I Un état des lieux

En quoi les variations et les transformations constatées des deux espaces considérés – espace public et espace privé – ont-elles affecté le « vivre ensemble », le lien social d’une part, la nature et l’exercice de la vie démocratique dans notre pays d’autre part ?

partagé et
enrichi nos réflexions et qui nous manquera.

1 Pourquoi nous sommes nous intéressés à ce jeu de concepts ?

Parce qu’il nous a semblé que le destin de notre pays, voire du monde, se jouait au nœud de ces deux concepts. Derrière le couple « public/privé », il y a le couple « collectif/individu ». L’histoire nous démontre que ces deux pôles sont en tension permanente, le territoire de l’un ne se définissant que par rapport à l’autre, et parfois, au détriment de l’autre. Il y a là un paradoxe. L’avènement de l’individu s’origine au Siècle des Lumières. La lente conquête de l’autonomie, de l’esprit critique, de l’affirmation d’une pensée autonome, de la liberté individuelle est, à juste titre, considérée comme une avancée importante dans l’histoire des Hommes. Mais les hommes sont-ils les auteurs de l’Histoire ou la subissent-ils ? Au vingtième siècle, l’Ecole des Annales veut mettre les hommes, tous les hommes, au centre de l’histoire et aspire au passage d’une histoire qui ne serait plus seulement celle des grands hommes, des dates et des événements, à une histoire des histoires, des récits et des personnes. Cette évolution se poursuit aujourd’hui avec le projet, tel celui de Marc Ferro, de l’écriture d’une « histoire anonyme ». Il y a dans ce mouvement continu une recherche commune de la démocratie. Toutefois – et nous touchons à une limite de ces idées, ou plus précisément de leur interprétation – si l’individu devient l’alpha et l’oméga, il n’est plus de vie sociale possible, ni de démocratie vivante.

A quoi assistons-nous – surtout depuis ces dernières décennies – sinon à une hypertrophie de l’individu conduisant au repli sur soi, au repli sur la sphère privée : à l’« individualisme ». Ces changements ont été amplifiés par le système économique (le capitalisme triomphant et la « financiarisation »), les avancées technologiques, l’urbanisation, les progrès de la médecine et l’évolution des mœurs qui en découle. La sphère publique – la vie en société et la vie politique – en ont gravement pâti, alors que ce que visaient les philosophes des Lumières ou les historiens des Annales, en améliorant, en valorisant l’individu, était au contraire l’enrichissement et la revitalisation de la démocratie. Là est le paradoxe.

Le dépérissement de l’espace public n’est que le symptôme d’un déni de la chose publique et de mise en œuvre d’une politique d’abaissement de l’Etat. Considéré comme le responsable des pesanteurs et inerties de nos sociétés, l’Etat (et plus généralement la « puissance publique ») est mis en cause au nom de la liberté individuelle et des équilibres du marché. Ses capacités de régulation, de péréquation, d’organisation du territoire et de garantie d’une nécessaire égalité entre les citoyens sont de plus en plus combattues et amoindries. Une telle évolution, « à l’américaine », conduit à la privatisation de la société toute entière, à l’avènement de l’esprit privé en opposition à l’esprit public, à la règle générale de la fonction privée en opposition à la fonction publique et à l’abandon de tout récit collectif. Ceci qui peut paraître paradoxal est cependant évident : l’affirmation pressante de la prééminence de l’individu et de l’initiative privée n’aboutit pas à une liberté de création et d’invention génératrice de singularités multiples et de différences fructueuses, mais à une uniformisation des aspirations et à une inégalité des situations. Le monde s’appauvrit dans sa course à l’enrichissement individuel et sa soumission au marché. Il nous faut refonder l’esprit public, faire renaître l’espace public et sa diversité de paroles.

Il serait vain de ne ressentir dans l’assomption des valeurs privées que la marque haïssable d’une avidité généralisée et de la seule recherche d’un destin réduit aux limites des personnes. La « chose publique » est peut-être devenue elle aussi une « chose privée », confisquée par des clercs et gérée par une administration plus soucieuse souvent de persévérer dans son être que d’évoluer et d’innover. Les intérêts acquis et les avantages à l’ancienneté ne sont pas l’apanage des seuls possédants. Le conservatisme est la chose du monde la mieux partagée. Il convient donc pour restaurer l’esprit public de le refonder. Le prince Giuseppe Tomaso di Lampedusa, écrivait dans Le Guépard : « Pour que tout demeure inchangé, il faut que tout change. ». Si nous ne souhaitons pas que tout demeure inchangé, il nous faut changer plus encore et réinventer un espace public, un espace collectif qui soit cet entre deux, ce tiers espace où chacun éprouvera les raisons et les effets d’une démocratie véritable.

Essayons nous d’abord à donner quelques définitions et à dire les différences entre, d’une part, l’espace public considéré comme une composante de l’agrégat social formant corps –
l’espace de gouvernance et de service publics (fonctions régaliennes et d’ordre, services d’éducation, d’entretien, de santé, de solidarité…), l’espace politique de représentation (institutions et collectivités, partis), l’espace social de médiation (syndicats, fédérations du monde professionnel, associations), l’espace de diffusion et d’information (médias, industries culturelles, équipements culturels)… – et, d’autre part, l’espace public considéré comme un « topos », un lieu de vie publique et de rencontre avec ses multiples déclinaisons depuis l’invention de l’agora et du forum ; lieu matérialisé par une emprise bâtie et une organisation spatiale fixe ; lieu fluide d’échanges de paroles et d’opinions, publiques. On rappellera au passage que l’agora et le forum ont marqué la naissance de la « polis », à la fois cité et politique.

Ces différents « espaces publics » ont pour l’essentiel des caractéristiques communes : ils sont régis par des règles et selon des procédures s’imposant à tous et obéissant aux principes démocratiques de décision et de représentation fixés par des textes et approuvés par la communauté toute entière ; ils sont ouverts (ou représentatifs de) à tous sans distinction de catégorie sociale, de race ou de religion ; leur accès est le même pour tous ; le droit d’en user et d’en jouir est garanti à chacun. Selon toutes ces acceptions, l’espace public est à la fois un bien public, propriété de tous, et un dû, un espace de partage que la société se consent à elle-même afin d’assurer la libre expression des citoyens. L’intensité de vie et de flux de ces espaces témoigne du désir d’échange et des modalités de formation d’un devenir collectif. Leur dégradation ou leur dépérissement laissent apparaître à l’inverse un délitement du lien social et la prééminence progressive des aspirations et conquêtes personnelles au détriment d’une délibération commune. L’actuelle déshérence de l’espace public met en péril la cité et le politique.

