La crise de l’Europe n’est pas une crise de l’euro. Ce n’est pas non plus une crise économique. La crise actuelle de l’Europe est une crise politique, une crise par défaut de Constitution. Cette absence engendre celle de la démocratie au niveau européen et, dans ce cas, ce sont les marchés qui gouvernent. C’est parce qu’il n’y a pas d’instrument politique – une Constitution – pour faire vivre cette politique européenne que les marchés gouvernent et que nous sommes en crise.
Quand les marchés gouvernent, ils imposent aux gouvernements nationaux leur propre logique, soit des plans de rigueur en vue de combler les déficits publics, pour ensuite s’alarmer de l’absence de croissance.
On s’est beaucoup réjoui de la chute de Berlusconi, mais ce ne sont pas les citoyens qui ont fait tomber Berlusconi, ce sont les marchés. De même pour Papandréou et le Premier ministre irlandais. Ainsi assiste-t-on à la réalisation de la prophétie de Marx selon laquelle les dirigeants des démocraties bourgeoises ne sont là que tant que les marchés acceptent qu’ils gèrent les affaires à leur place, mais quand ceux-ci ne vont plus dans leur sens, ils les renvoient. Pour parler en termes constitutionnels?: les gouvernants ont une responsabilité politique vis-à-vis des marchés, mais il n’y a plus de leur part de responsabilité politique à l’égard des citoyens?; lesquels sont par ailleurs absents puisqu’il n’y a pas de Constitution.
Toutefois, les citoyens ne sont ni inertes, ni amorphes, ils s’indignent comme en Espagne?; ils résistent comme en Grèce ; souvent, ils se replient, c’est le cas de la Hongrie, de l’Autriche, du Danemark, des Pays Bas, c’est même le cas de la France avec la montée des populismes de différentes sortes. Cela rappelle à l’Europe qu’elle n’est pas –?contrairement à ce qu’elle prétend être souvent?– la terre des «?Lumières?», la terre de la démocratie. L’Europe est aussi la terre de l’ombre. Bien sûr, il a Cervantès, mais il y a aussi Franco?; il y a Dante, mais aussi Mussolini?; il y a Chateaubriand, mais il y a Pétain?; il y a Goethe, mais il y a Hitler. Sans parler de la Pologne avec Chopin et Jaruzelski?; Platon, Périclès en Grèce et les colonels et l’on pourrait poursuivre…
Ce que l’on est en train de vivre actuellement nous rappelle que –?contrairement à notre prétention?– nous ne sommes pas cette terre qui a apporté la lumière au monde, mais que nous sommes aussi la terre où l’autoritarisme et le fascisme ont prospéré.
La question d’aujourd’hui est donc vraiment liée à la Constitution, plus qu’à la question de la dette et de l’euro. C’est une question stratégique, c’est celle de la démocratie. Après la Seconde Guerre mondiale (dans les années 50), la question de l’Europe était celle de la paix. La question actuelle est celle de la démocratie.
Si l’on refait à grands traits l’histoire, cette question de la démocratie, de la Constitution, s’est déjà posée en Europe, notamment après la Seconde Guerre Mondiale avec des hommes comme Spinelli1. Après la Seconde Guerre mondiale, tout un débat a eu lieu entre ceux qu’on appelait les constitutionnalistes, derrière Spinelli, et les fonctionnalistes. Les premiers considéraient qu’il fallait profiter de la ruine des États-Nations provoquée par la guerre pour –?non pas reconstruire ceux-ci?– mais construire l’Union européenne directement comme union politique, alors que les seconds, disaient, au contraire?: «?il faut reconstruire l’Europe par l’intermédiaire des États en enlevant à ceux-ci les compétences qui avaient conduit à la guerre?». D’où le charbon et l’acier gérés par une institution commune aux États (CECA). C’est cette dernière conception qui l’a emporté lors de la déclaration Monet-Schuman du 9 mai 1950. La vision de la construction européenne de ces deux protagonistes était fonctionnaliste, secteur par secteur : l’énergie, la politique agricole commune et aujourd’hui la monnaie, mais ils n’envisageaient rien d’un point de vue politique. À l’époque on disait?: «?il y a le traité de Rome, c’est l’économie?; et puis il y a la Convention européenne des droits de l’homme, c’est le politique?». Ces deux Europe(s) ont fonctionné avec des institutions idéologiques relativement autonomes, indépendantes l’une de l’autre. La situation d’aujourd’hui est celle d’une intégration européenne dans le domaine économique, fiscal, financier, certes pas achevée, mais bien avancée. Songeons que les budgets de chacun des États-nations doivent être soumis à la Commission de Bruxelles avant d’être soumis aux Parlements nationaux. Les États n’ont plus aujourd’hui la maîtrise de leur budget – encore moins maintenant avec la «?règle d’or?» – cette dernière étant prédéterminée par les préconisations de la Commission.
