l’Etat, qui, dans un régime démocratique, exprime à titre essentiel la volonté collective en s’appuyant sur tous les outils constitutionnels…L’autre pôle, l’espace privé, est celui de l’individu et de l’exercice d’une liberté…qui n’est borné que par la loi et les règlements d’ordre public. L’entre deux de l’espace public, défini d’abord comme une soustraction, …a atteint progressivement une réalité substantielle autonome avec, depuis la fin le dernière guerre mondiale, l’élargissement régulier des libertés démocratiques…Il est devenu le lieu d’épanouissement par excellence de la « société civile ».

Au demeurant, le chevauchement entre les deux mondes (public et privé) a toujours existé : l’urbanisme traite de l’insertion des habitations privées dans la ville. Après les foires et les marchés, qui ont favorisé les échanges et la circulation des idées pendant des siècles, certains lieux à vocation commerciale, au sens juridique du terme, ont toujours eu une vocation publique, les cafés par exemple, lieux de diffusion des idées. Dans un autre genre, les églises constituées ont fait passer les convictions religieuses de la sphère de l’intime à la proclamation de la foi, instituant une vision du monde, les églises se proclamant le plus souvent universelles. Ces glissements, ces chevauchements, sont des manifestations concrètes de la vitalité démocratique. (M.C.G.)

2 Un délitement de l’espace public.

Plusieurs phénomènes ont aujourd’hui conduit au changement de nature, voire au délitement de l’espace public et à l’affaiblissement de son rôle, au fur et à mesure que l’espace privé se faisait de plus en plus envahissant.

Trois phénomènes ont joué un rôle essentiel à cet égard :

– l’irruption des nouvelles technologies,
– la marchandisation des activités humaines,
– l’évolution de l’urbanisation.

2 a) L’irruption des nouvelles technologies.

Déjà, les Lumières du XVIIIème siècle, en faisant émerger l’individu, ont jeté les bases d’un espace public immatériel où se confrontent les idées, où s’élaborent les philosophies, où s’aiguise l’esprit critique, creuset où a mûri la démocratie lors des luttes du XIXème, puis du XXème siècle. Cet espace est passé d’abord par l’écrit – les ouvrages, les journaux, les pamphlets… – puis sont venues les réunions publiques. (M.C.G.) Dès ce moment, l’espace public a pris une dimension immatérielle. Les évolutions qui ont suivi ont accéléré cette mutation. Les inventions du téléphone et de la radio, culminant avec la télévision et Internet, ont changé complètement les conditions de l’information et du dialogue entre les individus. Alors qu’auparavant il convenait de se réunir dans des lieux publics pour pouvoir débattre en nombre, ces nouveaux instruments ont conduit au développement, puis à l’envahissement, de la communication directe d’individu à individu, rendant de moins en moins nécessaire la médiation des lieux publics traditionnels. Les exemples foisonnent : le téléphone (devenu mobile), puis l’Internet, rendent de moins en moins nécessaires les déplacements physiques des individus ; de nombreuses tâches, qui nécessitaient des réunions dans des lieux publics (mairies, universités…) peuvent être menées à bien par le téléphone, la video-conférence et maintenant, surtout, Internet. C’est ainsi que des ouvrages ou des articles collectifs peuvent être rédigés à distance, puis mis au point sans que les partenaires aient à se rencontrer physiquement. L’internaute peut contribuer à la fabrication de l’opinion collective avec les courriels, la circulation des textes contradictoires, la participation aux forums, etc…, comme en témoigne, par exemple, la campagne d’ATTAC sur Internet avant le référendum sur le Traité Constitutionnel. (M.C.G.)

