Israël invité d’honneur de la Foire du livre

Venue d’Italie, une polémique s’est développée en France : faut-il ou non boycotter des « Foires du livre » où l’on veut honorer l’Etat d’Israël à l’occasion de son soixantième anniversaire ? La polémique avait débuté à Turin, dont la foire se tiendra du 8 au 12 mai 2008, et a atteint Paris où elle aura lieu dans les prochains jours, du 14 au 18 mars.
Les faits sont connus : en Italie, dès que les organisateurs de la Foire et la municipalité de Turin ont affiché leur intention d’accueillir Israël en hôte privilégié, les protestations et appels se sont multipliés. Ils ont émané d’organisations progressistes et d’intellectuels connus. Les protestataires ont fait valoir que cet anniversaire était aussi, pour d’autres, celui d’une dépossession vécue comme « la » catastrophe (Nakba). Ils ont estimé qu’il était politiquement et éthiquement illégitime de traiter en hôte d’honneur un Etat ne respectant toujours pas le droit international, continuant à opprimer les Palestiniens et leur déniant dans les faits tout droit réel à l’existence. Le contexte du moment – avec l’étouffement systématique de Gaza – est venu plus récemment ajouter à l’incompréhension et aux indignations. Peut-on utiliser des rencontres à vocation culturelle en poursuivant (comme en témoigne la présence prévue de Shimon Pérès, aujourd’hui président de l’Etat d’Israël, à l’inauguration de Paris) un objectif politique éminemment contestable ?
C’est dans ce contexte que la question de l’opportunité d’un boycottage a été posée.
L’arme du boycottage peut être efficace et, lorsqu’elle est mise au service des droits de l’homme, d’un emploi légitime. Elle a été utilisée à maintes reprises dans le passé. Elle l’a été contre l’Afrique du Sud de l’apartheid. Elle l’a été par les Européens contre l’Autriche lorsqu’elle s’est dotée d’un gouvernement incluant l’extrême-droite. Au Royaume-Uni, des organisations de plus en plus nombreuses – syndicats, églises, universitaires – se sont orientées vers l’emploi de cette arme. C’est ainsi que le principal syndicat de l’enseignement supérieur (UCU) a pris une décision dans ce sens en mai 2007. Il faut rappeler également que le Parlement européen, en avril 2002, avait souhaité que soit suspendu l’Accord d’association entre l’Union européenne et Israël pour sanctionner la politique du Gouvernement Sharon.
Pourquoi les boycottages envisagés à Turin et Paris ont-ils cependant provoqué les critiques que l’on sait ? C’est, bien sûr, parce que les manifestations concernées touchent au livre, à l’écriture et à la littérature, à l’édition, des catégories et des acteurs qui ont à voir avec les oeuvres de l’esprit, la création, l’échange, le dialogue… Il est évidemment facile, alors, de jouer l’indignation et de mobiliser contre le boycottage au nom de l’humanisme et de la défense des valeurs : jamais à court d’un raccourci malhonnête, c’est ce qu’à fait Marek Halter affirmant que la logique du boycottage conduirait à l’autodafé des livres, en attendant celui des hommes. Sidérante, efficace, et relayée par d’autres sur un registre mineur, l’intimidation est inacceptable.
Les foires honorent-elles le livre et l’édition en Israël, ou l’Etat d’Israël ? Toute la question est là. La réponse est à l’évidence : l’Etat d’Israël. Célébrer le soixantième anniversaire d’un Etat qui n’a pas encore acquis toute sa légitimité morale du fait qu’il n’a toujours pas reconnu les torts faits à l’autre, pose à l’évidence un problème politique et éthique. La distinction subtile avancée par certains entre Etat et gouvernement – seul l’Etat serait honoré, et non le gouvernement actuel – est spécieuse. On est ici hors du champ de la culture, et dans la manipulation du symbolique et du politique. En témoigne la controverse qui a eu lieu en Italie : pour éviter le boycottage, certains intellectuels critiques de l’opération de propagande israélienne – tel le Prix Nobel Dario Fo – avaient cherché une sortie « par le haut » en proposant que le salon honore sur un même plan non seulement les écrivains israéliens ou palestiniens dont l’hébreu est la langue de création, mais également les auteurs Palestiniens de langue arabe. Ils se sont heurtés à une fin de non-recevoir de l’ambassade d’Israël et des organisateurs de la Foire : l’arabe est pourtant seconde langue officielle en Israël…
La question du boycottage doit être considérée sous l’angle de l’efficacité. Ceux qui l’approuvent ont été nombreux. Quatre stands collectifs – des trois pays du Maghreb et du Liban – devraient demeurer inoccupés. Le Yémen, Bahrein, le Qatar… ont rejoint ce camp du refus. Sur le plan individuel, plusieurs participants attendus se sont désistés. Ainsi, parmi d’autres, seront absents Yasmina Khadra l’algérien ou Hoda Barakat qui n’entend pas boycotter la littérature hébraïque, qui en tant que telle est précieuse, mais dénoncer l’instrumentalisation. Cette dénonciation est le fait aussi d’intellectuels et de créateurs israéliens, parmi lesquels le poète Aaron Shabtaï, l’historien Ilan Pappé, l’écrivain Benny Ziffer, responsable des pages littéraires du quotidien Haaretz…
En revanche, plusieurs ont estimé que face au risque d’incompréhension d’une opinion publique mal informée ou manipulée médiatiquement, un boycottage serait contreproductif pour la cause même que l’on prétend défendre. Ce risque est réel lorsqu’on voit David Grossman, dont l’autorité intellectuelle et humaine est saluée par tous, demeurer insensible aux clarifications des promoteurs du boycottage et affirmer que « la culture et le boycottage sont incompatibles ». La tonalité est la même chez Valentino Parlato, fondateur du quotidien italien « Il Manifesto », pour qui « le livre doit toujours être respecté ». Le poète Adonis et d’autres – dont Gamal Ghitani en Egypte – ont rejoint ceux qui regretteraient un boycottage.
D’où, nolens volens, le choix fréquent de la participation, accompagné d’une détermination à dénoncer, à Turin comme à Paris, l’inféodation de la culture aux intêrêts d’Etat israéliens. La démarche : porter le débat au sein même des deux manifestations, en n’éludant aucune question sensible. Et d’abord celle de la responsabilité particulière des intellectuels et des créateurs : ces derniers ne relèvent pas a priori et par nature d’un ordre qui les dispenserait de toute explicitation de leur position sur des points de principe. Des échanges significatils peuvent-ils s’engager sans que soit vérifié le partage de quelques valeurs rendant crédible le dialogue? Il n’est pas inutile de rappeler sur ce point qu’au Royaume-Uni le débat s’était appuyé sur l’étude du sociologue israélien Yehouda Shenhav pour qui, entre 2002 et 2004, sur les 133 sociologues des cinq plus grandes universités d’Israël, 8 seulement auraient adopté une position morale contre l’occupation.
Pour ce qui est de la Foire de Paris, plusieurs débats hétérodoxes ont finalement pu être imposés. On ne peut que s’en féliciter car des sujets dérangeants pourront être portés au cœur même de ce que l’on avait voulu transformer en opération de communication. C’est ainsi, entre autres, qu’un débat sera animé par Dominique Vidal, du Monde diplomatique, sur le thème : « Vingt ans de « Nouvelle Histoire » : Israël face à son passé ».