Les États n’ont évidemment plus la maîtrise de leur monnaie, celle-ci étant dévolue à la Banque centrale. Ainsi a-t-on une Europe relativement bien intégrée dans les domaines précités, mais, en revanche, elle ne l’est pas du tout ou très peu au niveau politique. Ce champ est resté ancré dans les États-nations. Pour prendre un exemple?: comme sur un artichaut, les compétences (les feuilles) ont été envoyées à Bruxelles, au fur et à mesure, mais le politique est demeuré dans les États-Nations, d’où un fossé entre le niveau d’intégration économique et le niveau d’intégration politique. Cet écart devient aujourd’hui dangereux pour «?l’être?» même de l’Europe dans la mesure où les citoyens continuent à avoir un débat politique, démocratique au niveau des États?; ils continuent à voter à ce niveau pour le président de la République, les députés… mais, d’une certaine manière, ils votent pour rien puisque les hommes politiques, français, italiens, allemands, espagnols n’ont plus de compétences, ces dernières étant dévolues à Bruxelles. Et à Bruxelles il n’y a pas de politique. Il y a bien le Parlement européen, seule institution élue au suffrage universel, mais c’est encore une institution mineure dans le triangle institutionnel européen. De mon point de vue, on a un décalage, un fossé entre le niveau européen auquel se trouvent les instances de décision qui structurent la vie économique, politique, sociale (même universitaire) et les procédures politiques ou démocratiques qui restent au niveau national. La question, posée maintenant aux politiques depuis plusieurs années, c’est de savoir ce qu’il convient de faire. Doit-on ramener les compétences là où se déroule encore le débat démocratique, c’est à dire dans les États, afin de donner aux citoyens une prise sur les décisions?? Ou bien doit-on porter la légitimité démocratique, la légitimité citoyenne, politique, là où sont désormais les compétences, c’est-à-dire au niveau européen??
Dit de manière un peu brutale, c’est la controverse entre les fédéralistes et les souverainistes. Ces derniers prônent une reconstruction de l’Europe à partir des États-Nations, parce que c’est le lieu du débat démocratique et les fédéralistes pensent au contraire qu’il faut mettre le politique au niveau où sont les compétences.
Dans ce débat-là, je me situe du côté des fédéralistes, en considérant que l’État-Nation est une forme historique d’organisation politique des sociétés –?parfaitement respectable – mais, précisément, parce qu’elle est historique, elle n’est pas une forme naturelle. On peut parfaitement imaginer qu’il y a d’autres formes d’organisation politique des sociétés que la forme étatique. Exemples pris dans le passé?: des cités comme Venise, Anvers, Gênes. Il y a eu aussi les empires, des sociétés sans État. Nous sommes arrivés à un moment historique où la forme étatique ne permet plus de penser notre organisation sociale.
Ce fédéralisme implique l’abandon de la gestion de l’Europe pratiquée jusqu’alors par les traités, pour l’adoption d’une Constitution.
Plusieurs raisons à cela?: en droit, le Traité est un acte juridique qui relève du droit international?; c’est un contrat, un accord de volontés entre des États étrangers les uns aux autres. Je considère qu’aujourd‘hui, la Grèce, l’Espagne, l’Italie, l’Allemagne ne sont pas des États «?étrangers?» à la France, mais que les peuples de ces pays sont les constituants de «?l’Être historique européen?», le «?Nous?» européen, et que ce «?Nous?» doit s’exprimer, doit avoir une «?constitution?» – au sens physiologique du terme. Si, effectivement nous faisons partie du même collectif, nous devons passer de l’instrument «?Traité?» à l’instrument «?Constitution?». Cela implique une révolution mentale. Penser, c’est souvent penser contre soi-même et c’est toujours faire un effort. Il s’agit en effet en l’occurrence de sortir du cadre conceptuel à partir duquel nous pensons l’organisation politique aujourd’hui pour en imaginer et en inventer un nouveau, comme l’ont fait les philosophes du XVIIIe?siècle. Ces derniers ont substitué la notion de «?citoyen?» à la notion de «?sujet?» et la notion d’État à celle de féodalité. On est vraisemblablement dans ce même moment historique où il y a un basculement de paradigme, un changement de cadre conceptuel. Ce balancement se joue sur deux points?: le principe de souveraineté est-il toujours pertinent et peut-on penser une Constitution sans État??