L’accès à la culture s’en trouve modifié. Le développement des industries culturelles nous a vraiment fait rentrer dans l’âge de « l’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » annoncée par Walter Benjamin. (F.B.) Les techniques de reproduction et de diffusion des œuvres artistiques rendent de moins en moins nécessaire de se rendre dans des lieux publics (salles de concert, musées, bibliothèques…) appropriés, cette démarche étant de plus en plus réservée à une « élite » préférant le « live » à la copie, alors que de plus en plus de personnes peuvent se constituer dans leur salon leur écran de cinéma, leur auditorium, ou consulter sur Internet les listes d’ouvrages qu’ils téléchargent ensuite. Il en résulte, bien entendu, une transformation de la notion d’espace public dont le caractère immatériel s’accentue et qui acquiert une dimension d’ubiquité (F.LB.).
François Barré cite Habermas pour qui l’espace public existe à chaque fois qu’un ensemble de personnes privées se rassemblent pour discuter de questions d’intérêt commun. Ceci n’est pas sans avoir d’incidence sur l’expression de la démocratie elle-même, en favorisant ce que l’on a appelé la « démocratie participative » utilisant les « blogs » au détriment des réunions publiques de préaux et aussi de la démocratie représentative. Ce phénomène d’origine technique, qui a entraîné un changement majeur dans les formes de socialisation, a été amplifié par la marchandisation croissante des activités humaines.

2b) La marchandisation des activités humaines.

Déjà, en son temps, Karl Polanyi avait dénoncé les conséquences de la marchandisation des terres, de la monnaie et du travail au XIXème siécle sur le fonctionnement de la société. Après un intermède pendant et après le Seconde Guerre Mondiale, cette marchandisation inséparable du développement du capitalisme a repris sa marche en avant inexorablement, d’autant plus que la faillite du système concurrent incarné par le communisme soviétique lui ôtait toute limite, tout contrepoids. On a assisté avec la fin de la guerre froide entre les blocs et leurs systèmes à la revitalisation de l’économie capitaliste, au détricotage des acquis sociaux et à un triomphe éclatant de l’idéologie du « tout marchand ». Au sein de l’espace privé, ce triomphe aboutit à un consumérisme illimité : la publicité ciblant nos chers bambins et l’envahissement pornographique participent d’une même dérive dans une société qui, émiettée en consommateurs sans boussole commune, se révèle aisément manipulable. Dans l’espace qu’elle maîtrisait encore, avec ses responsabilités au regard du devenir collectif, la puissance publique n’a en rien freiné cette évolution : elle l’a tolérée ou encouragée. La privatisation des sociétés économiques d’Etat n’est ici que la pointe visible de l’iceberg : la masse cachée des abandons aux exigences de l’économie privée est toujours en progression. Ces abandons sont de nature diverse, mais s’inscrivent tous dans la même logique visant à soustraire au débat démocratique des pans entiers de la réalité sociale, à les faire glisser hors du champ du politique, de ses contrôles et de ses solidarités collectives, vers l’espace du droit et du contrat privé. L’abandon de pouvoirs régaliens fournit des exemples extrêmes. Il en est ainsi avec la gestion de la monnaie confiée à une banque centrale indépendante (ses missions sont prioritairement orientées vers la protection des possédants et de la valeur de leurs avoirs). Il en est ainsi également de la renonciation par l’Etat à son monopole de la violence légitime (lorsqu’il tolère, avec le développement du mercenariat et des sociétés de sécurité, une violence privée mise au service de ces mêmes possédants). Les abandons sont plus directement perceptibles dans d’autres domaines : en matière de sécurité sociale, avec la promotion de formules de retraite par capitalisation, inégalitaires par nature ; dans l’enseignement, où la sélection liée à l’argent ou à la possession d’un capital symbolique a déjà profondément creusé les inégalités ; dans le domaine du travail (avec l’exemple des sans-papiers dont chacun sait que la précarité et le sous-paiement conditionnent la marche de secteurs déterminés de l’économie), etc… (R.B.)

Aujourd’hui, il n’y a plus d’obstacle, dès lors que la technique le permet, à l’expansion tous azimuts de la marchandisation entraînant la privatisation des activités humaines. Les exemples abondent. Déjà, depuis longtemps, des activités comme l’éducation et le système de soins sont tombées dans le domaine privé, tout en laissant une large place encore à un secteur public et en obéissant à une déontologie commune. Mais le champ couvert par les « services publics » tend à se réduire comme peau de chagrin. Il suffit de citer les tentatives pour privatiser les grands services publics que sont le transport par chemin de fer, la poste et ses bureaux, la distribution du téléphone et le secteur de l’énergie. Or, c’est là que l’on mesure ce que peut apporter un service rendu par un opérateur public dans un espace public par rapport à un service privatisé.