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Depuis la Révolution Française, après l’abolition des Privilèges, l’espace public est devenu le lieu par excellence, lieu et lien tout ensemble. Lieu de l’exercice de la démocratie et de la représentation du peuple, avec l’Assemblée Constituante puis Nationale ; lieu de l’enseignement pour tous, censé placer chaque individu à égalité face à la transmission du savoir, avec l’école laïque ; lieux de l’urbanité, de déambulation individuelle ou de manifestations collectives avec les espaces publics de la ville. De façon générale, l’espace public peut prendre une forme matérielle et une forme immatérielle et varier selon différentes modalités : lieu physique (dont l’archétype est la ville), flux d’idées, vecteur de leur circulation, renouvelé récemment par l’espace Internet (espace-temps universel et synchrone), champ d’une conscience collective.

Lieu physique dans la cité, l’espace public est normalement sécurisé (voies de circulation, marchés publics, parcs…), son accès en est gratuit et les citoyens peuvent y avoir des activités de flânerie et d’échange. C’est aussi le lieu des réjouissances communes, de la protestation, des manifestations culturelles, de l’expression des diverses appartenances (communautaires, religieuses, politiques…). C’est encore le lieu de la fabrication de l’opinion publique, le lieu de l’élaboration du symbolique qui unit les membres d’une communauté humaine. Les bâtiments et monuments du pouvoir et les équipements de service public s’y implantent : hôtels de ville, de région et de département, administrations, lieux de culture et d’éducation – écoles, musées, bibliothèques, théâtres, maisons de la culture – … L’aménagement urbain décide de leur ordonnancement, des circulations qui les lient et des frontières qui les séparent.

Par opposition, l’espace privé a été longtemps celui de l’échange direct entre individus ; échanges familiaux, amoureux, sexuels, amicaux… ; un espace sinon « confiné », en tout cas délimité. C’est le lieu de l’« intime », le lieu du partage avec quelques-uns, la cellule familiale, le cercle d’amis, le lieu de l’expression de la liberté individuelle. Au demeurant, le chevauchement entre les deux mondes (public et privé) a toujours existé : l’urbanisme traite de l’insertion des habitations privées dans la ville ; les foires et les marchés ont favorisé les échanges et la circulation des idées pendant des siècles ; certains lieux à vocation commerciale, au sens juridique du terme, ont toujours eu une vocation publique, les cafés par exemple, lieux de diffusion des idées. Dans un registre différent, les églises constituées ont voulu faire passer les convictions religieuses de la sphère de l’intime à un « espace public » de la foi et instituer une vision du monde tendant à l’universel. Ces glissements, ces chevauchements, sont des manifestations concrètes de la vitalité démocratique.

L’espace public pourrait donc être défini comme un « entre-deux » qui reçoit ses déterminations, au départ, des deux pôles qui le bornent. D’un côté, l’espace de la puissance publique, de l’Etat, qui dans un régime démocratique exprime, à titre essentiel, la volonté collective en s’appuyant sur tous les outils constitutionnels. L’autre pôle, l’espace privé, est celui de l’individu et de l’exercice d’une liberté qui n’est borné que par la loi et les règlements d’ordre public. L’entre deux de l’espace public, défini d’abord comme une soustraction, a atteint progressivement une réalité substantielle autonome avec, depuis la fin le dernière guerre mondiale, l’élargissement régulier des libertés démocratiques. Il est devenu le lieu d’épanouissement par excellence de la « société civile ». On parle de plus en plus d’espace collectif pour souligner que l’espace public est devenu mixte.

Ce caractère d’« entre-deux » de l’espace public a été renforcé par le déplacement des frontières qui est résulté de la marchandisation et de la privatisation des activités qui étaient placées auparavant sous la tutelle de la Puissance Publique. Ce phénomène n’est pas spécifique à la France et bien d’autres pays ont eu à en connaître les conséquences, mais il a pris, dans notre pays, une ampleur et une importance singulières du fait de la place qu’y occupait l’Etat centralisateur. Il est incontestable que l’espace public a subi, en France, de fortes variations au cours des dernières décennies du fait de la privatisation plus ou moins extensive – faisant place à un retour à la nationalisation en raison de l’application du Programme commun de la Gauche en 1981, puis reprise à partir de 1986 –, mais aussi de la régionalisation de nombreuses activités. La privatisation, accompagnant la marchandisation des activités concernées, a touché une partie importante de l’économie : dans les secteurs de l’énergie, des télécommunications, et des transports, notamment.. Aujourd’hui, les délimitations entre les activités dépendant de la Puissance Publique et les activités privées sont redessinées, ceci conduisant de fait à une sorte d’« entre-deux » où se situent des entreprises à vocation publique où l’Etat conserve une tutelle, mais qui sont autonomes, comme la Poste ou la SNCF, avec des conséquences que l’on examinera dans les parties suivantes de ce texte.

Ainsi, plus qu’à chercher une définition précise de l’Espace public et de l’Espace privé, nous nous attacherons dans ce qui suit à observer et décrire les évolutions survenues, particulièrement depuis une cinquantaine d’années, entre l’individu (et la sphère du privé) et ce qui lui est extérieur, qu’il s’agisse de son lieu de vie, de ses relations avec l’Etat et la collectivité, de ses relations avec le monde. Ce faisant, nous chercherons à faire l’inventaire de ce qui « dysfonctionne » dans les modalités actuelles du « vivre ensemble ». Ceci nous conduira à préciser les contours d’un projet de société remédiant à ces dysfonctionnements et dans l’élaboration duquel nous ne pourrons pas faire l’économie d’une réflexion sur le socle commun des valeurs qui le sous-tendent.

2 Les facteurs des transformations de l’espace public et de ses rapports avec l’espace privé.

Plusieurs phénomènes se sont conjugués pour conduire aujourd’hui à un profond changement de nature, voire au délitement, de l’espace public et à l’affaiblissement de son rôle, au fur et à mesure que l’espace privé se faisait de plus en plus envahissant, et ce, de par l’évolution de la techno-science, de l’évolution des modalités et des modes de vie qui en résultent, mais aussi de la marchandisation et, plus récemment, de la financiarisation, des activités humaines et, enfin, de l’évolution de l’urbanisation

2 a) L’irruption des nouvelles technologies.