Sur le premier point?: le principe de souveraineté de l’État, de la Nation, est le grand principe qui structure (depuis Bodin2) l’organisation des sociétés politiques. On pense évidemment la construction politique de l’Union européenne à partir de ce principe. Et l’on dit : «?l’Europe porte atteinte au principe de la souveraineté?». Or, ce principe est complètement inadéquat et inopérationnel pour penser l’Europe, tout simplement parce qu’il a été inventé pour penser une autre forme d’organisation politique. Rappel historique au passage?: le principe de la souveraineté n’est pas le produit de la raison pure qui de ce fait serait éternel. Le principe de la souveraineté est issu de la lutte politique menée par les rois, contre – à la fois – le Saint-Empire romain germanique («?le Roi est empereur en son royaume?») et contre les féodalités. C’est Bodin, dont on pourrait dire qu’il était à son époque un «?intellectuel organique?», qui a produit pour les rois (qui revendiquaient leur indépendance, à la fois par rapport au Pape et aux féodalités), le concept, l’instrument qui a permis aux politiques de construire l’État. Le principe de souveraineté était donc une arme idéologique, politique, destinée à asseoir l’autorité et le pouvoir des États en formation qui se libéraient progressivement de leurs anciennes tutelles. Les quatre caractéristiques retenues par Jean Bodin pour qualifier le Souverain sont?:
– juger et légiférer?;
– battre monnaie?;
– lever les impôts?;
– faire la paix et la guerre.
Ce principe de souveraineté a été inventé pour construire des États. Question?: Est-ce que cet outil peut être utile pour construire l’union politique de l’Europe qui ne sera pas un État français puissance 27… d’autant que ce principe de souveraineté est «?désactivé?», inerte?? Le concept même recèle une contradiction interne, car il est pensé de manière verticale?: il n’y a rien au-dessus. De manière horizontale?: il n’y a rien à côté, il n’y a que des terres vierges à conquérir, à soumettre. Quand ce concept naît, au plan vertical, il n’y a que le roi (plus le Pape). En revanche, de manière horizontale, le souverain a à faire avec d’autres États souverains. Cela donne la question de la délimitation des frontières, de celle des marchés. La première grande manifestation de limitation verticale de la souveraineté, c’est la paix de Westphalie en 1648 où l’on voit là que chaque souveraineté est limitée par le respect de celle des autres.
Il y a donc un défaut de construction du concept même. Il est aussi inerte aujourd’hui en ce sens qu’il ne permet plus de rendre compte de la réalité. C’est une coquille vide.
Si l’on reprend les catégories énoncées par Bodin?: aujourd’hui les États-nations n’ont plus le pouvoir de légiférer. Les directives émanant de Bruxelles sont ensuite transposées dans les droits internes. Une bonne partie de la législation nationale – française espagnole, italienne – n’est que la traduction (dans la langue) des directives européennes. Les États-nations ont donc perdu le pouvoir de légiférer. En ce qui concerne le pouvoir de juger?: la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg ou la Cour de Luxembourg prennent des décisions qui s’imposent sur le territoire de chaque pays membre. Exemple, en France?: la Justice. La Cour européenne nous dit?: «?votre organisation de la justice n’est pas bonne, changez-la?». Le Parquet n’est pas considéré comme une autorité judiciaire parce qu’il est nommé par le pouvoir exécutif.
Autres exemples?:
– «?Battre monnaie?»?: c’est clair, nous n’avons plus le franc?;
– «?Lever l’impôt?». Chaque État n’est plus libre de déterminer sa politique fiscale et budgétaire puisqu’il y a «?la règle d’or?», les 3?% de déficit.
– La seule chose encore dévolue aux États-nations, c’est le pouvoir de faire la guerre et la paix. Et encore…
Ainsi voit-on que les éléments constitutifs de la souveraineté ne peuvent plus activer les politiques nationales. Le paradoxe, c’est que ce principe continue à vivre.
La question est donc?: «?le moment ne serait-il pas venu de trouver un nouveau Jean Bodin???» Quel est aujourd’hui l’«?intellectuel organique?» qui serait capable d’inventer l’instrument, le principe nous permettant de penser l’organisation de la société politique européenne??