Prenons l’exemple du transport rural. Autrefois, le chemin de fer de campagne (ou le car de la compagnie publique locale) assurait un service continu, qu’il y ait peu ou beaucoup d’usagers. Ce système maintenait un lien social entre tous les individus géographiquement dispersés et leur garantissait la mobilité en toutes circonstances. La gare avec sa buvette était un lieu convivial, un élément qui sécurisait l’individu en lui assurant la présence d’un espace public. Aujourd’hui, pour des raisons de rentabilité, ces liaisons sont peu à peu fermées et les gares laissées à l’abandon. L’individu est ainsi laissé au « chacun pour soi », à charge pour lui d’attraper un car d’une des rares lignes privées à l’heure où elles fonctionnent ou d’utiliser une voiture (s’il en a une), voire une motocyclette, une bicyclette….ou ses pieds.

Il en va de même pour le bureau de poste (dont on voudrait déléguer les fonctions élémentaires au café-tabac). On ne mesurera jamais assez le rôle que joue le bureau de poste dans un village (ou dans une banlieue). Or la tendance actuelle – rentabilité oblige – vise à supprimer de plus en plus de bureaux de poste locaux (qui « coûtent » une charge en personnel, même extrêmement réduit) pour les regrouper dans de grandes postes fonctionnelles dans les grandes cités. C’est là affaiblir, voire supprimer, une fonction sociale essentielle dans les toutes petites agglomérations. A l’occasion des opérations au guichet (envoi ou réception du courrier, retrait ou dépôt d’argent sur les livrets A dont on voudrait banaliser le traitement en l’étendant à toutes les banques…), se nouent des conversations, des liens sociaux qui font que le bureau de poste joue son rôle d’espace public.

La marchandisation qui s’étend chaque jour et touche de nouveaux domaines (tout ce qui touche au corps, par exemple) renvoie en tête à tête dans ses choix de vie l’individu au spécialiste – au marchand – qui lui propose un produit, plus ou moins sophistiqué, en fonction de son coût. Il n’est pas jusqu’à des actes éminemment civiques et collectifs qui ne fassent l’objet de privatisations pour des raisons financières. C’est ainsi que l’on voit dans plusieurs pays proposer et constituer des établissements pénitenciers privés pour désengorger les dépenses publiques. Comment peut-on penser que des individus dont la motivation principale est le commerce et la rentabilité capitaliste puissent apprécier les conditions de détention des prisonniers, les adapter en fonction de leur état psychologique et physiologique (ce qui peut nécessiter d’engager des frais supplémentaires de médication, de surveillance….).

On est donc en présence d’un phénomène de marchandisation de l’espace public (J.C.), toute marchandisation faisant passer l’action dont il est question du domaine public au domaine privé et, en conséquence, substituant aux critères qui devraient s’appliquer dans le domaine public (traitement égalitaire des individus, recherche de la solidarité en faveur des plus démunis, échanges mutuels gratuits) les critères en cours dans le domaine des échanges commerciaux privés, celui des « affaires » (calcul du prix du service rendu, obligation de ressources pour obtenir ce service, échange contraint par la disponibilité de ces ressources, usage de la monnaie comme instrument de mesure de la valeur des services échangés et de la satisfaction qu’ils apportent…). Ceci peut être éclairé en considérant le cas du prisonnier déjà évoqué. Le prisonnier a besoin d’un lieu où il puisse expier sa faute, se repentir, le temps fixé par le jury qui décide de la peine. L’administration « marchande » ne peut avoir d’autre préoccupation que de loger et garder le prisonnier pendant le temps requis au moindre coût en évitant toute complication qui pourrait tenir au comportement du prisonnier et élever ce coût.
Alors que, auparavant, la séparation entre la sphère marchande et la sphère du débat public tenait beaucoup à l’appréciation collective qui cantonnait l’empire du capital aux nécessités économiques (en opposition au débat d’idées jugé supérieur pour décider de ce qui est bon pour la société), c’est désormais à l’intérieur des règles édictées par la sphère marchande que se situe le débat. Et les diktats de la « société de marché » envahissent l’espace public, aussi bien matériel qu’immatériel. (M.C.G.)

