Islam et laïcité : réalités ou fantasmes

L’intervenante, Dounia Bouzar, a été chargée de mission sur l’islam à la Protection judiciaire de la jeunesse, elle est anthropologue du fait religieux et ancienne membre du Conseil français du culte musulman. Elle est également chercheuse associée au cabinet d’études Cultes et cultures consulting. Son ouvrage Laïcité, mode d’emploi se veut l’état des lieux de « l’application de la loi qui peut induire un déni de justice, lorsqu’il s’agit de gérer les libertés de conscience

Intervention de {{Dounia Bouzar}}

{Anthropologue du fait religieux, ancienne membre du Conseil français du culte musulman

Experte auprès de Conseil de l’Europe sur les discriminations religieuses
}

Dounia Bouzar part du principe que « les religions ne définissent pas les individus a posteriori », « c’est aux individus qu’appartient la compréhension de leur religion à partir de ce qu’ils sont et ce qu’ils vivent… ».

Pour elle, la première génération de jeunes musulmans née sur le territoire français fait identité avec la France. Cette génération exprime le désir, au même titre que tout citoyen, d’avoir des lieux du culte pour s’y recueillir et prier : cette génération-là se détache aussi du « clan » car elle ne ressent pas, comme ce fut le cas des aînés, le besoin de retour aux sources.
D’un point de vue social en France, le chômage conduit à la déchéance pour les pères et pose ainsi la question du statut et de la place de ceux-ci au sein de la famille : leur rôle et leur autorité sont chahutés. Dans le même temps, les travailleurs sociaux « surprotègent » les mères au nom de « violences conjugales » présupposées. Ainsi la mère prend-elle de facto le statut de chef de famille.

Pour autant, les jeunes musulmans, eux, « vont bien ».
S’il y a surinvestissement dans la religion, c’est souvent par fragilité psychologique…

Avant le 11 septembre 2001, lorsque la première génération de jeunes musulmans français demande la construction de lieux du culte, la population française l’interprète comme un refus d’intégration. Les jeunes musulmans français connaissent la loi de 1905, et estiment qu’on peut à la fois être croyant, pratiquant et laïc dans la société, notamment lorsque la religion musulmane ne se prétend pas supérieure aux autres religions.

Une petite « incidence » sur la philosophie de Tarek Ramadan : pour lui, les valeurs modernes et l’islam sont compatibles avec les valeurs « occidentales », et ce serait même l’islam qui aurait inventé tout le système de valeurs modernes. Il a donc une vision supérieure de l’islam. Notons toutefois, que cette vision de Tarek Ramadan sur l’islam a évolué depuis 2001.

{{Quelques points d’éclairage sur :}}

Les mosquées , la loi, et les droits :

– En principe, l’État ne finance pas les mosquées car il ne reconnaît aucun des lieux de culte, mais il peut aider, c’est-à-dire se porter garant pour des emprunts en banque, ou proposer des baux emphytéotiques.

– La difficulté de construire des lieux de culte musulmans naît de ce que, pendant vingt ans, les élus ont exercé leur droit de préemption lors des demandes de constructions, empêchant ainsi directement la réalisation de ces édifices.

{{La question de la réciprocité :}}

– L’égalité de traitement est un principe constitutionnel.

– À ce titre, si les musulmans participent pleinement aux festivités chrétiennes comme celle de Noël, la réciproque n’est pas vraie s’agissant des festivités de l’Aïd. En France, l’Aïd est vécu comme un particularisme, comme une manifestation de communautarisme. Ceci témoigne du fait que la population française considère l’islam comme une religion étrangère ; les droits liés à ces fêtes religieuses font l’objet de questionnements. La commission Stazi avait proposé que soit instauré au moins un jour férié musulman, ainsi qu’un jour férié juif, mais le clergé catholique avait manifesté sa désapprobation envers ces propositions. Ce fut aussi le cas pour les propositions qui consistaient à préconiser d’enseigner l’histoire du fait religieux à l’école. A ce jour, seule la fonction publique a publié une circulaire, il y a moins de dix ans, octroyant trois jours de congés pour les fêtes religieuses autres que les fêtes chrétiennes. La discrimination entre religions minoritaires apparaît criante par ce prisme.
{{
Les signes religieux}}

Le code du travail, la jurisprudence et les délibérations de la Halde créée en 2004 ont généré six critères qui limitent la liberté de conscience sur le lieu du travail, à savoir :

1. Le comportement ne doit pas entraver les règles d’hygiène (cf. visite médicale, barbe en boulangerie, kippa en centre de décontamination nucléaire, etc.) ;

2. Le comportement ne doit pas entraver les règles de sécurité (la pratique du ramadan par les animateurs de colonies de vacances) ;

3. Le comportement ne doit pas relever du prosélytisme ;

4. Le comportement ne doit pas entraver les aptitudes nécessaires à la mission ou aux fonctions exercées (toucher les mignonettes d’alcool pour un employé d’hôtellerie chargé de réapprovisionner un minibar) ;

5. Le comportement ne doit pas entraver l’organisation mise en place, nécessaire à la mission (ex : la prière du vendredi ne doit pas se faire au détriment de la production) ;

6. Le comportement ne doit pas entraver les intérêts de l’entreprise (choisir entre le bandana, le foulard ou la kippa dans des activités commerciales de vente par exemple).