Déjà, les Lumières du XVIIIème siècle, en faisant émerger l’individu, ont jeté les bases d’un espace public immatériel où se confrontent les idées, où s’élaborent les philosophies, où s’aiguise l’esprit critique, creuset où a mûri la démocratie lors des luttes du XIXème, puis du XXème siècle. Cet espace est passé d’abord par l’écrit – les ouvrages, les journaux, les pamphlets –, puis sont venues les réunions publiques. Dès ce moment, l’espace public a pris une dimension immatérielle dont Habermas a plus tard précisé les contours et la nature. Les évolutions qui ont suivi ont accéléré cette mutation. Les inventions du téléphone et de la radio, culminant avec la télévision et Internet, ont changé complètement les conditions de l’information et du dialogue entre les individus. Alors qu’auparavant il convenait de se réunir dans des lieux publics pour pouvoir débattre en nombre, ces nouveaux instruments ont conduit au développement, puis à la généralisation de la communication directe d’individu à individu, rendant de moins en moins nécessaire la médiation des lieux publics traditionnels. Les exemples foisonnent : le téléphone (devenu mobile), puis l’Internet, rendent de moins en moins nécessaires les déplacements physiques des individus ; de nombreuses tâches qui nécessitaient des réunions dans des lieux publics (mairies, universités…) peuvent être menées à bien par le téléphone, la video-conférence et maintenant, surtout, Internet. C’est ainsi que des ouvrages ou des articles collectifs peuvent être rédigés à distance, puis mis au point sans que les partenaires aient à se rencontrer physiquement. L’internaute peut contribuer à la fabrication de l’opinion collective avec les courriels, la circulation des textes contradictoires, la participation aux forums, comme en témoigne, par exemple, la campagne d’ATTAC sur Internet avant le référendum sur le Traité Constitutionnel.

2b) La marchandisation des activités humaines.

Déjà Karl Polanyi avait dénoncé les conséquences de la marchandisation des terres, de la monnaie et du travail au XIXème siécle sur le fonctionnement de la société. Après un intermède pendant et après le Seconde Guerre Mondiale, cette marchandisation inséparable du développement du capitalisme a repris sa marche en avant inexorablement, d’autant plus que la faillite du système concurrent incarné par le communisme soviétique lui ôtait toute limite, tout contrepoids. On a assisté avec la fin de la guerre froide entre les blocs et leurs systèmes à la revitalisation de l’économie capitaliste, au détricotage des acquis sociaux et à un triomphe éclatant de l’idéologie du « tout marchand ». Au sein de l’espace privé, ce triomphe aboutit à un consumérisme illimité : la publicité qui « cible » les enfants dès le plus jeune âge et l’envahissement pornographique participent d’une même dérive dans une société qui, émiettée en consommateurs sans boussole commune, se révèle aisément manipulable. Le passage d’un capitalisme économique industriel et post-industriel à un capitalisme strictement financier a accentué ces tendances à la déliaison de trois façons : dissolution de la notion de groupe responsable ; raccourcissement du temps (de production d’un résultat) et extension de l’espace du marché ; dévalorisation du travail. Naguère l’entreprise fut d’abord liée à une famille, puis à un groupe ou à une personnalité inscrivant leur action dans la durée et la volonté de protéger un patrimoine. Il n’en est plus de même avec la domination multinationale quasi anonyme des fonds de pension et d’actions. L’investissement à long terme devant produire des résultats différés est remplacé par la recherche de résultats profitables dans le court terme. Imposées par les Fonds de Capitaux, ces obligations nouvelles entraînent une course au résultat, une instabilité des directions, de brusques changements de propriétés par OPA et autres modes boursiers d’acquisition, des délocalisations et plans sociaux nombreux. Le travail, alpha et oméga du discours social (tant patronal que syndical), s’en trouve dévalorisé. Les possesseurs de biens et maîtres du jeu sont pour la plupart des retraités, c’est-à-dire des non-actifs âgés auxquels le temps (c’est de l’argent) est compté. Leur espace immatériel est anonyme, ne connaît aucune limite territoriale et semble n’obéir à aucune éthique.

Dans l’espace qu’elle maîtrisait encore, avec ses responsabilités au regard du devenir collectif, la puissance publique n’a en rien freiné cette évolution : elle l’a tolérée ou encouragée. La privatisation des sociétés économiques d’Etat n’est ici que la pointe visible de l’iceberg : la masse cachée des abandons aux exigences de l’économie privée est toujours en progression. Ces abandons sont de nature diverse mais s’inscrivent tous dans la même logique visant à soustraire au débat démocratique des pans entiers de la réalité sociale, à les faire glisser hors du champ du politique, de ses contrôles et de ses solidarités collectives, vers l’espace du droit et du contrat privé. L’abandon de pouvoirs régaliens fournit des exemples extrêmes. Il en est ainsi avec la gestion de la monnaie confiée à une banque centrale indépendante dont les missions sont prioritairement orientées vers la protection des possédants et de la valeur de leurs avoirs. Il en est ainsi également de la renonciation par l’Etat à son monopole de la violence légitime lorsqu’il tolère le développement du mercenariat et des sociétés de sécurité (une violence privée mise au service de ces mêmes possédants), ou lorsqu’il autorise des établissements pénitenciers privés pour désengorger les dépenses publiques. Comment peut-on penser que des individus dont la motivation principale est le commerce et la rentabilité capitaliste puissent apprécier les conditions de détention des prisonniers et les adapter en fonction de leur état psychologique et physiologique (ce qui peut nécessiter d’engager des frais supplémentaires de médication, de surveillance). Les abandons sont plus directement perceptibles dans d’autres domaines : en matière de sécurité sociale, avec la promotion de formules de retraite par capitalisation, inégalitaires par nature ; dans l’enseignement, où la sélection liée à l’argent ou à la possession d’un capital symbolique a déjà profondément creusé les inégalités ; dans le domaine du travail (avec l’exemple des sans-papiers dont chacun sait que la précarité et le sous-paiement conditionnent la marche de secteurs déterminés de l’économie).
Les tentatives se multiplient pour privatiser les grands services publics que sont le transport par chemin de fer, la poste et ses bureaux, la distribution du téléphone et le secteur de l’énergie. Or, c’est là que l’on mesure ce que peut apporter un service rendu par un opérateur public dans un espace public par rapport à un service privatisé. L’exemple du transport rural est éclatant. Autrefois, le chemin de fer de campagne ou le car de la compagnie publique locale assuraient un service continu, qu’il y ait peu ou beaucoup d’usagers. Ce système maintenait un lien social entre tous les individus géographiquement dispersés et leur garantissait la mobilité en toutes circonstances. La gare avec sa buvette était un lieu convivial, un élément qui sécurisait l’individu en lui assurant la présence d’un espace public. Aujourd’hui, pour des raisons de rentabilité, ces liaisons sont peu à peu fermées et les gares laissées à l’abandon. L’individu est ainsi condamné au « chacun pour soi », à charge pour lui d’attraper un car d’une des rares lignes privées à l’heure où elles fonctionnent ou d’utiliser une voiture (s’il en a une), voire une motocyclette, une bicyclette ou ses pieds. Il en va de même pour le bureau de poste dont on voudrait déléguer les fonctions élémentaires au café-tabac. On ne mesurera jamais assez le rôle que joue le bureau de poste dans un village ou dans une banlieue. Or la tendance actuelle – rentabilité oblige – vise à supprimer de plus en plus de bureaux de poste locaux qui « coûtent » une charge en personnel, même lorsque celui-ci est extrêmement réduit, pour les regrouper dans de grandes postes fonctionnelles dans les grandes cités. C’est là affaiblir, voire supprimer, une fonction sociale essentielle dans les toutes petites agglomérations. A l’occasion des opérations au guichet, envoi ou réception du courrier, retrait ou dépôt d’argent sur les livrets A dont on voudrait banaliser le traitement en l’étendant à toutes les banques, se nouent des conversations, des liens sociaux qui font que le bureau de poste joue son rôle d’espace public.