2c) L’évolution de l’urbanisation.

Il faut maintenant parler de l’urbanisation qui est le phénomène qui a le plus perturbé le mode de vie depuis deux siècles. Beaucoup a été écrit sur l’évolution de la ville et de l’habitat par des générations d’architectes et d’urbanistes.

Au départ, l’habitat avait une fonction claire. Dans le village, l’organisation était simple : un petit nombre de maisons organisées autour d’une place et d’une rue principale où se trouvaient les principaux lieux formant l’espace public que constituaient l’église, le bureau de poste, le café-bureau de tabac, la fontaine et le lavoir, un peu plus loin la gare, et quelques commerces élémentaires, chacun d’entre eux contribuant, à sa place, à créer l’espace public. A noter que cette forme d’organisation facilitait la transition par rapport à la forme tribale primitive, permettant de considérer l’ensemble des habitants comme une sorte de famille avec les formes d’échanges et de solidarité qui y sont naturels. A noter aussi qu’il n’y avait pas de SDF dans cette forme d’organisation, ni de grands parents isolés…seul l’idiot du village se comportant de façon insolite sans être pour autant abandonné.

La Ville est, depuis les origines, un mode de résidence plus complexe. Pendant de nombreux siècles, elle est restée organisée avec un Centre où se trouvaient une large place, la cathédrale….. De nombreuses villes en Europe se sont constituées selon ce modèle avec des grand-places célèbres : plaza mayor espagnole, markt place de l’Europe du Nord, les places italiennes et celles de l’Europe centrale, bien sûr. Les rues principales rayonnaient à partir de ces places et toute une organisation de ces villes – fussent-elles grandes – s’est mise en place pour créer un espace de société. Dans les plus grandes villes – Paris, Londres, Berlin,… – cet espace urbain s’est démultiplié en quartiers, chaque quartier reconstituant un ensemble cohérent avec une place, une église, un marché public…, recréant ainsi un espace de société à dimension humaine.

Plusieurs phénomènes sont venus perturber cet ordre des choses.

Les villes européennes avaient été construites dans des espaces limités ce qui simplifiait le système de transports interurbains. L’urbanisation des Etats Unis, pays disposant d’espaces illimités, a conduit à construire des villes s’étendant en surface avec des dimensions gigantesques (il n’est pas rare d’avoir à faire 100 km pour traverser Los Angeles). Ceci a permis de doter chaque famille d’un espace clos individuel : sa maison avec son jardin. Il y a déjà là une entorse par rapport au principe de la construction de la ville-espace public. Dès lors, les habitants des « subburbs », dans leur coquette maison, ont eu tendance à se replier dans leur espace privé et à délaisser l’espace public urbain (comme en témoigne le dégénérescence des « down towns » de nombreuses villes américaines). L’avènement de la voiture-reine a parachevé la mutation en rendant inutile la construction d’un système de transports interurbains digne de ce nom quand l’espace permet d’ouvrir toutes les routes nécessaires et à chacun d’utiliser son véhicule. Cet urbanisme a fait école en Europe où, pourtant, les limitations de l’espace le rendaient plus difficile à implanter.