Ainsi, lorsque les chefs d’entreprises érigent en loi leur subjectivité personnelle dans leur pré-carré, ceci revient à exercer une présomption d’altérité sur les personnes musul
manes, attitude qui parasite du même coup l’application du droit commun.
De la part de certains les élus, cette question d’applicabilité du droit se traduit par un traitement soit discriminatoire, soit laxiste. Quelques anecdotes révélatrices :

Dans les cantines, le sujet qui consiste à se demander comment traiter la viande halal dans les établissements scolaires peut amener les élus, très prosaïquement, à jeter 80 % de la viande. Mesure parfois suivie de la désinscription des jeunes. Ainsi, une bonne partie des plus déshérités se trouvent exclus des cantines, ce qui est un paradoxe puisque le service public est censé pallier les injustices sociales. De plus, si l’on intègre la question la viande halal, on aboutit à une discrimination dans l’école. Nous sommes là à l’inverse même de la philosophie de la laïcité.

Alors, quelle solution préconiser ? Ne pas introduire du tout de viande halal ou casher ? La présence d’expert pour réfléchir à ces questions a permis d’adopter en termes de réponse, un « accommodement commun », faire valoir une norme commune : dans notre exemple, il s’agira d’introduire des œufs et du poisson pour tous, et en option de proposer des spécificités de type halal dans les entrées du menu.

Les leçons à tirer de tels enseignements : le « Vivre ensemble » français.
Il a été question d’assouplir nos normes pour créer un nouveau « Vivre collectif ». Nous sommes de la sorte parvenu à dépasser l’« accommodement raisonnable » (cf. jurisprudence au Canada), au bénéfice de « L’accommodement commun » ou le « plus petit dénominateur commun ». Ceci d’autant plus que la France ne se définit pas comme une société multiculturelle.

{{Autre fait de société :}}

La loi de 2004 qui interdit le port du voile par les élèves dans les écoles résulte de la transposition du droit européen. Le droit européen, et français donc, posent deux termes à cette interdiction : lorsque le port du voile constitue une entrave à l’ordre public (introduit le désordre), et lorsqu’il constitue une entrave au droit d’autrui (on ne peut, par la loi, porter atteinte à la liberté de conscience d’une personne). La commission Stazi a validé à l’époque ces deux critères essentiellement pour les élèves de moins de 18 ans. La commission a établi qu’il existait un rapport entre le foulard et le fait de ne pas aller à certains cours (la piscine, par exemple) : il s’agit d’une entrave à l’ordre public ; et lorsque l’entourage fait pression sur les filles musulmanes ne portant pas de voile, il y a entrave au droit d’autrui.

Le débat a constamment porté sur des réflexions relatives à d’autres faits de société. Voici quelques réponses de l’intervenante :

– Le travail dans les hôpitaux des personnes musulmanes devant faire l’objet de soins, et les contre-indications religieuses qui restreignent l’action des praticiens. Les pistes de réponses : cf. l’apport, même léger d’une charte de laïcité dans les hôpitaux (sous Villepin).

– La « déconfessionnalisation » du foulard pour les personnels dans les corps paramédicaux. Piste de réponse, la charlotte. Mais la charlotte aujourd’hui fait l’objet d’une proposition de loi de la Halde interdisant son port…
– La promotion et la mobilité sociales des femmes musulmanes pratiquantes, qui s’investissent dans les métiers de soins, y compris des personnes handicapées et âgées. Là encore, la proposition de loi de Halde préconise d’imposer le statut de fonctionnaire aux professionnels de l’aide…

– La burqa ou le niqab dans la rue. Piste de réponse, l’islam comme élément d’auto-exclusion ou d’exclusion.

– Le niqab et liberté de conscience. En France, le gouvernement a fait le procès de l’islam, mais à travers la grille de lecture de la loi de 2004 : sur l’entrave à l’ordre public, la réponse est non car il y a tout au plus deux mille personnes en France qui portent le niqab. Quant à l’entrave au droit d’autrui, la réponse est non aussi, car les femmes ici sont volontaires, pour se vêtir ainsi. Toutefois, la loi a arbitré en faveur du droit à l’identité et de la sécurité au final.

– Baisse ou augmentation de la pratique de l’islam ? En tout cas un surinvestissement à la pratique religieuse est observé et interprété, comme « appui psychanalytique de survie ».

– Nombre de musulmans en France ? Entre cinq et dix millions : ce nombre attise le postulat d’invasion en France, déjà dans les inconscients… et les musulmans se sentent forts par le nombre, or on assiste à une perte d’identité au niveau européen, avec la mondialisation. Cf. peur dans les pays d’Europe, où l’islam est vécu comme l’ennemi de l’extérieur. ■

Synthèse effectuée par {{Patricia Akodjenou}}, membre du Cercle

Bibliographie

Dounia BOUZAR : Laïcité mode d’emploi, cadre légal et solutions pratiques : 42 études de cas, Eyrolles, Éditions d’Organisation, 2010.
Tareq OUBROU : Profession imam, Albin Michel, 2009.

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