On se trouve donc en présence d’un phénomène de marchandisation de l’espace public qui, par la recherche constante d’une rentabilisation de toute activité de service public fait passer celle-ci du domaine public au domaine privé et, en conséquence, substitue aux critères qui devraient s’appliquer dans le domaine public (traitement égalitaire des individus, recherche de la solidarité en faveur des plus démunis, échanges mutuels gratuits) les critères en cours dans le domaine des échanges commerciaux privés, celui des « affaires » (calcul du prix du service rendu, obligation de ressources pour obtenir ce service, échange contraint par la disponibilité de ces ressources, usage de la monnaie comme instrument de mesure de la valeur des services échangés et de la satisfaction qu’ils apportent). Ces impositions de valeurs, cet activisme et ce présentisme fiduciaires modifient peu à peu le lien social et nos rapports à la société et aux personnes. L’exemple des industries culturelles (cinéma, télévision, audio-visuel, jeux vidéos, DVD, CD, logiciels …) est éclairant. Elles sont de plus en plus convoitées par le capital spéculatif et constituent aujourd’hui un espace marchand public et privé représentant en termes économiques le premier poste de la balance commerciale des Etats-Unis. Bernard Stiegler qui croit au devenir et aux potentialités de ces industries culturelles a montré combien elles participaient aujourd’hui d’une conquête des cerveaux, grosse d’un abaissement des singularités et d’une uniformisation des aspirations. La production des industries culturelles, ces «usines à rêve » tant médiatisées, induisent une modification des esprits et une standardisation des aspirations. L’individu roi est devenu acteur de la scène publique au travers du reality show et d’une transformation du peuple en people. Le qualificatif « public » est de moins en moins le symbole d’une puissance publique mais celui d’une puissance médiatique. Face à la privatisation croissante de l’espace public, l’espace privé se publicise au sens médiatique du terme. L’intime devient spectaculaire et envahissant tandis que le public s’efface.

Alors que, auparavant, la séparation entre la sphère marchande et la sphère du débat public tenait beaucoup à l’appréciation collective qui cantonnait l’empire du capital aux nécessités économiques (en opposition au débat d’idées jugé supérieur pour décider de ce qui est bon pour la société), c’est désormais à l’intérieur des règles édictées par la sphère marchande que se situe le débat. Et les diktats de la « société de marché » envahissent l’espace public, aussi bien matériel qu’immatériel.

2c) La financiarisation de l’économie

La financiarisation de l’économie mondiale, jumelée avec la marchandisation et la privatisation, est l’un des phénomènes marquants de notre époque qui a des incidences, peut-être moins visibles mais non moins importantes, sur la délimitation entre espace public et espace privé. On sait qu’elle a débuté en 1971 avec la décision du Président Nixon, face à l’accélération de la diminution du stock d’or de la Réserve Fédérale américaine, de dénoncer la convertibilité-or du dollar, ce qui marquait de facto la fin du système de Bretton Woods. Le basculement du système monétaire international vers un régime de changes flottants et l’abandon total des instruments de régulation du commerce extérieur et du contrôle du mouvement des capitaux par celui des changes ont amorcé le phénomène de « globalisation » marqué par une dérégulation de l’économie effectuée au détriment de l’intervention des Etats. On a alors assisté à la stricte application du principe de libéralisation formulé par Nicolas Quesnay et les physiocrates au milieu du 18 ème siècle.

Ce nouvel ordre mondial, imposé par les Etats Unis et grandement favorisé par les progrès des moyens de communication, en promouvant une conduite monétaire de l’économie consacrant la dictature des créanciers sur les emprunteurs et des actionnaires sur les chefs d’entreprises et en faisant passer l’objectif de la production de richesses après celui de la valorisation des actions, a eu des conséquences considérables, interdisant la mise en œuvre de stratégies industrielles à long terme et créant les conditions d’une « économie casino », à l’origine de bulles spéculatives provoquant des crises financières.

Cette financiarisation de l’économie a fortement contribué au déplacement des frontières entre l’espace public et l’espace privé en perturbant les modalités du financement des activités publiques. Généralisant une déontologie selon laquelle toute activité économique doit être évaluée en fonction de sa rentabilité à court terme, dans la mesure du possible sous le contrôle des actionnaires d’une entreprise privée, elle a accéléré l’affaiblissement, et quelque fois la disparition, des services publics, ainsi que les transformations des régimes d’assurance sociale en systèmes d’assurance individuelle. C’est ce qui se passe actuellement en Europe avec la privatisation du secteur et la dérégulation du marché de l’énergie, la privatisation rampante des systèmes de santé, d’assurance maladie, de retraite et, bientôt, l’instauration d’un marché de l’éducation. Les citoyens deviennent tributaires d’un système à deux vitesses : un service minimum assuré et financé par les Pouvoirs Publics pour les plus démunis, des prestations payantes satisfaisantes fournies par le secteur privé pour ceux qui sont capables de les financer

2d) L’évolution de l’urbanisation.

Au départ, dans les villages, l’organisation était simple : un petit nombre de maisons autour d’une place et d’une rue principale où se trouvaient les principaux lieux formant l’espace public que constituaient l’église, le bureau de poste, le café-bureau de tabac, la fontaine et le lavoir ; un peu plus loin la gare, et quelques commerces élémentaires, chacun d’entre eux contribuant, à sa place, à créer l’espace public. Ce type d’organisation faisant transition par rapport à la forme tribale primitive, permettait de considérer l’ensemble des habitants comme une sorte de famille avec les pratiques d’échanges et de solidarité qui y sont naturels. Il n’y avait d’ailleurs pas de SDF, ni de grands parents ou de parents isolés, dans cet aménagement communautaire ; même l’idiot du village se comportant de façon insolite était pris en charge.

L’Europe de la Méditerranée a inventé une civilisation de la ville. L’espace public en était la clé de voûte. La ville alors avait une forme et obéissait à une composition exprimant un récit et un projet collectifs, avec ses hiérarchies et ses divisions spatiales et sociales. De nombreuses villes en Europe se sont constituées selon ce modèle avec des grand-places célèbres : plaza mayor espagnole, markt platz de l’Europe du Nord, piazza italienne et celles de l’Europe centrale, bien sûr. Les rues principales rayonnaient à partir de ces places et toute une organisation de ces villes – fussent-elles grandes – s’est mise en place pour créer un espace de société. Dans les villes les plus importantes – Paris, Londres, Berlin,… – cet espace urbain s’est démultiplié en quartiers, chacun d’entre eux reconstituant un ensemble cohérent avec une place, une église, un marché public, recréant ainsi un espace de société à dimension humaine.