Il faut aussi parler de l’urbanisme vertical, approprié là où l’espace manque, mais développé initialement, là aussi, aux Etats-Unis (notamment pour mieux tirer parti du site de New-York). Le gigantisme des immeubles est, en effet, l’autre phénomène qui a perturbé l’urbanisme. On ne reviendra pas sur la tentation « babélienne » de construire des tours toujours plus belles et plus hautes. Mais, ce faisant, les concepteurs de ces édifices n’ont pas toujours eu conscience des perturbations que leurs actes causaient à un espace public à échelle humaine. A côté du quartier de La Défense dont les aménageurs se sont préoccupés de ménager au pied de leurs édifices un vaste espace public descendant vers Paris et offrant ainsi un exutoire aux habitants des tours, combien de tours construites au milieu de « no man’s land » ou enserrées par des voies tentaculaires et prisonnières des voitures ! On citera, à cet égard, Henri Gaudin quand il dit qu’il ne suffit pas de faire preuve d’imagination et d’une technique hors pair permettant de concevoir et ériger des tours aux formes les plus fantastiques pour construire un habitat à «échelle humaine. Ceci peut se révéler pernicieux si l’on ne réfléchit pas, comme trop souvent, à l’articulation de ces tours dans l’espace urbain et si l’on ne s’intéresse pas au « vide » entre ces espaces. Or, c’est précisément ce « vide », inhabité et inhabitable, sans territorialité et sans frontières, qui remplit les espaces des banlieues. Cette situation entraîne une perte des repères. On peut dire qu’il y a déspatialisation. Et cette déspatialisation s’apparente à une déconstruction qui désoriente et, donc à une régression qui appelle une reconstruction de l’espace de référence.
On n’omettra pas d’évoquer le malentendu auquel a prêté l’action de Le Corbusier et, plus précisément, de la construction de la « Cité radieuse » à Marseille. Cette cité n’avait un sens que parce qu’elle constituait un « espace public » en soi, car il disposait de tous les ingrédients pour fonctionner (en autarcie en quelque sorte). C’est ce qu’ont oublié tous les plagiaires de Le Corbusier, au demeurant ne disposant pas du même talent, quand ils ont construit des sortes de « boîtes » destinées à loger dans des conditions « économiques » des habitants en nombre, mais en omettant de les doter des espaces publics les rendant habitables. On comprend, dès lors, le « ratage » des banlieues. On y a accumulé tous les inconvénients : pauvreté de l’architecture ramenée à des « caisses » posées dans des espaces inoccupés (des « terrains vagues ») ; absence d’infrastructures urbaines permettant de créer un véritable espace public local et une vie de quartier ; absence de plan d’ensemble de la cité articulant ses composantes.

Les trois phénomènes – irruption des nouvelles technologies, marchandisation croissante de la vie sociétale, transformation des modes d’urbanisation – se sont conjugués pour modifier radicalement les modes de vie en provoquant un rétrécissement et une dépossession des fonctions de l’espace public traditionnel (les services publics, les lieux culturels collectifs…) au profit du foisonnement d’espaces privés, le plus souvent à caractère marchand. C’est ainsi que, du fait de la marchandisation de l’espace public, dans l’espace physique de la ville, c’est désormais le centre commercial qui tient lieu d’agora et qui rassemble les familles pendant le week-end. Mentionnons pour mémoire la forêt de panneaux publicitaires qui envahit aussi bien les centres villes que les banlieues (cf : un film récent sur ce sujet) et la logique commerciale qui grignote les services publics : écoles et hôpitaux. (M.C.G.)

Ces transformations ont donc profondément modifié les repères et le cadre du « vivre ensemble » et de l’expression démocratique. Elles obligent à une « reconstruction du collectif » selon les termes employés par Robert Bistolfi.

II Prémisses d’une « reconstruction du collectif »

La prise en considération des transformations de l’espace public évoquées dans la première partie conduit à envisager trois modes d’action principaux :

Restaurer les services publics et leur donner une place centrale dans le nouveau contexte ;

Repenser l’urbanisation de demain ;

Reconstruire les espaces de débat, compte tenu des nouvelles technologies et possibilités de communication. Repenser la démocratie.

1 Restaurer les services publics.

Les services publics exercent une double fonction :

– dans des domaines d’intérêt général – santé, éducation, transports, culture,… – ils garantissent l’accès pour tous à des biens et services, indépendamment de la situation financière des individus. Leur maintien doit donc être assuré, même si les producteurs peuvent être mis en concurrence pour accroître leur efficacité et diminuer le coût du processus de production. Mais, vis à vis des usagers, leur fourniture doit être sortie de la sphère marchande et répondre à d’autres critères ;
– ils maintiennent des espaces publics de rencontre et de convivialité qui permettent de lutter contre la ségrégation et l’individualisme forcené engendré par la société de consommation et son bras armé, la publicité. A cet égard, il serait erroné de penser que les espaces publics marchands tels que les centres de commerce et les galeries marchandes puissent remplacer les espaces publics traditionnels tels que les grandes places et voies publiques, les gares, les bureaux de poste, etc…, car leur finalité est différente. Elle est commerciale alors que, dans les espaces traditionnels, même s’il faut payer le service (billet de train, timbre…), elle se place beaucoup plus sous le signe de la gratuité et de la convivialité. C’est pourquoi, il convient de lutter contre les tentatives actuelles, sous prétexte de rentabilité, de suppression de tous ces lieux, qui permettent la rencontre entre les individus, et leur regroupement dans des centres gigantesques.

