Habiter le monde *

La défense française de l’exception culturelle, transformée en diversité culturelle est fondée sur un argument simple et fort : la culture n’est pas une marchandise comme les autres ; elle n’est pas une marchandise. Cela signifie qu’elle ne s’échange pas selon les règles commerciales de l’offre et de la demande et que son acquisition répond (ou devrait répondre) à une économie des besoins (des désirs) et non des moyens.
L’art, la culture sont difficiles à définir. Une manière de les discerner, au sein des productions humaines, consiste à les rattacher à une économie du don et à signifier que leur gratuité s’oppose à l’utilité. Ainsi Adolf Loos opposait-il l’art (« qui peut ne plaire à personne ») et l’architecture (« qui doit plaire à tout le monde »). Jacques Lacan déclarait que « La jouissance, c’est ce qui ne sert à rien ». Ce rien, essentiel et qui nous fait vivre, devrait être accessible à tous.
Le Chapelier fait adopter par l’Assemblée Nationale, le 13 janvier 1791, le texte qui crée le droit d’auteur pour une durée de cinq ans. Il explique ainsi ce court délai : « Quand un auteur a livré son ouvrage au public, quand son ouvrage est dans les mains de tout le monde, que tous les hommes instruits le connaissent, qu’ils se sont emparés des beautés qu’il contient, il semble que, dès ce moment, l’auteur a associé le public à sa propriété, ou plutôt lui a transmis tout entière ».
Les philosophes des lumières considéraient – à l’exception de Diderot- que la propriété d’un individu sur les œuvres est illégitime, voire scandaleuse et dénonçaient qui prétendrait s’approprier des idées qui sont utiles au progrès de l’humanité. Condorcet était au premier rang de ce combat et réclamait la liberté d’accès à la culture.
Lorsqu’en décembre 1959 André Malraux présente au Sénat les objectifs du nouveau Ministère de la Culture, le dessein est vaste et généreux de partage d’un imaginaire universel et de possession d’un patrimoine commun. Il établit une distinction entre les missions de l’Education Nationale « enseigner » et celle de la Culture « rendre présent […] faire aimer les génies de l’humanité ». La « mise en présence » passant bien sûr par la proximité implique une décentralisation culturelle. Pour que la culture soit démocratique, il convient que « les œuvres de l’esprit » soient physiquement accessibles à tous.
En mai 1968, plusieurs cercles gauchistes dont le « groupe 4 » réunissant un certain nombre de cinéastes parmi lesquels Claude Chabrol, François Truffaut, Jean-Luc Godard, Marin Karmitz proposent l’instauration d’un « impôt culturel » afin d’assurer l’accès libre et gratuit aux biens culturels.
Depuis 1959, depuis 1968 et malgré un triplement des budgets consacrés à la culture, les fréquentations par catégories socioculturelles n’ont pas évolué. Ce sont toujours les mêmes, disposant de diplômes et des revenus les plus élevés, qui lisent, vont au théâtre, au cinéma, dans les musées…. Sauter le pas, franchir physiquement le seuil (s ‘affranchir de l’« angoisse du seuil » dirait les allemands) n’est pas possible pour le plus grand nombre de nos concitoyens. « Près de 40% de la population sont des exclus culturels » analyse Olivier Donnat qui travaille au département des études et prospectives du Ministère de la Culture.
Durant la même période, les évolutions économiques et technologiques ont bouleversé le paysage culturel, et entraîné des conséquences contradictoires. Le développement des industries culturelles nous a vraiment fait rentrer dans l’âge de « L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » annoncée par Walter Benjamin. Les capacités nouvelles de diffusion permettant de « toucher » le public le plus vaste représentent un progrès incontestable. Il est cependant advenu que la concentration de ces moyens entre les mains d’oligopoles de plus en plus puissants (1) s’est accompagnée d’une perte de singularité et d’un amenuisement des diversités de production et de diffusion. Parallèlement à cela, les extraordinaires développement de la communication électronique et du numérique via Internet ont donné naissance à des outils de captation, d’échange généralisé et délocalisé permettant une proximité et une mise en présence universelle et la réception sauvegardée (téléchargement) des œuvres et créations écrites, musicales, cinématographiques…
Ces outils nouveaux sont venus concurrencer et bouleverser les règles établies d’organisation du marché, de réglementation de la concurrence et plus généralement de liberté d’expression. La révolution numérique nous fait rentrer dans une ère nouvelle qui, à l’échelle de la planète et dans des conditions de quasi gratuité, donne aux individus un pouvoir jusqu’alors inatteignable et qui ne relève pas du seul débat sur le droit d’auteur. Les sites aux « contenus générés par les utilisateurs » ne cessent de se développer (2). Dorénavant chacun peut créer un podcast (séquence audio mise en ligne par les utilisateurs) ou s’exprimer dans le cadre d’un blog dont la création est gratuite et le champ de diffusion illimité, touchant en cela autant ou davantage de lecteurs -aux capacités d’interaction en temps réel- que les médias traditionnels. Chacun peut participer à la construction monumentale d’une encyclopédie libre et écrite coopérativement : Wikipédia dont les multiples articles sont rédigés par des éditeurs bénévoles et revus à tout moment par la communauté. Et il n’est plus d’événement fort de l’actualité qui ne soit spontanément « couvert » par un cinéaste/vidéaste ou photographe amateur. Ces phénomènes perturbent l’ordre et les modes d’action des medias et particulièrement de la presse, déjà fragilisée par l’apparition des « gratuits ».