Plusieurs phénomènes sont venus perturber cet ordre des choses. Les villes européennes avaient été construites dans des espaces limités ce qui simplifiait le système de transports interurbains. L’urbanisation des Etats-Unis, pays disposant d’espaces illimités, a conduit à construire des villes s’étendant en surface avec des dimensions gigantesques (il n’est pas rare d’avoir à faire 100 km pour traverser Los Angeles). Ceci a permis de doter chaque famille d’un espace clos individuel : sa maison avec son jardin. Il y a déjà là l’expression d’une défiance par rapport à la « ville espace public ». Dès lors, les habitants des suburbs, dans leur coquette maison, ont eu tendance à se replier dans leur espace privé et à délaisser l’espace public urbain (comme en témoigne le dégénérescence des down towns de nombreuses villes américaines). L’avènement de la voiture-reine a parachevé la mutation en rendant inutile la construction d’un système de transports interurbains digne de ce nom quand l’espace permettait d’ouvrir toutes les routes nécessaires et à chacun d’utiliser son véhicule. Cet urbanisme a parfois fait école en Europe où, pourtant, les limitations de l’espace le rendaient plus difficile à implanter.

Les destructions causées par les guerres, conjuguées avec le phénomène d’une urbanisation croissante et d’un délaissement des campagnes, ont créé une situation d’urgence appelant des solutions nouvelles pour donner un logement à chacun. La « Reconstruction » (celle d’après la Seconde guerre mondiale) a été le moment d’accélération d’un urbanisme « moderne » né dans les années trente et considérant, selon l’expression de Le Corbusier, que « la grande affaire, c’est le logement ». C’est durant cette période qu’ont été progressivement éradiqués les bidonvilles et les construction sans conditions minimales d‘hygiène. Il fallait aller vite et bien souvent l’urbanisme «de chemin de grue» a prévalu et donné naissance à des empilements et alignements de barres et de tours. Ils furent salués à l’époque comme les symboles d’un renouveau et d’un mieux être. Ils n’étaient pas démunis de services publics et réunissaient des populations diverses. Au fil des ans et d’une absence de véritable politique de la ville et des villes, ces ensembles se sont délabrés et leurs habitants les moins défavorisés s’en sont éloignés. Le vide fondateur de l’espace public y est devenu un vide inhabité et inhabitable, sans territorialité et sans frontières. Cette situation a entraîné une perte des repères, une déspatialisation par absence de centralité et de solidarité.

Les quatre phénomènes – irruption des nouvelles technologies, marchandisation croissante de la vie sociétale, financiarisation de l’économie, transformation des modes d’urbanisation – se sont conjugués pour modifier radicalement les modes de vie en provoquant un rétrécissement et une dépossession des fonctions de l’espace public traditionnel (les services publics, les lieux culturels collectifs…) au profit du foisonnement d’espaces privés, le plus souvent à caractère marchand. C’est ainsi que, du fait de la marchandisation de l’espace public, les entrées de ville ne provoquent plus le sentiment de franchissement d’un seuil, d’une porte ou de limites – symboles publics autrefois éprouvés – mais sont transformées en couloirs publicitaires. C’est ainsi que les centres commerciaux tiennent dorénavant lieu d’agora et rassemblent les familles pendant le week-end sous la surveillance de personnels de sécurité privés et selon des règles d’accès restrictives.

Ces transformations ont profondément modifié les repères et le cadre du « vivre ensemble » et de l’expression démocratique. Elles obligent à une reconstruction du collectif.

II Prémisses d’une « reconstruction du collectif »

La prise en considération des transformations de l’espace public évoquées dans la première partie conduit à proposer des actions qui ne peuvent trouver leur cohérence que dans un projet de société adapté au monde d’aujourd’hui. Il ne saurait, en effet, s’agir de chercher à rétablir l’ordre ancien des choses. Le monde a évolué. Il appelle d’autres modes de relations. Nous ne nous appesantirons pas longuement sur les valeurs qui devraient inspirer cette refondation et qui sont bien connues. Il s’agit d’abord de la solidarité entre les plus forts, les plus dotés par la nature et l’héritage, d’une part, et les plus faibles, les plus démunis, d’autre part, afin que chacun trouve dignement sa place dans le jeu du monde et puisse y trouver son épanouissement. Ceci s’oppose à une société qui remet en question les politiques de redistribution et de protection sociale et avantage clairement les plus riches et les plus favorisés aux dépens des plus faibles au nom d’une « méritocratie » et d’une sorte de prédestination de la chance : celui qui travaille doit travailler plus, même si c’est au détriment de celui qui ne travaille pas. Il s’agit, ensuite, d’humaniser les conditions de vie et donc de lutter contre les excès de l’urbanisation et le gigantisme des constructions en proposant un habitat dans un espace à échelle humaine favorisant les relations interpersonnelles. Il s’agit, enfin, en exploitant les possibilités offertes par les nouvelles techniques de communication, de repenser les moyens collectifs d’expression des individus et les modalités de la démocratie, de façon à favoriser des formes de pouvoir équilibrées qui ne laissent pas l’individu désarmé face aux menaces croissantes des apprentis autocrates.

Dans cet esprit, trois axes d’action nous paraissent s’imposer : restaurer les services publics et leur redonner une place centrale dans le nouveau contexte ; repenser l’urbanisation de demain ; reconstruire les espaces de débat, compte tenu des nouvelles technologies et possibilités de communication.

1 Restaurer les services publics

Les services publics exercent une double fonction publique :

– dans des domaines d’intérêt général – santé, éducation, transports, culture – ils garantissent l’accès de tous à des biens et services, indépendamment de la situation financière des individus. Leur maintien doit donc être assuré, même si les producteurs peuvent être mis en concurrence pour accroître leur efficacité et diminuer le coût du processus de production. Mais, vis à vis des usagers, leur fourniture doit être sortie de la sphère marchande et répondre à d’autres critères ;

– La présence des services publics garantit la fonction sociale des espaces publics de rencontre et de convivialité qui permettent de lutter contre la ségrégation et l’individualisme sans limites engendré par la société de consommation et son bras armé, la publicité. A cet égard, il serait erroné de penser que les espaces publics marchands tels que les centres de commerce et les galeries marchandes puissent remplacer les espaces publics traditionnels tels que les grandes places et voies publiques, les gares, les bureaux de poste, etc. car leur finalité est différente. Elle est commerciale alors que, dans les espaces traditionnels, même s’il faut payer le service (billet de train, timbre…), elle se place beaucoup plus sous le signe de la gratuité et de la convivialité. C’est pourquoi, il convient de lutter contre les tentatives actuelles, sous prétexte de rentabilité, de suppression de tous ces lieux, qui permettent la rencontre entre les individus, et leur regroupement dans des centres gigantesques.