Cela oblige donc à déplacer complètement la vision actuelle du service public perçu sous l’angle de sa fonction productive qui conduit à proposer systématiquement sa privatisation en vue d’une meilleure efficacité économique au profit d’une autre vision du service public perçu sous l’angle de sa fonction sociale avec tout ce que cela implique en termes de gratuité, de solidarité et de financement par la collectivité.

[A développer]

2 Repenser l’urbanisation de demain.

[Ce paragraphe sera à rédiger avec le concours d’architectes et d’urbanistes]

On se bornera à reprendre ici quelques « pistes » qui figuraient dans le programme du Groupe élaboré, sur la base des propositions de François Barré, en octobre 2005.

Retrouver le « sens » de la Cité. Lutter contre la ségrégation urbaine (recréer une nouvelle « mixité » urbaine). Lutter contre la disparition des « centres » et recréer des espaces de convivialité (redonner vie à la cité urbaine), en s’inspirant, notamment, de l’idée de « Citta diffusa »de B.Secchi. Redéfinir les limites et les rôles des villes et des campagnes, ainsi que la place et le sens de l’espace rural. Repenser l’esthétique des cités et de leurs habitations en vue de rendre celles-ci plus habitables, plus humaines. Redonner sens à « l’appartenance à un territoire » (cf : P.Braouzec, R.Koolhas, D.Mangin, B.Reichen).

Repenser les lieux culturels. Concevoir des lieux permettant de répondre aux aspirations des « publics » en matière de culture, compte tenu du rôle des nouvelles technologies. Concevoir des lieux plus propices au contact entre les « publics » et les « créateurs ». Humaniser le « Musée ». Redéfinir son rôle au moment où il fait l’objet de sollicitations croissantes de la sphère marchande. Concilier le besoin de méditation face à la création, face au patrimoine de l’Humanité, et le besoin d’animation, de « fête » (cf : M.Recht, F.Lacloche, J.Digne).

3 Reconstruire les espaces de débat. Repenser la démocratie.

Les transformations du mode de transmission de l’information et de la parole obligent à un réexamen des fonctions et des formes de l’espace public classique. Qu’on le veuille ou non, l’information et les débats auxquels elle donne lieu peuvent être reçus dorénavant chez soi via Internet. La dimension immatérielle, virtuelle, de l’espace public a pris une importance croissante jusqu’à prendre le pas sur la dimension physique, matérielle. Le progrès technique et ses diverses applications ont modifié les comportements et fait bouger le curseur entre sphère publique et sphère privée. La télévision, d’abord, puis l’Internet (depuis dix ans), puis le téléphone portable ont fait exploser les contours des deux sphères et brouillé les cartes en faisant pénétrer l’« extérieur » (le monde entier, la vie professionnelle…) à l’« intérieur » (la cellule familiale à son domicile) en donnant tout latitude pour exposer l’intime dans les lieux publics. (F.LB.) On peut donc s’interroger sur les effets de ces nouveaux modes de communication sur le lien social par rapport à celui qui est tissé à travers une rencontre physique. Quelle différence y a-t-il entre un échange d’idées sur une place publique et un « chat » sur Internet ?