Chacun peut rejoindre un site de relation, de chat, d’expression de ses aspirations et de ses goûts littéraires ou musicaux. Aux Etats-Unis, le site « My space » a été créé par des musiciens qui ont commencé à y présenter leurs créations et à les diffuser gratuitement. Peu à peu de jeunes internautes (16-34 ans) de toutes origines se sont rassemblés là pour atteindre aujourd’hui le chiffre impressionnant de 40 millions de membres inscrits. Un tel phénomène dénote un changement profond et sans doute générationnel des modes de relation. L’expression même « my space » indique qu’il s’agit bien de constituer un espace collectif personnel d’un type nouveau, relevant -comme l’espace public- d’une architecture et d’une topographie de la dilection, de la sociabilité et des déplacements.
Chacun sur Internet peut télécharger des textes, des images fixes ou mouvantes, des musiques dans des conditions « illégales » de gratuité ou légales d’achat réglementé en utilisant des logiciels mis à disposition et en s’inscrivant dans un réseau parfaitement anonyme de fichiers partagés.
Chacun peut mettre en vente les objets dont il veut se débarrasser, dans le cadre d’une foire à l’encan universelle, plus vaste que toutes les brocantes et sans que soit posée la question d’un statut professionnel marchand ni des limites douanières.
Chacun peut tenter de faire sauter les barrières de la censure et du totalitarisme en diffusant des informations interdites. Internet sera bientôt le plus grand diffuseur de « chaînes » d’information, concurrençant en cela les « bouquets » commerciaux des grands groupes. « Les 15 ennemis de l’Internet sont les pays les plus répressifs de la liberté d’expression en ligne : ils censurent les sites d’information indépendants et les publications d’opposition, surveillent le Net pour faire taire les voix dissidentes, harcèlent, intimident et parfois emprisonnent les internautes et les bloggers qui s’écartent de la ligne officielle. » révèle Reporters sans frontières. La Chine est l’ennemi le plus puissant et le plus actif de la libre circulation des idées et des faits sur Internet et a su imposer aux grands groupes qui devraient servir cette liberté tant attendue de s’autocensurer afin de préserver leurs profits sur l’immense marché chinois (3).
Chacun peut créer et mettre en ligne pour un usage illimité et gratuit un logiciel libre, ou plus généralement utiliser de tels logiciels. Dès 1985 a été créée aux Etats-Unis, par Richard Stallman, le mouvement pour le logiciel libre, la « Free Software Fondation » (FSF), visant à encourager le développement de logiciels distribués avec leur code-source
Chacun peut se déplacer librement dans un espace-temps qui, de naissance, a ignoré les barrières territoriales, l’économie du marché, la matérialité des marchandises, les entraves des réglementations. Contrairement à ce qu’on a pu entendre, ces « autoroutes de l’information » ne sont pas seulement le collecteur universel de nos miasmes et de nos dérives. Elles ont une immatérialité plus proche du domaine des idées et de leur circulation ailée. Lawrence Lessig , professeur de droit à l’Université de Stanford, a fondé « Creative
Commons », une alternative au droit d’auteur, appliquée en France depuis 2004 et qui met à la disposition des artistes comme des créateurs de logiciels, un système souple de protection, permettant à chaque auteur de définir lui-même les règles d’usage qu’il considère acceptables. Cette flexibilité de la règle laissée à la discrétion et à la civilité des auteurs relève d’une urbanité de l’échange plus riche que toutes les impositions uniformes et répressives. Le statut même de la propriété s’amplifie d’une part affinitaire qui peut aller jusqu’au partage. « Le sort des biens communs » (4) devient une question première, la clé peut-être d’une ère qui ne laisserait pas la marchandise et les marchands régenter le cours de nos vies. « Ce n’est pas grâce à la propriété intellectuelle que les grandes avancées de l’ère informatique se sont produites, mais en dépit d’elle » précise Lawrence Lessig.

Le dépôt précipité par le ministère de la Culture et de la Communication d’un projet de loi « sur le droit d’auteur et les droits voisins dans la société de l’information » (5) a mis en pleine lumière l’ampleur du problème et la gravité des enjeux.

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