Cela oblige donc à déplacer la vision actuelle du service public perçu sous l’angle de sa fonction performative et d’une logique de privatisation, au profit d’une vision d’un service public perçu sous l’angle de sa fonction sociale et de ce que celle-ci implique en termes de gratuité, de solidarité et de financement par la collectivité. Cela oblige également à percevoir et anticiper de nouveaux usages et de nouvelles procédures afin de répondre aux demandes des habitants. Les vélos mis à disposition, bientôt les automobiles, les espaces wi-fi généralisés, les transports publics, le co-voiturage, la co-habitation, la co-location, les espaces de rencontre et de musique, les jardins partagés, ….doivent être généralisés et annoncer une réflexion commune sur les modes de vie.

Cette attention nouvelle portée au service public implique bien sûr la conscience d’appartenir à un corps social et collectif porteur de valeurs partagées et de projets communs. Le lien entre tous y passe par une participation de chacun au débat et à la vie démocratiques et par une contribution financière des citoyens garantissant l’existence d’un espace public. Il faudra donc redonner du sens et son sens à l’impôt. Alors qu’aujourd’hui l’idée dominante et complaisante est de fustiger l’impôt comme une sorte de vol d’état, il faudra aller à contre courant et convaincre en expliquant qu’il est le levier d’un grand projet partagé. Le préalable restera bien sûr d’inventer le grand projet et de le faire partager.

2 Repenser l’urbanisation de demain.

Rien n’a été débattu et simplement évoqué sur la politique de la ville durant la campagne présidentielle alors même que les émeutes des banlieues avaient secoué le pays quelques mois auparavant. Qui a dit combien le délaissement d’une part importante de la population vivant dans des cités éloignées, avoisinant les mêmes aux mêmes sans aucune mixité sociale, privées de services et de la symbolique essentielle d’espaces publics permettant à l’urbanité de naître, l’enfermait dans la contrainte, la frustration et la révolte ? Qui a reconnu l’échec d’une politique urbaine et architecturale menée dans l’urgence d’abord, puis sous la pression croissante du prix du foncier et de la diminution des coûts ? C’est pourtant là que se pose le défi le plus emblématique du vivre ensemble. Le premier article (Art. L110) du « Code de l’Urbanisme » français est édifiant par la clarté de son texte et par la justesse des objectifs énoncés : Le territoire français est le patrimoine commun de la nation. Chaque collectivité publique en est le gestionnaire et le garant dans le cadre de ses compétences. Afin d’aménager le cadre de vie, d’assurer sans discrimination aux populations résidentes et futures des conditions d’habitat, d’emploi, de services et de transports répondant à la diversité de ses besoins et de ses ressources, de gérer le sol de façon économe, d’assurer la protection des milieux naturels et des paysages ainsi que la sécurité et la salubrité publiques et de promouvoir l’équilibre entre les populations résidant dans les zones urbaines et rurales et de rationaliser la demande de déplacements, les collectivités publiques harmonisent, dans le respect réciproque de leur autonomie, leurs prévisions et leurs décisions d’utilisation de l’espace. Et pourtant !

Trois grands domaines de réforme permettraient d’envisager un infléchissement des tendances marchandes qui conduisent aujourd’hui à une crise de l’urbain et au dépérissement de l’espace public en tant que lien et lieu : une politique publique du foncier ; une véritable mixité sociale et culturelle ; une politique de qualité urbaine et architecturale

Les villes sont de plus en plus privatisées en cela que le sol, le foncier, y est de plus en plus possédé par des propriétaires privés et de moins en moins « le patrimoine commun de la nation ». L’augmentation constante de l’urbanisation entraîne tout naturellement une application mécaniste de la loi de l’offre et de la demande, la raréfaction des terrains disponibles provoquant un renchérissement du coût du sol. Ainsi devient-il, pour la majorité des citoyens, impossible de choisir son lieu d’habitation par manque de solvabilité. Le principe d’égal accès pour tous à la chose publique et de droit au logement se heurte ici à un double écueil : la ville, la commune où habiter n’est pas considérée comme une « chose » publique également accessible pour tous ; le logement obéit aux règles du marché et n’est accessible qu’aux plus fortunés. Deux solutions ont été recherchées pour surmonter cette difficulté. Des réserves foncières de propriété publique ont été constituées et des logements sociaux construits afin d’accueillir des habitants aux revenus plus modestes. Ces mesures ont échoué : il y a de moins en moins de réserves foncières et les acquisitions de terrains par la puissance publique s’avérant de plus en plus onéreuses, les villes – chose publique par excellence – sont de plus en plus placées sous l’empire du marché. La loi SRU avait fixé un seuil minimal de 20 % de logements sociaux à atteindre en vingt ans dans les communes de plus de 1 500 habitants en région parisienne et de plus de 3 500 dans les autres agglomérations. Mais la loi n’avait prévu que des sanctions financières minimes pour les (très nombreuses) communes qui se situaient sous ce seuil et n’entreprenaient pas d’effort significatif pour l’atteindre. Du coup, sur le terrain, les choses n’ont guère changé. Cet état de fait (Neuilly étant la ville de France la moins participative) introduit une distinction discriminatoire entre villes et une tendance à l’uniformisation avec des villes « riches » d’un côté et des villes « pauvres » d’un autre. Les villes importantes perdent progressivement une part de leur population jeune et de moindres revenus au profit de populations mieux nanties. Ce phénomène, notamment de boboïsation, est paradoxalement antidémocratique et électoralement plutôt favorable à la gauche ( ?). Face à ces évolutions, il faut développer une politique publique de réserves foncières publiques inaliénables et compléter la notion juridique de droit au logement en y intégrant le droit de choisir son lieu d’habitation. L’accroissement de la construction de logements sociaux et l’obligation d’introduire dans les immeubles d’habitation une part de mixité devraient permettre de changer le paysage de nos villes. On s’interrogera enfin sur le développement des « villes privées » inspirées du modèle américain des gated communities. Clôturées et placées sous le contrôle de milices privées, elles instaurent un hors champ dont le caractère ségrégationniste constitue une dérive et un danger.