Le « blog », la video conférence, sont désormais des techniques destinées à se généraliser qui organisent la communication en temps réel sans besoin de déplacement. L’enseignement par télé distance est, lui aussi, appelé à se développer. On est là en présence d’espaces qui ne sont ni publics au sens traditionnel, ni privés, qui sont des espaces publics d’un genre nouveau dont il faut tirer parti. Les nouvelles technologies ont des conséquences sociales que l’on n’a pas fini d’explorer. Les outils nouveaux sont venus concurrencer et bouleverser les règles établies d’organisation du marché, de réglementation de la concurrence et plus généralement de liberté d’expression. La révolution numérique nous fait rentrer dans une ère nouvelle qui, à l’échelle de la planète et dans des conditions de quasi gratuité, donne aux individus un pouvoir jusqu’alors inatteignable et qui ne relève pas du seul débat sur le droit d’auteur. (F.B.) Le statut de la propriété dans le domaine de la culture s’en trouve remis en cause : « Le sort des biens communs » (Lawrence Lessig) devient une question première, la clé peut-être d’une ère qui ne laisserait pas la marchandise et les marchands régenter le cours de nos vies. (F.B.)

Ceci a forcément des conséquences sur la démocratie telle qu’elle était pratiquée, par exemple, lors de réunions sous les préaux des écoles. Mais cela ne la remplace pas. Le côté virtuel des rencontres sur le Net nécessitera sans doute toujours des espaces où les individus puissent se voir physiquement.

Le schéma de la démocratie représentative (citoyens élisent députés forment assemblée donne confiance à gouvernement) dont les actes de ce dernier ne sont sanctionnés que lors du scrutin suivant est remis en question. Par les « blogs » et autres procédés interactifs, l’électeur peut influencer ceux qui gouvernent la cité sous une forme de démocratie participative. Sans remettre nécessairement en question les partis traditionnels, cela ne peut que modifier leur fonctionnement. C’est la temporalité qui est ici fondamentalement changée. Les rapports de force entre partis politiques, media et citoyens évolueront donc inévitablement. Il convient de réfléchir aux moyens de maîtriser et organiser les nouveaux processus.

Pierre Rosanvallon, à la question, « Internet est-il une avancée pour le débat politique ? », répond : « Oui et non. « Oui », parce qu’il multiplie les possibilités d’expression de tous, fait circuler plus facilement les idées et les opinions, favorise les possibilités d’interaction. Mais « non », en ce sens qu’il produit un univers éclaté, disséminé. Internet est, à la fois, radicalement démocratique (chacun peut prendre la parole), et absolument impolitique (il ne produit pas de « commun » et diffracte à l’infini les opinions individuelles). »

Pour Robert Bistolfi, la reconstruction du collectif passe par la critique du discours démocratique désincarné (couplé avec une expansion tout aussi abstraite du champ des droits de l’homme) qui occupe la place depuis une vingtaine d’années. Il se demande pourquoi le projet autogestionnaire ne s’est pas imposé comme nouvel idéal alternatif à un ordre soviétique en cours d’effondrement : il apparaissait pourtant comme l’aboutissement concret d’une démocratie allant jusqu’au bout de sa logique. L’expérience yougoslave était déjà apparue porteuse d’espoirs. En France, le PSU avait contribué à théoriser l’autogestion comme le mode de fonctionnement nécessaire d’un socialisme soucieux de se prémunir contre toute tentation autoritaire. Engagé dans son aggiornamento des années 70, le PS adoptait des « thèses sur l’autogestion ». Abandonnant la dictature du prolétariat, le PC lui-même affirmait vouloir associer étroitement, désormais, objectif socialiste et approfondissement démocratique. Mais il apparaissait également évident à tous que ce modèle autogestionnaire en gestation ne serait viable que dans une société privilégiant des valeurs égalitaires et refusant le « toujours plus » individualiste. L’accélération de l’histoire à la fin des années 80 et le triomphe sans partage du capitalisme après 1989 ont sapé les bases de ce modèle autogestionnaire avant même qu’il prenne quelque peu corps. Dans une société où les références à la propriété collective renvoyaient désormais mécaniquement au goulag, où le principe de concurrence étendait progressivement son emprise sur tous les domaines, où les inégalités réelles s’étaient en conséquence lourdement creusées, où les acquis de la solidarité collective n’étaient plus privilégiés et ont dû céder la place à des démarches simplement compassionnelles…, les conditions égalitaires minimales que l’autogestion appelle pour s’installer dans la durée ne pouvaient plus être atteintes. (R.B.)

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