Ce qui précède met en évidence que l’on utilise un principe qui n’a pas été fait pour penser «?quelque chose qui n’est pas un État?». Donc, cela ne marche pas?! Alors, que fait-on?? Comme Brecht le suggérait?: «?change-t-on le peuple?» ou change-t-on le principe??
Ma position rejoint celle des intellectuels du XVIIIe?siècle qui, confrontés à la crise d’un modèle, ont essayé d’inventer de nouveaux principes.
Quel est le principe qui pourrait aujourd’hui nous permettre de penser l’union politique de l’Europe?? Question actuellement sans réponse. Toutefois des éléments existent?; on les trouve chez Habermas3 lorsqu’il imagine le concept de «?patriotisme constitutionnel?», c’est-à-dire l’idée de construire une union politique sur un patrimoine de valeurs constitutionnelles partagées. Ou, autrement dit?: «?le bien commun?».
Entre Européens, du Danemark au Portugal, il s’agirait d’essayer de déterminer «?l’en commun?», ce qui ferait que l’on serait solidaires. D’où l’idée que c’est peut-être aujourd’hui le principe de solidarité qui est l’instrument devant être substitué au principe de souveraineté comme cadre de pensée de l’union politique européenne. Solidarité financière, solidarité sociale, solidarité politique… le principe peut se décliner.
S’il faut une Constitution à l’Europe, cela impose, chez nous et chez les politiques, une révolution mentale.
À la seconde interrogation?: «?peut-on penser une Constitution sans État???», la réponse la plus courante est?: «?on ne peut penser une Constitution qu’au niveau des États?».
Une telle conception est à rapprocher de l’idée d’Aristote dans Politeia?: «?la Constitution est le génie d’un peuple?». Autrement dit, chaque peuple a sa Constitution, chaque peuple se constitue en État, et donc il est normal qu’il ne puisse y avoir qu’une Constitution par État. Il y aurait donc, au sens philosophique, un lien ontologique entre Constitution et État. Dans cette hypothèse, il ne peut y avoir de Constitution européenne, puisque l’Europe n’est pas un État. Pour penser une Constitution européenne, pour penser le fédéralisme européen, il faut donc détacher Constitution et État. Ce détachement est-il possible, pensable, ou est-il artificiel??
Plusieurs arguments peuvent être invoqués en faveur de l’idée de découplage possible entre les deux?:
Le premier, c’est l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen – notre texte de référence. Article qui dit?: «?toute société qui ne garantit pas les droits et ne sépare pas les pouvoirs, n’a point de Constitution?». Cet article ne dit pas «?tout État?», mais «?toute société?». Autrement dit, la relation qui est posée en 1789, c’est entre «?société?» et «?Constitution?». S’il y a un lien que notre modernité juridique pose, c’est entre «?société?» et «?Constitution?». On voit ainsi que le lien entre «?État?» et «?Constitution?» est un lien historique, mais que le lien ontologique est entre «?Constitution?» et «?société?». Cet argument de texte montre donc qu’il est parfaitement possible de penser la Constitution en dehors d’une organisation étatique des sociétés. La question est, dès lors, de savoir s’il existe une société européenne?? Si c’est le cas, cette dernière peut être le support ou la conséquence d’une Constitution européenne. On peut bien sûr diverger sur l’état d’avancement de la société européenne. De mon point de vue, il y a suffisamment d’éléments partagés entre européens pour affirmer que cet «?être historique européen?» existe. Les formes d’organisation des États sont à peu près homogènes. N’existent plus les États jacobins d’un côté et les États fédéraux de l’autre. Tous les États européens, de la Grande-Bretagne, de l’Italie à la France, sont des États qui accordent des pouvoirs aux régions – plus ou moins, certes – mais la forme la plus répandue est celle de la décentralisation, plus que la forme d’organisation jacobine. Si l’on considère les modes de vie?: un pays catholique comme l’Espagne a opté avant nous pour le mariage homosexuel et l’adoption par un couple homosexuel. Donc, on voit qu’entre les catholiques, les protestants, etc. il y a une manière de réagir aux problèmes de la société qui est relativement partagée. Quand Haider en Autriche arrive au pouvoir, c’est considéré comme une affaire intérieure, pas comme quelque chose qui arrive à l’extérieur du «?nous?» européen. Donc, le «?nous?» européen signifie bien donc que «?l’on fait société?», puisque l’Europe est intervenue, comme