La mixité et la pluralité sont les expressions actives d’une démocratie : mixité sociale, pluralité culturelle et d’opinions. L’une des caractéristiques de l’espace public tient en cela qu’il est ouvert à tous, laïque et gratuit. La politique française de la ville a toujours été placée sous le signe « impératif » de la mixité sociale bien que celle-ci, dont on continue d’invoquer l’esprit, soit aujourd’hui lettre morte. Les périphéries, parties excentrées d’une ville ou communes servant d’annexes à la ville centrale, ont aussi suivi la loi du marché : proches de la ville centrale et onéreuse, elles ont progressivement renchéries elles aussi, accueillant les populations qui, chassées de la ville centrale, disposaient cependant de revenus leur permettant de répondre à l’augmentation du prix des terrains et des loyers dans les villes proches. Ces changements de population se sont renouvelés de proche en proche, éloignant et écartant de plus en plus les plus pauvres des points focaux d’attractivité, ou les cantonnant dans des « poches urbaines de pauvreté », cités et quartiers autrefois considérés comme les symboles d’une avancée sociale et alors habités par des personnes d’origines sociales diverses. Cette mixité a aujourd’hui disparue en même temps que les services publics fondateurs de l’espace public. Lieux de délaissement, ces cités sont placées sous le signe de l’uniformité sociale (les plus pauvres, français issus de l’immigration ou immigrés récents), de l’éloignement des centres urbains (voir la relation entre le niveau de délinquance et le coût des transports publics pour rejoindre un centre urbain attractif), de la diminution progressive des services publics et de l’absence de véritables espaces publics. En dehors des mesures liées au foncier et évoquées ci-dessus, des réformes essentielles sont nécessaires qui ont un caractère économique lié à la modulation du coût des transports publics, au retour des services publics et surtout à la requalification des espaces urbains. La revalorisation de ces espaces entraînera une demande plus diversifiée et un retour indispensable vers la mixité.

Ce renouveau espéré tient donc davantage à une prise en compte qualitative qu’à l’application de mesures réglementaires. Il importe de rendre la ville habitable et désirable : par la multiplication de points de centralité conjuguant proximité, diversité des activités (sans séparer par le zoning les programmes de production et de service des logements, des commerces et des équipements publics), mixité, commerces, équipements publics, notamment de loisir et de culture, espaces dédiés aux nouvelles technologies. Il conviendra également de manifester l’attention portée par la puissance publique au devenir de ces quartiers. La première de ces attentions concerne la distinction patrimoniale qui permettrait de mettre en valeur certains bâtiments du vingtième siècle et donnerait ainsi une dignité et une reconnaissance publique à des ensembles aujourd’hui ignorés par les autorités (moins de 2% des bâtiments protégés en France sont situés dans la ville du vingtième siècle). Ainsi ces espaces de vie sortiraient-ils de l’indifférenciation du bâti et connaîtraient-ils enfin quelques signes de distinction. Une deuxième attention portera sur la réflexion et la recherche urbaines et les conditions de l’urbanité considérées comme des impératifs du développement et de la paix sociale. Il faut réapprendre à parler de la ville comme d’un lieu, un topos fait de familiarité et d’étrangeté résultat d’un composé subtil de volonté politique, de conscience collective et d’un savoir-faire appris dans les écoles d’architectes et d’ingénieurs, non plus pour fabriquer des objets autonomes et virtuoses mais pour traiter d’abord du tissu de la ville comme d’une trame de relations et de continuités. Les chefs d’œuvre d’architecture ne font pas la qualité de la ville. C’est la qualité de l’ordinaire et de la quotidienneté qui fonde une réelle urbanité. Sacrifiant tout à la forme, ces objets spectaculaires sont des utopies sans récit réduisant l’architecture à l’individualité de l’œuvre conçue sans souci du projet collectif et de l’espace public. Il faut par ailleurs recréer de la densité et abandonner l’illusionnisme des grands espaces vides, symboles d’une plus vaste vacuité et d’un délaissement. Les tours ne doivent plus être perçues comme des nuisances ; elles libèrent de l’espace et peuvent créer un agrément de vie en ville. Tout dépend de la qualité de l’organisation urbaine et de la diversité dense – spatiale, sociale, culturelle – des espaces publics. La France a pris en ce domaine un retard frileux. L’ensemble de ces réformes s’inscrira dans le cadre d’une politique effective de développement durable et d’aménagement du territoire et par une volonté affirmée, au risque d’être impopulaire, de mettre fin au mitage du territoire et à l’accroissement des constructions individuelles.

3 Reconstruire les espaces de débat. Repenser la démocratie.

Les transformations du mode de transmission de l’information et de la parole obligent à un réexamen des fonctions et des formes de l’espace public classique. Qu’on le veuille ou non, l’information et les débats auxquels elle donne lieu peuvent être reçus dorénavant chez soi via Internet. La dimension immatérielle, virtuelle, de l’espace public a considérablement augmenté jusqu’à prendre le pas sur la dimension physique, matérielle. Le progrès technique et ses diverses applications ont modifié les comportements et fait bouger le curseur entre sphère publique et sphère privée. La télévision, d’abord, puis l’Internet (depuis dix ans), puis le téléphone portable ont fait exploser les contours des deux sphères et brouillé les cartes en faisant pénétrer l’« extérieur » (le monde entier, la vie professionnelle…) à l’« intérieur » (la cellule familiale à son domicile) en donnant toute latitude pour exposer l’intime dans les lieux publics. On peut donc s’interroger sur les effets de ces nouveaux modes de communication sur le lien social par rapport à celui qui est tissé à travers une rencontre physique.

Quelle différence y a-t-il entre un échange d’idées sur une place publique et un chat sur Internet ? Est-on dans un déni de communication incarnée ou retrouve-t-on partiellement, par ce biais, les plaisirs et les qualités que nous attribuons à l’exercice épistolaire ? Etre ensemble séparément, est-ce ne pas être vraiment ensemble où est-ce le prix à payer pour être plus nombreux et abolir les distances, les délais et les interdits de libre déambulation et d’expression ? Les dictatures interdisent l’accès à Internet. Mais les médias des pays démocratiques considérés comme les véhicules traditionnels du débat pluraliste et de la liberté de pensée deviennent dans le même temps la propriété de grands groupes industriels et financiers davantage versés dans la vente d’armes que dans la philosophie des Lumières. Un nouvel espace public est né, paradoxal puisque procurant des niches de gratuité au sein du développement technologique marchand ; puisque transformant l’espace domestique de la maison, celui de l’intimité, en centrale d’information, d’émissions et de réceptions et mixant ainsi espace public et espace privé ; puisque traversé – comme une autoroute ou comme une place publique – par des flux grossiers d’opinions imbéciles, de déviances dangereuses et de trafics illicites en même temps que sont délivrées des connaissances savantes, des productions magnifiques de films et de musique ; puisque permettant, contre les règles anciennes régissant les droits d’auteur, « l’accès égal pour tous aux chefs d’œuvre de l’esprit » pour reprendre l’expression d’André Malraux. Ces espaces publics de la mondialisation étaient déjà nés avec la télévision. L’interactivité d’Internet et l’accessibilité aux connaissances en ont profondément modifié le sens et le contenu. Dorénavant, la vie politique, associative, citoyenne ; l’action d’alerte, de résistance, de pétition, de réaction immédiate passe par cet espace public qu’il ne faudrait pas négliger ou rejeter par crainte d’une envahissante trivialité et par peur, peut-être, de perdre quelques privilèges (l’agoraphobie se modernise). A la question, « Internet est-il une avancée pour le débat politique ? », Pierre Rosanvallon répond : « Oui et non. « Oui », parce qu’il multiplie les possibilités d’expression de tous, fait circuler plus facilement les idées et les opinions, favorise les possibilités d’interaction. Mais « non », en ce sens qu’il produit un univers éclaté, disséminé. Internet est, à la fois, radicalement démocratique (chacun peut prendre la parole), et absolument impolitique (il ne produit pas de « commun » et diffracte à l’infini les opinions individuelles). »