Quelle que soit l’option face au boycottage, demeure l’indécence d’avoir honoré l’Etat d’Israël en tant que tel, un Etat dont le vice-ministre de la Défense, Matan Vilnaï, a menacé les 1,2 millions d’habitants de Gaza – déclaré « entité hostile » – d’une «Shoah» . Jusqu’où sera-t-on complaisant, demande Karen Koning Abou Zayd, responsable de l’UNRWA (Agence des Nations Unies pour les réfugiés palestiniens) qui dresse un tableau dramatique de la situation : « La bande de Gaza est sur le point de devenir le premier territoire à être réduit intentionnellement à un état d’abjecte destitution, avec l’acquiescement, la complicité – et certains diront les encouragements de la communauté internationale. » Les discours convenus de la fête couvriront-ils ce que rappelle cette voix, et ce à quoi elle invite : la fin d’une tolérance suspecte à l’égard d’un Etat qui doit être ramené au droit commun ? Il y a urgence : le 9 mars 2008, à quelques jours de l’ouverture de la Foire de Paris, le gouvernement Olmert intensifie la colonisation avec l’annonce de la création de 750 nouveaux logements réservés à des Israéliens juifs dans la Palestine occupée…
R.Bistolfi

Cf. Article de Peter Beaumont, The Observer, in Courrier International, 11 juin 2007.
Cf. Le Monde du 2 mars 2008 : En argumentant que « shoah » signifie simplement « catastrophe » en hébreu, les explications gênées du porte-parole de Matan Vilnaï masquent mal l’extrémisme du propos. On sait la portée sinistre acquise par le terme « Shoah » : certains mots sont trop lourds pour relever d’un maniement innocent.

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