en Hongrie. Les Européens interviennent en Hongrie parce qu’ils pensent que la Hongrie c’est «?chez eux?», ce qui prouve le partage d’un certain nombre de valeurs communes. C’est le premier élément de texte qui montre que – oui – il est possible de penser une Constitution sans État, puisque juridiquement le lien est fait entre société et Constitution. Je lance des pistes, avant de passer au second argument, sur les conséquences possibles qui s’adressent plus aux constitutionnalistes. Si l’on pense Constitution/État et que l’on dit?: «?il faut séparer les pouvoirs dans un État?», un constitutionnaliste va considérer qu’il a terminé son travail lorsqu’il a séparé le pouvoir exécutif, le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire. Si, l’objet de la Constitution, c’est la société, à ce moment-là, il faut séparer les pouvoirs de la société les uns des autres. Il faut séparer le pouvoir économique du pouvoir religieux, le pouvoir religieux du pouvoir politique, le pouvoir politique du pouvoir médiatique, le pouvoir médiatique du pouvoir financier. Autrement dit, il faut prendre en charge les pouvoirs de la société4 et imaginer des mécanismes, des institutions juridiques pour empêcher que le pouvoir financier interfère dans le pouvoir politique, que le pouvoir économique interfère dans le pouvoir médiatique. Par exemple?: interdire qu’un patron d’une entreprise de bâtiment public puisse posséder une télévision… ou un journal?; on sépare. En revanche, si l’on dit?: «?la Constitution, c’est l’État?», on n’a pas à s’occuper de cela. Mais si l’on dit?: «?la Constitution a pour objet de séparer les pouvoirs de la société?», on est obligé d’aller plus loin et de prendre en charge (et c’est l’un des aspects discuté dans la commission Jospin) ces éléments de la société pour poser ce que l’on a appelé «?les régimes d’incompatibilité?». Je veux simplement montrer que le glissement de l’objet de la Constitution de l’État à la société entraîne cette conséquence de devoir se saisir des différents «?tiers pouvoirs?» qui animent la société.
Deuxième argument?: la situation de l’État aujourd’hui comme forme d’organisation politique, uniquement d’un point de vue juridique. Qu’est-ce qu’un État, pour un juriste?? Ce sont trois éléments?: un territoire, un peuple et un gouvernement légitime. Or, là aussi, on constate le déclin, le délitement de ces trois éléments. Le territoire se définissait autrefois par «?un dehors?» et «?un dedans?»?; d’où les frontières. Maintenant, il n’y a plus de frontières et le vocabulaire a changé. On ne parle plus de territoire, mais d’espace?: espace Schengen?; espace économique… Les États ne peuvent plus marquer leur empreinte sur le sol. Considérons le peuple et non la population (qui est une réalité physique)?: la notion de peuple inclut des dimensions psychiques. «?Faire peuple?», c’est partager. Parce que l’on est sédentarisés, on partage un certain nombre d’institutions et de valeurs communes. Ce qui fait passer de la population au peuple, c’est la sédentarisation. C’est pourquoi les Touaregs ou les Roms qui n’ont pas d’État ne peuvent créer, de par leurs déplacements permanents, des institutions stables.
Or, aujourd’hui, l’on bouge à nouveau avec les migrations des populations. Prenons l’exemple des étudiants venant de France dans le cadre du programme Erasmus. Ils ne sont pas «?étudiants français?», ils sont «?étudiants?». Ils ont fait une année à Londres, une année à Berlin… et donc la notion de peuple est, elle aussi, une notion qui se fragilise. Les Espagnols s’interrogent sur le fait qu’ils soient un peuple, les Belges, inutile d’en parler, les Italiens également. Nous, en France, nous avons la Corse, les Basques… autant de questions que l’on ne se posait pas avant. Sans remonter à Sieyès5 qui se demandait si la bourgeoisie faisait partie du peuple et s’il fallait inclure la noblesse dans le peuple… Pour lui, il y avait?: peuple, Constitution et lois ordinaires. Il considérait aussi que ce serait absurde de penser l’inverse. Ce sont des questions que l’on ne se pose plus, mais qu’il serait peut-être intéressant de se poser à nouveau, ainsi que celle de la relation entre le peuple et la Constitution. État, Constitution, peuple. Là aussi, la pensée courante considère qu’il y a d’abord le peuple et ensuite la Constitution?; c’est le peuple qui fait la Constitution. Et si cette idée – qui a toutes les apparences de la logique – s’avérait fausse??