Un phénomène voisin est apparu dans le domaine de la culture. Alors que la remarquable politique culturelle de la puissance publique n’a pas modifié les taux (en pourcentage) de fréquentation des équipements culturels (que l’on peut considérer comme un espace public), ni l’origine des visiteurs de ces équipements (les personnes diplômées et/ou disposant de revenus élevés), de nouveaux lieux et de nouvelles pratiques sont nées. Comme dans le cas d’Internet, ces nouveaux espaces se sont étendus « hors cadre », par la considérable croissance des pratiques amateurs, par l’occupation de friches, par la création de « nouveaux territoires de l’art », dans la rue, dans des cafés ou des locaux associatifs, dans des squats, dans des fêtes et des festivals.

Ces offres et pratiques nouvelles (télévision, Internet, nouveaux territoires de l’art) concernent tous les publics et notamment ceux qui jusqu’ici ne fréquentaient pas les institutions classiques. Cette indépendance des personnes, désireuses d’affirmer leur propre capacité d’échange et de création répond bien aux observations sur la démocratie d’expression . Il conviendrait qu’une réflexion approfondie permette de tracer de nouvelles voies qui n’iraient pas sur le modèle dangereux de la démocratie directe mais qui redonneraient aux citoyens une parole forte, ne les placeraient pas systématiquement sous la coupe d’intermédiaires et donnerait un sens renouvelé aux technologies de l’esprit. Cette question devrait être au cœur du débat politique et d’un nouveau contrat culturel. La « démocratie participative » n’est pas un leurre. La gauche aurait tort de croire au juste combat des tenants d’une ligne dure de défense du droit d’auteur conduits par les majors américaines des industries culturelles, par les grands diffuseurs (FNAC et Virgin) et par le MEDEF. La question mérite d’être posée de savoir ce qu’est un bien culturel et s’il n’est pas, comme le territoire et notre planète, un bien commun. L’économiste américain Lawrence Lessig a écrit Le sort des biens communs afin de réclamer que la logique marchande ne règle pas l’accès aux biens communs, notamment culturels.

Le schéma de la démocratie représentative qui réserve l’expression populaire d’un choix aux seules échéances électorales est remis en question. Par les blogs et autres procédés interactifs, l’électeur/internaute peut à tout moment réagir en temps réel et faire pression sur les gouvernants. Sans remettre nécessairement en question les partis traditionnels et l’architecture des corps intermédiaires, cela ne peut que modifier leur fonctionnement. C’est la temporalité qui est ici fondamentalement changée. Les rapports de force entre partis politiques, media et citoyens évolueront donc inévitablement. Il convient de réfléchir aux moyens de maîtriser et organiser les nouveaux processus.

~*~

La réflexion, encore superficielle, menée par notre groupe sur la relation « Espace public/Espace privé » conduit à s’interroger sur des bouleversements et des évolutions qui progressivement et souvent brutalement remettent en cause les valeurs mêmes de notre démocratie et instituent un modèle marchand placé sous le signe de la prééminence de l’individu, de la compétition et du profit. La gauche toute entière devrait se ressaisir et mener un travail de refondation ; un travail radical et approfondi apte à produire une offre politique alternative et contemporaine. L’avenir de l’homme n’est pas le marché. La pensée politique peut faire retour sur soi pour se métamorphoser. Mémoire et projet sont indissociables.

La reconstruction du collectif passe par la critique du discours démocratique désincarné (couplé avec une expansion tout aussi abstraite du champ des droits de l’homme) qui occupe la place depuis une vingtaine d’années. Il faut se demander pourquoi le projet autogestionnaire ne s’est pas imposé comme nouvel idéal alternatif à un ordre soviétique en cours d’effondrement : il apparaissait pourtant comme l’aboutissement concret d’une démocratie allant jusqu’au bout de sa logique. L’expérience yougoslave était déjà apparue porteuse d’espoirs. En France, le PSU avait contribué à théoriser l’autogestion comme le mode de fonctionnement nécessaire d’un socialisme soucieux de se prémunir contre toute tentation autoritaire. Engagé dans son aggiornamento des années 70, le PS adoptait des « thèses sur l’autogestion ». Abandonnant la dictature du prolétariat, le PC lui-même affirmait vouloir associer étroitement, désormais, objectif socialiste et approfondissement démocratique. Mais il apparaissait également évident à tous que ce modèle autogestionnaire en gestation ne serait viable que dans une société privilégiant des valeurs égalitaires et refusant le « toujours plus » individualiste. L’accélération de l’histoire à la fin des années 80 et le triomphe sans partage du capitalisme après 1989 ont sapé les bases de ce modèle autogestionnaire avant même qu’il prenne quelque peu corps. Dans une société où les références à la propriété collective renvoyaient désormais mécaniquement au goulag, où le principe de concurrence étendait progressivement son emprise sur tous les domaines, où les inégalités réelles s’étaient en conséquence lourdement creusées, où les acquis de la solidarité collective n’étaient plus privilégiés et ont dû céder la place à des démarches simplement compassionnelles, les conditions égalitaires minimales que l’autogestion appelle pour s’installer dans la durée ne pouvaient plus être atteintes.

Plus que jamais, en cette période de pragmatisme cynique tenant lieu de pensée, un travail est nécessaire de définition des valeurs de proposition et d’opposition, ne constituant ni un contrat court de mandature, ni un grand récit aux dangers totalitaires et bureaucratiques, mais le corpus structuré d’idées et d’actions permettant d’atteindre un objectif à long terme qui redonnerait sens à une vision collective du monde. Nos propos sont bien en deçà d’une telle ambition. Mais ils appellent à l’ambition et au renouveau des clubs de pensée.

Paris, le ….

Les membres du Groupe « Espace public/Espace privé » du Cercle Condorcet de Paris : …

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