Ce que je vais proposer peut apparaître absurde ; je le fais néanmoins en me référant à Habermas. L’idée selon laquelle c’est «?le peuple qui fait la Constitution?» nous conduit à dire ensuite que, s’il n’y a pas de Constitution européenne, c’est parce qu’il n’y a pas de peuple européen. Cette idée apparaît pour le moins discutable, à la fois pour des raisons historiques et pour des raisons propres à «?la force magique du droit?».
Dans la mesure où l’Histoire montre à plusieurs reprises que les peuples ne sont pas une donnée naturelle, encore moins une donnée ethnique, il faut à un moment donné pour «?faire peuple?», un certain nombre d’éléments qui relient des personnes qui n’ont pas spontanément des liens entre eux. Au départ, nous sommes tous étrangers les uns aux autres. Le fait d’habiter au même endroit, d’avoir fait la guerre contre d’autres, le fait de créer des institutions, d’avoir établi le droit, tout ceci constitue autant d’instruments générateurs de liens entre les gens leur permettant de se percevoir comme un «?commun?». Un exemple un peu provocateur au passage?: sans Parti communiste, il n’y a pas de classe ouvrière. Pour que la classe ouvrière se pense comme telle, il faut qu’existe une institution qui dise?: «?tu es la classe ouvrière?», sinon il y a «?des ouvriers?». Mais pour que les ouvriers, les uns à côté des autres (la sérialité de Sartre), se pensent en tant que collectif, une institution est nécessaire. D’une certaine manière, l’effacement actuel du Parti communiste fait que la classe ouvrière existe, certes, mais ne sait plus où s’exprimer, puisqu’elle est moins représentée. Je vous rappelle un des discours de Mirabeau (septembre 1789 aux États généraux), où il y a cette phrase?: «?nous avons pris la France, c’était une myriade de peuples?». Qu’est-ce qui va faire –?comme en chimie?– la cristallisation?: c’est la Constitution.
C’est la Déclaration des droits de l’homme qui va énoncer «?Le Peuple français?» qui, d’un seul coup, va se voir comme «?peuple français?», puisque «?c’est écrit?». C’est ce côté «?magique?» du droit que l’on néglige souvent, n’en retenant que le côté technique. Bourdieu disait?: «?il y a une force propre du Droit?» et il poursuivait?: «?c’est de faire advenir ce qu’il énonce6?».
Le maire dit?: «?Paul est marié avec Virginie?», il le dit, ça y est. Lorsque nous mettons un bulletin dans l’urne, il en ressort la volonté générale?!
La Constitution a précisément comme potentialité de faire advenir ce qu’elle énonce. Poser la Constitution européenne permettrait de dire – ce que les Américains ont fait en 1776 et 1789?: We the People «?Nous, le peuple?» (avec cette restriction que l’on ne sait pas si le we est un «?nous?» de majesté ou le «?nous?» de la pluralité des États-Unis). L’idée qu’il faut un peuple européen avant qu’il y ait une Constitution européenne est une idée qui se discute. C’est peut-être l’inverse qu’il faudrait concevoir. Le peuple est peut-être la conséquence et non la condition préalable. Je pense que c’est dans le processus constituant que se constitue le peuple. En France, le peuple français ne se constitue pas en 1789, mais en 1788, lorsqu’on rédige les Cahiers de doléances. C’est alors l’occasion d’un débat dans tout le pays.
Lors du processus constituant, les individus prennent conscience qu’ils partagent un certain nombre de valeurs, qu’ils «?se constituent?» – à tous les sens du terme – en peuple.
C’est sous cette réserve-là que je considère que le moment historique aujourd’hui est un moment qui nous oblige à basculer conceptuellement, intellectuellement, un moment qui nous oblige à changer nos catégories et les lunettes au moyen desquelles nous percevons et pensons notre réalité politique pour en inventer d’autres qui nous permettent de penser notre temps présent. Nous pensons avec des concepts élaborés au XVIe siècle qui ne sont plus d’aucune utilité.
Il faut penser autrement la vie politique qui maintenant se situe au niveau européen, sinon ce sont les marchés qui continueront à gouverner. Ils continueront à le faire parce que – eux – sont unifiés au niveau européen, alors que le politique est divisé au niveau des États. Et bien sûr, les marchés n’aspirent qu’au statu quo. ?
Transcription de l’intervention par Françoise Le Berre